Controle exposé


Sur l’exposition Caméra (auto) contrôle
Centre de la photographie de Genève. Du 1er juin au 31 juillet 2016
Pour la revue Diakritik, Juin 2016
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L’exposition présentée par le Centre de la photographie de Genève ne porte ni sur un artiste, ni sur un objet ou un domaine que la photographie explorerait en tant que medium. Elle porte sur un dispositif dont la photographie est l’opérateur par excellence : celui de la surveillance. C’est de ce point de vue une exposition véritablement conceptuelle. Mais en même temps, l’exploration des dispositifs plonge dans un bain d’images qui, même si nombre d’entre elles n’ont originellement pas vocation esthétique, produit un véritable environnement esthétique, faisant surgir comme objet d’un regard artistique le milieu dans lequel nous sommes immergés sans même songer à le voir. Elle produit aussi un environnement sonore : celui des grésillements technologiques, ou des voix superposées d’une salle à l’autre, d’une vidéo à une autre, d’un montage auditif à un autre.
C’est donc bien de processus de subjectivation, au sens où les travaillaient Deleuze et Foucault, qu’il est question ici : le dispositif de contrôle, intégré par ceux qui en sont l’objet, devient lui-même l’objet d’une réflexivité. Et cette circularité du contrôle est subjectivante au double sens du terme : elle assujettit, mais elle produit aussi de nouvelles formes de pensée qui échappent à l’intention des systèmes de pouvoir eux-mêmes, ou sont à nouveau récupérées par eux. La circularité est de cette manière rigoureusement infinie, dans une boucle qui n’est jamais bouclée mais ouvre toujours sur un nouveau cercle.

1. Le baroque de l’outil informatique

Cette dimension proliférante, c’est ce qu’on pourrait appeler le baroque de l’outil informatique : la manière dont la production de l’information est indéfiniment reproductible, remodelable, remodulable, productrice de nouvelles analogies, de nouvelles mises en abyme, de nouveaux effets de miroir. Cette résonance du baroque et des systèmes d’information est particulièrement mise en évidence par le montage vidéo du collectif FACT, No Picture, no glory, or the Triumph of apophenia, présenté à l’entrée de l’exposition. Évoquant (sous un tout autre angle) le travail de Thomas Struth sur les visiteurs de musée, il montre des spectateurs se prenant en photo ou se filmant eux-mêmes avec leurs smartphones devant des oeuvres baroques. Et du coup, c’est une replication de l’esprit baroque lui-même, de ses jeux de miroir et de ses proliférations, à laquelle on assiste : les visages, les mains du présent ne se distinguant presque plus de ceux du passé, l’effet photographique ne se distinguant presque plus de l’effet pictural. Car ce que nous dit le baroque, c’est que la prolifération manifeste l’accumulation du pouvoir.
Ce baroque, c’est aussi celui du mur de selfies récupérés par Willem Popelier, d’adolescentes se trémoussant en chœur devant une caméra de supermarché, ou celui des écrans multiples disposant au sol des images érotiques autoproduites sur internet, dans une fluidité de la circulation et de la consommation des images collant au modèle de ce que Zygmunt Bauman appelle « la vie liquide ». C’est aussi la proposition kitsch du collectif GRAM, « à la manière » des paparazzis complices des peoples qu’ils poursuivent. Autoproduction de soi, exhibitionnisme faisant écho aux pulsions scopiques du voyeurisme, sont toutefois, dans l’exposition, doublement remis en perspective : d’une part par les œuvres qui les utilisent comme matériau artistique ; d’autre part par les dispositifs de contrôle sur lesquels cette exposition vise à porter un regard critique : la mise en scène narcissique est corrélée aux récupérations policières ; le smartphone ou la caméra intégrée de l’ordinateur, mis en circularité avec les caméras de surveillance ou l’omniprésence des drones. Et, pour les drones eux-mêmes, l’usage ludique réinterrogé par l’usage militaire. Et cet usage militaire lui-même réinterpellé par l’usage transgressif. Le drone qui traverse la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, dans l’œuvre d’Adrien Missika As the coyotte flies, permet de saisir la violence du paysage à laquelle des migrants mexicains sont quotidiennement affrontés, mais aussi de voir la dérision et l’absurdité du mur meurtrier qui y est érigé. Quelques espaces plus loin, Coïncidence de Clément Lambelet est un mur d’images récupérées à partir de drones militaires dont les frappes visualisent leurs propres « dégats collatéraux » (brutale euphémisation du meurtre massif des populations civiles) en Afghanistan . Une mise en lumière de ce que le philosophe Grégoire Chamayou, dans la suite de ses deux travaux précédents sur Les Corps vils (2008) et Les Chasses à l’homme (2010), analysait en 2013 dans Théorie du drone comme légitimation perverse et discriminante du meurtre à distance, en posant la question : « Où est le sujet du pouvoir ? »

2. Des rondes de nuit, de l’optique et de la surveillance

Les techniques de détection font aussi l’objet d’une reprise artistique : Nicolas Crispini détourne de deux façons différentes, à quatorze ans de distance, la technologie radiographique utilisée par les polices aux frontières pour repérer les migrants clandestins : en 2001, dans la grande bâche de six mètres de long qui s’étend sur la façade du musée, dont les onze silhouettes fantomatiques de migrants en attente évoquent de façon troublante le dispositif pictural de la Cène ; en 2015, dans le caisson lumineux où apparaît un corps recroquevillé en position fœtale dans l’espace contraint d’une valise. Les deux images constituent l’œuvre Ronde de nuit, dont le titre ne se réfère pas seulement au tableau de Rembrandt représentant les milices d’Amsterdam, mais à l’œuvre photographique de Lewis Baltz qui le citait déjà dans les années quatre-vingt-dix, pour mettre en scène les technologies de surveillance contemporaines. Le JVA Panoptikon de Jules Spinatsch, saisi et reconstruit à partir de l’univers carcéral, semble aussi, dans sa forme, référé au travail séminal de Baltz.
Ce que ce travail montre aussi, c’est que l’affirmation du pouvoir est corrélative du secret de sa source. À cet égard, les figures devenues médiatiques des diffuseurs du secret (Snowden ou Assange, naïvement héroïsés) ont bien moins de puissance symbolique que ce Bilderberg autour duquel Giacomo Bianchetti trace son parcours en désignant les menaces policières auxquelles soumet le seul fait de s’en approcher.
La pensée baroque de Leibniz, dans la Monadologie, née dans la grande période des travaux sur l’optique au XVIIème siècle, tentait une représentation de l’univers dans les unités dissociées d’une pluralité de monades closes sur elles-mêmes, sans qualité intrinsèque, mais répercutant chacune comme en miroir une réfraction du monde à l’infini. On peut ainsi concevoir cette exposition comme une monadologie, et se sentir saisi par cet effet de diffraction continue dans un dispositif dont on ignore les contours, qui n’a pas de centre et dont le système de pouvoir est multiple et désubjectivé, produisant des effets de domination sans la recentration d’une souveraineté. L’œuvre de Gary Hill est à cet égard emblématique : un dispositif de prises multiples, dont chaque élément optique renvoie le spectateur à son propre regard sans perspective et sans objet. Une sorte de système d’aveuglement par la réflection.

3. La position d’auteur dans l’exposition du contrôle

Mais plus généralement, c’est la position de l’artiste qui est interrogée ici, dans la mise en crise de son propre rapport à un objet déterminé, à une maîtrise du processus de production, à une adresse de l’œuvre au spectateur, à une commande, à une intention, et au final, selon la formule d’Harald Szeeman, à la manière même dont « une attitude peut devenir forme ». Les images téléchargées sur internet par Kurt Caviezel pour The Users sont autant de ready-made dont la production accumulative fait mur, ou fait tableau autant dans le sens statistique de la série de cases que dans l’agencement aléatoire des formes et des couleurs. Celles de Joao Castilho pour Pulsion scopique rendent indéterminée la place du regardeur autant que la fonction de l’auteur.
Et au final, c’est la position du commissaire lui-même qui pourrait être mise en crise dans le dispositif de l’exposition. L’ (auto) contrôle n’est en effet nullement un auto-contrôle. Mettant entre parenthèses le sujet du contrôle, il en assume la perte : celle du contrôle autant que celle du sujet. Et c’est de cette double perte que le commissariat de Joerg Bader semble ici jouer. De même qu’au sens informatique du terme, l’accumulation des données ne constitue pas un savoir et peut même contribuer à son égarement (dans le domaine du renseignement policier autant que dans l’épistémologie en général), de même la cybernétique de l’exposition produit une forme intentionnelle de désorientation, qui met en abyme l’intention de la maîtrise autant que celle de la position d’auteur. Et de ce point de vue, la décision de remplacer le catalogue par un blog est un geste fort, qui revendique la diffraction de la position d’auteur, son effacement dans la prolifération des productions de sens en temps réel.
Partant de l’intention clairement établie de dénoncer l’omniprésence de la surveillance comme forme policière de la domination contemporaine, l’exposition met en évidence l’aveuglement qu’elle produit chez les sujets à qui elle est imposée. Elle désigne aussi le paradoxe que constitue leur consentement à la surveillance par l’image, dans le temps même où le droit à faire image est contesté aux artistes dans l’espace public au nom du droit à l’image des personnes.

Mais cette intention clairement critique aboutit à mettre en évidence la soumission de l’image à un dispositif de discursivité intentionnellement égarant : la déambulation dans les espaces de l’exposition soumet à l’épreuve d’une désorientation. Elle expose le spectateur lui-même, parce qu’il est assigné à devenir acteur de cet (auto) – contrôle, à la surveillance par le dispositif interactif de plusieurs œuvres. Et l’œuvre de Dan Graham, Yesterday-today (conçue en 1975, l’année où Michel Foucault produit le concept de « biopolitique ») redouble cet (auto) – contrôle par une réalisation télévisuelle en circuit fermé, dont l’écran affiche l’activité des bureaux de l’administration du Centre Photographique en temps différé, inscrivant l’intention exposante elle-même dans ce geste de circularité par lequel l’ (auto) – contrôle est devenu non pas seulement l’objet de l’exposition, mais en quelque sorte son medium et son instrument. À l’exposition du contrôle pourrait ainsi faire écho le concept donné par Guy Debord de la Société du spectacle :

Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.

C’est ce rapport que le dispositif d’exposition choisi ici incite à questionner.