Délocaliser


Pour le Centre de la Photographie de Genève
Sur le travail de Debi Cornwall Welcome to Camp America
Décembre 2016
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Il s’agit de Guantánamo, un nom dont la seule évocation fait frémir, et dont la caractéristique essentielle est qu’il suppose le secret. Il s’agit d’un Black site : un hors-cadre juridique qui permet tous les abus. Il s’agit d’une délocalisation de la violence : une base militaire hors du territoire américain. Un terrain loué à Cuba, depuis 1903, à partir duquel a été lancée l’invasion de Porto Rico en 1898. Il s’agit d’un lieu de meurtres, de suicides, d’exactions, d’humiliations de toutes sortes, où, à la suite des attentats-suicides du 11 septembre 2001 sur le centre financier des Twin Towers à Manhattan, 780 personnes ressortissantes de 48 pays différents ont été détenues sans jugement ni chef d’accusation. Il s’agit d’un laboratoire, au sens clinique du terme, des méthodes de tortures contemporaines. Il s’agit d’un espace de 121 km2, divisé en quatre camps d’enfermement, d’interrogatoire et de sévices, où, comme le fai¬sait remarquer un film de Mickaël Moore, la densité de médecins au km2 est infiniment plus élevée qu’aux Etats-Unis. Et ces médecins n’ont pas vocation thérapeutique. Il s’agit de ce qu’Amnesty International qualifie de « goulag moderne. » Il s’agit d’un labyrinthe kafkaïen de la bureaucratie illicite et du déni de droit.

1. Industrie du tourisme et industrie policière

Le travail de Debi Cornwall s’intitule Welcome to Camp America, bienvenue au Camp Amé-rique. Il s’agit d’abord d’images de piscines et de terrains de jeux aux couleurs éclatantes. Un camp de vacances, pour un camp de détention. Une étrange collusion s’y installe d’emblée entre l’industrie touristique du divertissement et l’industrie policière de la violence politique. L’une étant à la fois le masque de l’autre et son euphémisation. Des palmiers, des toboggans, une eau turquoise, mais un ciel où s’accumule le trouble des nuages. Des rideaux bleus saisis dans une géométrie de la fermeture et du secret. Et puis, une sorte de bouée monstrueuse à visage de bande dessinée humanoïde, résonnant comme l’irruption d’un Disneyland. Suit un document partiellement rayé et occulté. Ensuite un dispositif d’insonorisation aux mêmes tons vifs. Après, la photo à demi effacée d’un adolescent à peau foncée. Et enfin des chiffres en colonnes, suivis de masques de texte rectangulaires noirs. Puis un certain nombre de docu¬ments, signalés comme « déclassés ». Et de nouveau la géométrie des bleus et des jaunes, des toiles de tente impeccablement tendues, le jaune des bancs métalliques et le blanc des fau¬teuils inclinables en plastique. Toute une inquiétante étrangeté qui renvoie au familier du parc d’attraction, entrecoupé de bribes de phrases attestant de situations vécues, comme un procès-verbal à typographie de machine à écrire.
Progressivement, l’attraction se fait plus lointaine et le dispositif carcéral plus proche. Un bonhomme Ronald Mac Donald y surgit dans un garde-à-vous militaire, entre des échelles métalliques. Et des cartouches de cigarettes détaxées s’alignent sous les néons.

Progressivement, les impressions de « Happy holidays » font place à l’omniprésence des clô-tures métalliques et des équipements de nettoyage. Les poissons suspendus aux murs incurvés comme ceux d’un bathyscaphe, les reflets qui brouillent la perception des images, un dos en tenue militaire qui fait son apparition dans un coin de bistrot, des morceaux de murs non identifiables, des coins de tapis de prière.

2. « Bad people » et réalité de la richesse migratoire

Une peluche de « Guantánamo-Bay-Cuba » destinée aux touristes fait une apparition dérisoire en oiseau de mauvais augure. Et soudainement, le mobilier de plage se peuple de silhouettes en treillis.

Et puis, intercalés, des portraits d’hommes vus de dos, dans les lieux de vie qu'ils habitent maintenant - en Algérie et en Egypte, en Albanie, en Slovaquie, en Allemagne, en France, en Irlande, au Royaume-Uni et au Qatar - et les mots qui les accompagnent, parfois adressées à la photographe, qui expriment précisément leur difficulté à vivre dans leur pays à nouveau :

Hello Debi
I am so sorry I cannot meet with you, I am going through a difficult time lately I don’t talk to people even to my own family only when I have to. After my transfert from GTMO to Algeria I was living a very difficult time but then I started to feel some improvement but then I feel I am crashing, if the circumstances were different, I will be very happy to meet with you, sorry.
I wish you a good trip and a nice time in Algeria.
Sincerely, Djamel

L’objet à l’effigie de Guantánamo, est-ce une montre, des menottes ? Et l’autre dos, massif et défait, d’un ancien prisonnier devant une grand roue. Les mots des personnes ne disent rien d’autre que l’incompréhension totale de ce qui leur arrive. Une humanité qui tente juste de résister à ce moment de violence existentielle, à ce risque de défaite, à la mémoire de l’arbitraire carcéral. Tous ont été relâchés en l’absence de charge… mais tous voient leur vie à jamais chargée de l’énoncé même de cette absence.

Welcome to Camp America entrecroise ces morceaux de vies absurdement mises en danger de perte de dignité et de mort, avec une omniprésence militaire, aussi menaçante que l’omniprésence touristique sur nos propres vies. Des murs de fausses forteresses font écho à ceux du vrai système d’incarcération. Et l’ouvrage met en évidence une autre délocalisation de la violence carcérale « antiterroriste » dans les pays européens. Cela nous dit ainsi, par la fore de l’esthétique, ce que signifie réellement un « état d’urgence ». Une politique « de lutte contre le terrorisme » ou un « droit d’exception » : non pas ce qui protège de la violence, mais ce qui la produit et permet sa reproduction par l’accoutumance. Et ce qui fait muter toutes les sociétés contemporaines dans une paranoïa du contrôle et de la surveillance.

Un homme tourne son dos à l'objectif, tandis que des adolescents font du skateboard autour de lui. Un autre regarde les vestiges d’un paysage. Mais des images plus anciennes, moins nettes, issues de la photographie de famille amateur, nous racontent les enfants qu’ils ont été.

Et ce monde-miroir témoigne aussi de la multiplicité des origines et des parcours : Chinois envoyés en Albanie, Ouzbeks envoyés en Irlande, Algériens de France, Tunisiens envoyés en Slovaquie, un Australien d'Egypte, un Soudanais au Qatar, ils sont pleinement représentatifs de la réalité pluriculturelle du monde contemporain, de la richesse des croisements et des ef¬fets de mixités, de la pluralité omniprésente des processus d’exils et de migrations. Mais ce qu'ils ont en commun est la culture musulmane qui a largement motivé leur précipitation dis¬criminatoire dans l’ultra-violence de Guantánamo. Et ainsi, de ce monde de négationnisme politique et de sa brutalisation, émerge, envers et contre tout, la richesse réelle de ces par¬cours, la surprenante diversité de ces lieux qui ne sont montrés que dans la relation avec ceux qui en font centre.

3. Rigueur documentaire et culture pop

Debi Cornwall fait ainsi le choix d’une esthétique qui entrecroise la rigueur documentaire à l’hyperréalisme de la culture pop, et qui fait résonner l’impeccable construction géométrique des espaces et l’ironie du kitsch. Un travail où alterne la focalisation sur les objets de la cul¬ture touristique et la prise de recul sur les espaces de la déréliction sociale. Une manière quasi-musicale de construire les contrepoints par lesquels elle produit un véritable effet de saisissement réflexif. Comme si Martin Parr y prenait rendez-vous avec Stephen Shore. La pop culture américaine, celle de Rauschenberg ou celle d’Andy Warhol, y rencontre le dé¬pouillement du cinéma politique de Robert Kramer. Learning from Las Vegas de Robert Venturi et Denise Scott-Brown, sorti en 1972, travaillait le sens politique des formes archi¬tecturales mineures dans leur omniprésence signifiante. On peut dire ici que Debi Cornwall apprend autant de Guantánamo, que Venturi de Las Vegas.

Mais ce travail, en dépit du caractère percutant de sa forme, n’est nullement formaliste. Et les images y travaillent avec les textes dans la confrontation d’une esthétique de l’archive et d’un travail spécifique sur les polices de caractère. Debi Cornwall est aussi juriste, et sa recherche sur les documents textuels rencontre ici son travail de photographe documentaire. À cet égard, elle use de façon particulièrement percutante des entrecroisements entre ses propres prises de vue et les photos d’enfance des anciens prisonniers ; entre les inscriptions des pan¬neaux de signalisation et la typographie de machine à écrire signalant les paroles des per¬sonnes ; entre les documents d’archive déclassés et les slogans publicitaires, pour créer aussi un effet d’écriture qui vient potentialiser l’effet d’image. On peut dire, à cet égard, qu’elle radicalise le travail de Taryn Simon sur l’archive, en usant de ses propres entretiens et de sa présence réelle, non seulement sur les lieux interdits de Guantánamo où son métier de juriste a pu lui donner certains accès, mais sur les lieux de vie des personnes libérées qu’elle a voulu suivre et retrouver, et avec lesquelles ses quelques échanges n’ont pas seulement valeur d’attestation, mais font aussi acte de solidarité.

Il y a aussi ces gradins du « team GTMO » : l’effet de communication qui permet que Guantánamo apparaissent comme un lieu non seulement avouable, mais même, spectaculai-rement intéressant, pour un public de journalistes auquel on prépare des gradins, à la manière de l’amphithéâtre universitaire ou du théâtre grec. Ou tout simplement pour un public de ju¬ristes et de militaires intéressés au laboratoire qu’il constitue.

Le lit étroit dans l'angle, les chaînes de contraintes : est exprimé, à travers le regard de la photographe, à la fois l’exigence constructiviste de l’image et la précision du détail. Mais ce qui fait sens est bien le montage de l’ensemble, la manière dont s’y articulent des modalités différenciées de rapport à l’image et des modalités différenciées de rapport au texte, dans une perspective résolument critique. À aucun moment on ne bascule ni dans une complaisance kitsch, ni dans une dépolitisation du sujet, ni dans les effets téléphonés du reportage de maga-zine, ni dans l’ennui soporifique de l’obsession archiviste. Le travail est sans cesse sous ten¬sion, sans temps morts, tenant la ligne d’une progression sans narration, qui nous fait passer du clinquant kitsch du camp de vacances américain à la déréliction trash des faubourgs des pays du Sud, où se lit au final une seule et même trahison du politique.

4. Une part des sans-part

Les angles de murs, les plinthes, les coins d’oreiller, peuvent nous en dire autant sur la réalité du politique que les nuques rasées et les treillis enfoncés dans les bottes. Et que cette figure soit précisément celle de la « legal entrance » nous dit très clairement que la brutalité militaire est venue prendre le relais d’une pensée du politique. Le philosophe Jacques Rancière écri¬vait ainsi dans La Mésentente :

On appelle généralement du nom de politique l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution. Je propose de donner un autre nom à cette distribution et au système de ces légitimations. Je propose de l’appeler police.

Mais il ajoutait :

Je propose maintenant de réserver le nom de politique à une activité bien déterminée et antagonique à la pre-mière : celle qui rompt la configuration sensible où se définissent les parties et les parts ou leur absence par une présupposition qui n’y a par définition pas de place : celle d’une part des sans-part.

Le livre de Debi Cornwall fait bel et bien valoir ici, par les différents régimes d’image qu’il met en œuvre, cette « part des sans-part ». Il est clair ici que les « sans-part » sont justement ces sujets réputés subalternes, issus du monde post-colonial : non pas les dirigeants arabes nantis de la rente pétrolière et des collusions avec les dirigeants occidentaux, que quelques images nous font voir dans les lieux de pouvoir parfaitement désignés où se prennent leurs décision ; mais ceux que cette rente même a expulsés de leurs pays d’origine, et qu’on pourra ainsi impunément accuser de « terrorisme » sans leur dire quelles charges pèsent réellement contre eux, jusqu’à ce qu’ils « parlent » sous la torture ou soient relâchés tout aussi arbitrai¬rement pour défaut de preuve. La série photographique de Taryn Simon intitulée Les Inno¬cents mettait en scène des personnes qui avaient été réellement victimes d’erreur judiciaire, sur les lieux mêmes des crimes dont ils avaient été injustement accusés. On peut dire que la part de l’ouvrage de Debi Cornwall sur les personnes libérées de Guantánamo renvoie un écho puissamment politique aux Innocents.

Et tout à coup, les aires de jeux, les pistes de bowling, sont affectées de la connotation des couloirs de prison et de l'aspect clinique des centres de torture. De même, les bureaux d’entreprise photographiés par Lynne Cohen, dans la netteté de leur cadrage et la raideur sculpturale de la lumière, étaient-ils contaminés, affectés de la froideur décapante des salles de laboratoire.

Dans le travail de Debi Cornwall, une poignée de porte anodine avoisine, comme dans un collage, le bras d’une femme militaire aperçue sur une photo précédente. Et cet accolement suffit à rendre l’image inquiétante.

Seules les dernières pages nous montrent clairement les fils barbelés, les clôtures et la réalité technique de l’enfermement, de même que seule une vue plongeante éloignée nous a montré précédemment la silhouette imprécise d’un prisonnier traîné de force par des uniformes.

En France, où l’on a rasé cette année même une autre sorte de camp, le camp de réfugiés de Calais, la municipalité a décidé de construire sur cet emplacement le parc d’attraction Heroïcland. C’est de ce type de perversion du politique et des complicités entre l’industrie du divertissement et celle du contrôle, entre l’industrie du tourisme de masse et celle de la vio¬lence armée, dont nous parlent aussi les images de Debi Cornwall. Et de ce fait, c’est le con¬cept même de camp qu’elle nous pousse à interroger, tandis que son livre sur la violence poli¬cière attestée par les propos qu’elle rapporte, se structure autour des objets-souvenir en pe¬luche de la baie de Guantánamo. L’anthropologue Michel Agier écrivait dans l’introduction au livre Un Monde de camp, à propos de ce qu’il appelle « l’encampement du monde » :

Les camps sont en train de devenir l’une des composantes majeures de la « société mondiale », et le lieu de la vie quotidienne de dizaines de millions de personnes dans le monde.

C’est donc bien de ce monde que nous parle le livre de Debi Cornwall, et c’est ce monde qu’il nous fait éprouver par la force de l’esthétique : le pouvoir comme mise en spectacle du monde qui permet d’en occulter d’autant plus profondément le secret. Guy Debord écrivait en 1967, dans La Société du spectacle :

L’origine du spectacle est la perte de l’unité du monde, et l’expansion gigantesque du spectacle moderne ex¬prime la totalité de cette perte. (…) Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde et lui est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation.

Et le photographe américain Lewis Baltz lui répondait, non seulement par son œuvre, mais par un texte, de 1992, intitulé « City Limits » :

Debord offers an option, if not an encouraging one : the spectacle can be criticized (only) in the language of the spectacle.

La délocalisation du travail, comme la délocalisation des camps et des prisons, comme la dé-localisation des frontières mêmes par ce qu’on appelle leur « externalisation », sont au cœur des processus de globalisation qui sont les formes contemporaines, inassignables, protéi¬formes, de la domination politique. Et désigner cet irréparable nous semble ici être l’objet d’un travail sur l’image : penser le politique par la puissance d’une esthétique qui discrédite l’usage de sa déshumanisation policière et de son spectacle.