CONFLITS DE VALEURS ET DYNAMIQUE D’ÉCHANGE


Catalogue des artistes en résidence à Glenfiddich, août 2002

Que faire avec la nature ? Dans cette question s’enracine toute culture, dans la mesure où elle se définit comme un processus alternatif de domination de l’ordre naturel et de négociation permanente avec lui.
Il semblerait alors qu’on ait deux modes différents de cette relation conflictuelle à la nature, deux manières antagonistes d’affronter le problème qu’elle pose : l’un, symbolique, qui passe par la production artistique et détermine de la valeur esthétique; l’autre, matériel, qui passe par la production économique et détermine de la valeur financière. C’est précisément de la rencontre entre ces deux modes de production que naît ce qu’on appelle le mécénat : une sorte de contrat entre l’art et l’institution entrepreneuriale, par lequel l’artiste gagnerait une valorisation financière de son travail, et l’entrepreneur une valorisation symbolique de son image, dont il serait en droit d’attendre ultérieurement un retour financier.
Or, à y regarder de plus près, il apparaît que les parts du réel et du symbolique sont beaucoup plus entremêlées qu’on n’aurait pu l’imaginer, beaucoup plus intriquées que les discours respectifs ne le laissent entendre. C’est à cette relation corrélative d’antagonisme et d’interdépendance qu’on voudrait s’attacher ici.

1. Nature et représentation

Vivre, pour les animaux récemment humanisés que nous sommes, c’est toujours faire cette expérience d’une distance conflictuelle avec la nature. Jamais dedans, jamais avec, mais jamais non plus à l’extérieur; toujours obligés de nous référer à elle, de la neutraliser pour survivre et en même temps de la reconnaître pour nous identifier. Nos moyens de survie ne sont pas naturels, ils sont économiques; nos moyens de plaisir ne sont pas naturels, ils sont esthétiques. Et c’est entre ces deux pôles que passe ce qui pour nous est à la fois le plus vital et le moins biologique : la représentation que nous avons de notre présence dans le monde et des interactions qui la constituent.
Distance attractive à l’égard de la nature, distance attractive à l’égard des phénomènes culturels : l’émotion esthétique se construit sur ces complexités contradictoires, et l’esthétique contemporaine tend à en radicaliser la représentation.
L’art est en effet un phénomène culturel au même titre que l’économie, puisque la production esthétique est l’une des manières dont l’humanité impose sa marque à l’environnement en affirmant son pouvoir sur la nature. Mais toute production esthétique ne peut exister qu’en relation à un système économique qui la sous-tend et qu’elle représente, dans une logique réciproque de production de valeur.
L’affirmation d’une hétérogénéité irréductible entre production artistique et production économique, l’une du côté de l’imaginaire et l’autre du côté du réel, apparaît donc bien comme une fiction idéaliste; mais tout autant apparaît comme une fiction matérialiste l’affirmation de leur identité constitutive.
Ce n’est en effet pas seulement que l’art (ou l’artiste comme producteur d’art) ait besoin d’argent pour subsister. C’est que la première fonction du financement est celle d’une reconnaissance symbolique du résultat de la production comme oeuvre d’art. Et nul ne peut prétendre au statut d’artiste si la reconnaissance de la communauté ne passe pas par une forme de financement de son travail.
Ce n’est pas non plus seulement que l’entreprise ait cyniquement besoin de l’image de l’artiste pour se vendre. C’est que la fonction de l’art, comme producteur de valeur intellectuelle, fait aussi accéder l’entreprise à une autre forme de reconnaissance communautaire.

2. Le déni de réalité

Si l’on examine maintenant ce que représente précisément un produit économique comme le whisky, on se rend compte que sa matérialité même disparaît sous un abyme de représentations : il existe bien davantage par ses dimensions symboliques que par sa réalité concrète.
Son histoire, telle qu’elle se raconte, est en effet le produit d’une reconstruction fictionnelle dans laquelle la production industrielle du XIXème s’approprie corrélativement les symboles du monastère médiéval et les vertus rurales de la clandestinité des Highlands. Dans laquelle un processus chimique mathématiquement calculé et mécaniquement organisé s’identifie par la revendication d’une naturalité originelle : celle de ses matières premières (l’orge, l’eau de source) ou celle de son environnement paysager (les collines, les rivières, la végétation).
Le processus de dégustation lui-même ne fait pas intervenir l’immédiateté de la sensation, mais la secondarité de ses références, par une série de représentations analogiques (le fumé, le fruité, le cuir...).
Toutes ces réélaborations secondaires ne sont qu’autant de dénégations de la réalité de l’objet : une façon de renaturaliser par la représentation un objet dénaturé par essence. Car si l’on entend par art une forme de savoir-faire qui permet d’utiliser les matières premières fournies par la nature à des fins utilitaires pour l’homme, alors, évidemment, la fabrication du whisky, avec ses étapes successives de germination, de brassage, de distillation, de macération, de coloration par le contact d’une barrique précédemment utilisée pour d’autres produits, est par excellence un art au sens technique du terme, c’est-à-dire une invention d’artifices dont le processus n’a rien de naturel, et dont le résultat est à tous égards culturel.

Mais, plus encore, c’est une technique dont la fonction même n’est pas utilitaire. Ni nourrissant, ni même diététiquement recommandable (il est l’un des facteurs les plus courants de ce qu’on appelle “l’alcoolisme mondain”), le produit a la fonction assignée de tout temps à cette immémoriale invention humaine qu’est l’alcool : celle de substituer ,au besoin biologique de l’hydratation, le désir culturel de la sensation. Désir esthétique par excellence, qui transite par le symbolique et a pour premier effet de nous abstraire du réel.
C’est précisément cet effet déréalisant qui est la première forme du sentiment esthétique, tout autant que la première manifestation du pouvoir de l’alcool.
L’art produit en effet exactement cette forme de déréalisation qui subvertit notre rapport à la nature en le reconstruisant, et substitue la fonction représentative à la présence effective du monde. C’est donc bien aussi dans la ligne d’une appartenance du produit au registre esthétique, qu’on peut situer la rencontre entre l’entreprise et les artistes. Et c’est du reste précisément à la satisfaction du “goût”, jugement essentiel dans la définition kantienne de l’art, que vise la production du whisky.

3. Deux univers antagonistes

En même temps cependant, cette rencontre apparaît totalement paradoxale, et presqu’improbable, dans la mesure où, de ce registre esthétique, elle fait saillir deux dimensions radicalement antagonistes.
Dans l’image du whisky en effet, l’esthétique convoquée est éminemment traditionnaliste : référée à l’icône virilement bucolique du cerf ou à la tradition culturelle du tartan, elle convoque une histoire de l’Ecosse revisitée au XIXème par la fantasmatique romantico-victorienne de Walter Scott. Double esthétique, du confort de la dégustation et de la rudesse des moeurs ancestrales auxquelles elle se réfère : le moelleux des tissus et la primitivité de la tourbe. Une dualité qui ne cesse de marquer la tradition écossaise tendue entre ses contradictions fondatrices. L’esthétique se spécifie ainsi dans la revendication d’un territoire originel, d’un enracinement dans l’héritage culturel. Héritage culturel lui-même magnifié par la mise en évidence d’une filiation familiale, incluant, par la transmission héréditaire de la fonction, une connotation plus marquée aux féodalités ancestrales.
On peut donc difficilement imaginer rencontre plus incongrue qu’entre cette esthétique et celle de l’art contemporain. D’abord parce que tradition et modernité sont déjà dans leur essence deux concepts radicalement opposés : l’esthétique contemporaine revendique sa rupture avec la tradition, et assume l’ironie ou la distance comme des conditions premières de la production esthétique. Dans son idéologie moderne comme dans ses tendances post-modernes, elle revendique un nouvel usage des formes et des genres, et des positions transgressives à l’égard des conventions. S’il n’y a évidemment pas un art contemporain unifié (ce qui contredirait l’idée même de création), on peut cependant repérer des constantes dans les positions artistiques qu’on qualifie de contemporaines, et ces constantes semblent exactement antagonistes de celles qui constituent les références esthétiques d’une entreprise de production de whisky écossais. Non seulement parce qu’elles opposent un registre transgressif à un registre traditionnel, mais parce qu’elles s’inscrivent dans une dynamique internationale et dans l’exploration de thématiques universalisantes, liées en outre majoritairement à l’urbanisation et fort éloignées d’une contextualité rurale.
Nier l’antagonisme entre ces deux univers esthétiques, au profit d’une sorte de consensus aléatoire, serait précisément réduire cette rencontre à l’échange d’un financement contre une étiquette de sponsor, à la manière du dossart d’une eau minérale sur le torse d’un coureur cycliste. Or ce n’est pas seulement de l’argent qui est proposé à l’artiste, non plus qu’une simple plus-value pour l’entreprise. Il s’agit, plutôt que d’un échange matériel qui placerait évidemment le mécène en position dominante, d’un véritable échange symbolique dans lequel le besoin de reconnaissance est parfaitement réciproque.

4. Spéculation et symbolisation

Si en effet toute culture est, comme on l’a vu, un processus de symbolisation, y compris dans ses aspects les plus radicalement matériels, alors c’est précisément l’accès au symbole qui constitue le premier facteur de valorisation. Toute la linguistique contemporaine depuis Benveniste ne cesse de l’affirmer : par la construction du langage qui fonde toute culture, les communautés humaines ont définitivement opté pour un mode d’organisation et de reconnaissance qui privilégie le symbolique au détriment du réel. Préférer l’honneur à la richesse, la dignité à la survie, la liberté à la sécurité, c’est toujours préférer la représentation à la matérialité, et fonder son existence sur l’abstraction du signe. Ainsi est-ce seulement le langage qui fonde les valeurs économiques, au même titre que les valeurs esthétiques. Parfaitement éclairante est à cet égard l’origine même du terme de spéculation. Du même sens que le mot grec “theoria”, le latin “speculatio” signifie l’activité de contemplation au sens intellectuel du terme, la réflexion mentale et abstraite par opposition à l’action pratique et concrète. Que ce mot serve actuellement dans la plupart des cas à désigner une activité économique montre à quel point les enjeux financiers sont toujours prioritairement des enjeux symboliques, et à quel point l’enrichissement se joue beaucoup plus dans sa représentation sociale que dans sa réalité matérielle. Au début du XXème siècle, dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber présentait cette corrélation entre le matériel et le symbolique en liant dans l’idéologie religieuse la représentation du gain à celle de la grâce divine. Ainsi la spéculation se présente-t-elle comme un jeu symbolique sur la représentation de la matière (il s’agit en particulier de la côtation des matières premières), qui menace toujours de se retourner contre le joueur, et dans lequel de ce fait le désir même du gain ne peut se fonder que sur le renoncement à sa matérialité. Spéculer, c’est anticiper, c’est-à-dire sacrifier le présent au futur, ou le réel à l’imaginaire. Or c’est précisément sur cette activité symbolique que se fonde une part de ce que l’Ecossais Adam Smith appelait déjà au XVIIIème “la richesse des nations”.

5. Valeur esthétique et valeur marchande

Le terme emblématique de ce rapport symbolique au réel est précisément la notion de “valeur”, dont la signification est radicalement symbolique puisque c’est une signification substitutive. La valeur marchande signifie la reconnaissance d’une homogénéité intellectuelle entre deux hétérogénéités matérielles, qui permet de reconnaître leur différence en termes d’équivalence. L’établissement de la valeur est donc une détermination proprement abstraite, qui contredit la perception concrète des différences. Or c’est précisément sur cette détermination que se fonde l’organisation monétaire, la circulation des biens matériels et la possibilité même de l’échange. Et c’est le même terme de valeur qui sert à désigner les référents moraux d’une culture, les fondements abstraits sur lesquels elle se construit et par lesquels ses ressortissants se reconnaissent.
La reconnaissance de l’artiste passe ainsi par la valeur marchande accordée à son travail, mais cette évaluation financière a d’abord une fonction symbolique, autant pour l’artiste que pour l’acheteur, puisque c’est la reconnaissance réciproque qu’ils se donnent de leur valeur qui est en jeu. En témoigne cette sorte de frénésie hystérique qui peut s’emparer de la côte d’une oeuvre, et qui n’est rien d’autre qu’une double forme de sacralisation : le sacre de l’artiste dans sa côtation représente peut-être moins la marchandisation de l’art que l’esthétisation de l’argent. Il ne s’agit évidemment pas de nier les intérêts financiers qui sont en jeu derrière cela, mais de les interpréter aussi comme l’une des manifestations de cette permanence totalement émotionnelle qu’est le désir du symbolique. Et de voir l’irruption terriblement passionnelle d’un irrationnel dans le glacial agencement de la rationalité économique.
A cet égard, le pouvoir économique peut être mis en balance avec ce qu’il est permis d’appeler le pouvoir esthétique : il y a bien une équivalence symbolique entre la puissance de l’entrepreneur et celle de l’artiste. Deux manières d’entrer en conflit avec l’ordre de la nature, deux expressions culturelles de la production, ou, pour employer un terme plus prométhéen, de la création. Mais, plus encore, deux modes d’accès au symbolique. Deux figures d’identification dans la reconnaissance communautaire.

6. Territoires de l’art contemporain

Mais ces deux figures déterminent elles-mêmes deux territoires d’intervention radicalement hétérogènes. Car le territoire de l’esthétique contemporaine n’est pas déterminé par des lieux géographiques, mais par des topologies mentales; des manières d’être au monde, ou d’être en retrait par rapport à lui, en position corrélative de présence et de résistance. Dans le cadre de la résidence offerte par l’entreprise, c’est la variété de ces territoires qu’on voudrait ici brièvement aborder, dans la mesure même où elle ouvre un nouvel espace de reconnaissance dans la géographie territoriale d’une organisation économique.
Dynamique permanente d’absorption et de liquidation recyclante du réel pour Dan Mihaltianu; ironie identifiante de la représentation animale pour Kenny Hunter; élaboration fictionnelle de la relation numérique entre les lieux pour Suzan Allison; dimension protéiforme de la circulation d’un médium artistique à l’autre pour Wolfgang Capellari; rapport d’équilibriste à la précarité des lieux et des objets pour Michael Kienzer; écarquillement rugueux sur la permanence imperceptible qui sous-tend le mouvement pour Philippe Bazin.
Tous ces territoires ont en commun le décalage absolu qu’ils déterminent par rapport au lieu. Mais en même temps, ils entrent en résonance avec lui, créant de nouvelles dynamiques d’interaction. Rapport à l’environnement naturel ou culturel, au paysage, à l’activité de l’entreprise ou à sa configuration, à la mémoire historique des sites, sont autant de façons dont se marque, dans le travail de l’artiste, sa présence à la réalité du lieu ou la distance qu’il cherche à y maintenir, se plaçant ainsi lui-même dans une véritable injonction paradoxale.
Car l’art, hors de sa perversion académique, n’existe que par le décalage qu’il introduit dans la réalité sociale, dans le porte-à-faux qu’il institue face aux réalités économiques, dans le jeu de singularité qu’il oppose à l’attente et à la convention, se plaçant dans la double nécessité de la reconnaissance culturelle et de l’affirmation d’une différence.

Ainsi, dans l’échange symbolique de valeurs que constitue l’organisation d’une résidence, c’est bien d’une demande réciproque de reconnaissance qu’il s’agit toujours. Double reconnaissance dans laquelle l’image de l’entreprise et l’image de l’artiste doivent entrer en confrontation, c’est-à-dire reconnaître leur altérité pour pouvoir fonder leur rencontre.
Créer un espace de vitalité esthétique dans un lieu de vitalité économique, c’est d’abord, on l’a vu, penser cet espace dans son autonomie territoriale; mais c’est aussi le penser comme un potentiel dynamisant pour ce que la philosophe Hannah Arendt appelle au sens noble la “publicité”, c’est-à-dire la responsabilité assumée d’une visibilité publique. Or cette démarche de visibilité, c’est-à-dire d’incarnation ou de réalisation du symbolique, n’est rien d’autre que la fonction même de l’art.
Que ces enjeux soient d’ordre axiologique, c’est-à-dire liés à la question déterminante des valeurs dans tous les sens qu’on peut accorder à ce terme, montre ce qu’il y a de fondateur dans cette rencontre, puisque pouvoir économique et pouvoir esthétique ne sont rien d’autre que les deux premières formes de dépendance ressenties dans cette initiation à l’humanité que constitue l’épreuve de la puissance parentale. Deux pôles de notre accès commun au symbolique, et dès lors aussi de la construction la plus intime de notre imaginaire.

© Christiane Vollaire