CIRCULATIONS ET DEGRADATIONS D'INTENSITE
Le sport et ses topiques


Drôle d'époque n°17, "Topologies du sport", automne 2005

Les pratiques du corps ont toujours été des pratiques politiques, c'est-à-dire déterminantes de la vie communautaire : la culture physique, comme son nom l'indique, est au cœur de la culture tout court, puisque c'est dans les représentations du corps que se fondent tous les processus de subjectivation. De ce matériau organique qu'est le corps verticalisé, l'éducation, depuis les apprentissages corrélatifs de la marche et du langage, va faire une machine à dénaturer, et par là même une machine à communiquer, c'est-à-dire à exister.
Si tout phénomène culturel se définit donc comme une forme d'appropriation de l'espace, celui de la culture physique s'avère être la condition première de cette appropriation, dans la mesure où il inscrit la maîtrise du corps individuel dans la constitution du corps social. Et même les cultures monothéistes, celles du mépris du corps et de sa négation, celles dont Nietzsche dénoncera l' "idéal ascétique", sont encore, par leur ascétisme même et la discipline qu'elles infligent, des formes de reconnaissance implicite des pouvoirs du corps : les "exercices spirituels" d'Ignace de Loyola, fondateur de l'ordre jésuite, sont aussi des exercices physiques, comme le montrera Roland Barthes en liant sa posture à celle de Sade (1).
Dès lors, le terme même de "sport", apparu en France au milieu du XIXème siècle pour désigner les passe-temps des milieux mondains, oblige à penser l'usage qui est fait de cette dimension collective des pratiques du corps, et, à partir d'elle, de son sens originellement politique.

1. Antagonisme des modèles

S'il est donc un domaine qui constitue une topique, un lieu commun des pratiques culturelles, c'est bien celui des pratiques physiques liées à ce qu'on regroupe depuis un siècle et demi sous l'appellation générique de "sport", et qui, depuis l'Antiquité, n'a cessé de constituer un facteur essentiel de regroupement des hommes, en même temps qu'un authentique facteur de discrimination. Déjà, dans la culture occidentale, les représentations classiques de l'Antiquité gréco-romaine en déterminent deux paradigmes antagonistes qui sont eux-mêmes deux représentations du politique.
L'un, le paradigme grec, met en évidence la fonction essentiellement éducatrice de la gymnastique, et du gymnase comme lieu collectif de l'exercice du corps, dans la formation du citoyen. Au corps de l'esclave comme outil laborieux, défait et enlaidi par le travail, s'oppose le corps du citoyen comme machine performante, pour laquelle l'aptitude au jeu, dans la rivalité de l'affrontement, est un exercice préparatoire à la pratique héroïque de la guerre. Ce que met en évidence, dans La République de Platon, l'éducation des "gardiens", citoyens défenseurs de la cité. Dans le stade, ce sont les citoyens qui courent, les représentants des cités qui participent aux Jeux Olympiques, par une forme de délégation de pouvoir qui s'apparente à la délégation politique. Si "gumnos" signifie d'abord "nu", c'est que la nudité désigne dans le corps à la fois la perfection esthétique et la performance fonctionnelle, qui sont les signes de sa vérité. Les pratiques du corps, comme exercice de soi, y sont bien le lieu de la réalisation des valeurs collectives.
Au contraire, le paradigme romain, tel du moins qu'il s'établit dans l'Empire, abolit cette fonction du stade comme délégation de la scène politique. Les pratiques du corps y deviennent spectacle, et non plus modèle identificatoire. La lutte y perd la noblesse de son statut d'exercice des citoyens à l'activité guerrière pour devenir, à la manière des combats de coqs, une lutte à mort entre esclaves. Du jeu-pratique au jeu-spectacle, le paradigme a basculé aussi d'un concept de peuple-citoyen identifié à son modèle, à un concept de masse populaire projetant sur une condition plus avilie que la sienne son propre désir de domination. Et sans doute la période contemporaine a-t-elle, dans ses propres topologies, hérité de cette ambiguïté originelle, qui fait du déploiement de la puissance physique non plus le modèle à imiter, mais l'objet contemplatif et spéculaire (engageant à la fois le regard du spectateur et l'activité du spéculateur) du pari, de l'anathème ou du commentaire. Hésitation, de ce fait aussi, entre une représentation du corps performant comme accomplissement d'un idéal divinisé vers lequel on tend, ou comme déploiement animalisé d'une force brute, dont on se sépare par la distance des gradins, celle des cordes du ring, celle de la parole ou du slogan, ou celle de la manipulation d'argent.

2. Civiliser la violence

De cette ambiguïté fondamentale, témoigne en particulier la survalorisation du sport dans l'Allemagne nazie : idéologie du corps sain d'une race pure, déterminant l'esthétique, olympienne dans tous les sens du terme, des "dieux du stade" tels que les présente le talentueux cinéma de propagande de Leni Riefensthal. Mais déterminant aussi le concept parfaitement animalisé d'une espèce à reproduire, se définissant comme masse uniforme par sa seule caractérisation biologique.
Ces déterminants topologiques définissent ainsi de véritables polarités, ce que Norbert Elias appellera des "tensions", ou des pôles de cristallisation des affects, dans le phénomène qu'il qualifie de "sportisation" des sociétés modernes, et dont il fait remonter l'origine à la fin des sociétés féodales. Dans La Dynamique de l'Occident, paru en 1969, il montre comment le passage de la noblesse féodale à la noblesse de cour produit - en même temps qu'un processus, au sens weberien, de monopolisation de la violence politique par l'Etat - un processus corrélatif d'euphémisation sociale de la violence et de refoulement individuel des pulsions agressives qui est au cœur, à travers l'apparition du parlementarisme, du processus de civilisation. Et, en 1986, le recueil de textes, publié en collaboration avec Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, place l'apparition du concept de sport en Angleterre dans la mouvance de ce processus d'euphémisation.
La "sportisation" des sociétés occidentales, issue de la culture anglo-saxonne, participerait de ce phénomène de contrôle et de réglementation de la violence, dont la maîtrise et la discipline individuelle du corps serait, autant que sa réglementation collective, la condition de réalisation. C'est en quelque sorte assigner au sport la fonction même qu'Aristote assignait, dans la Poétique, à la tragédie : celle d'une catharsis, d'une canalisation de la violence naturelle dans sa représentation délibérément organisée et ordonnée. Elias en trouve l'exemple dans la réglementation de la chasse au renard, telle qu'elle se fait jour à partir du XVIIIème siècle, plaçant la finalité de l'action dans les tensions qu'elle permet de mettre en œuvre, et non plus dans le besoin alimentaire auquel elle répondait initialement :

"Son trait le plus caractéristique était sans doute la tension d'un simulacre de combat qui requérait un effort physique, et le plaisir que ce simulacre de combat procurait aux êtres humains, qu'ils soient participants ou spectateurs." (2)

Processus de pacification, de mise à distance des émotions, dont Dunning montre en même temps la radicale ambivalence dans l'article intitulé "La dynamique du sport moderne : la recherche de la performance et la valeur sociale du sport", en mettant en évidence le retour du refoulé agressif dans les phénomènes projectifs que suscite nécessairement cette délégation de violence, et dont le "hooliganisme" est emblématique.
Ainsi cette "sportisation" moderne ne fait-elle que réactualiser les tensions ancestrales dont l'usage politique des pratiques du corps a toujours été le lieu.

3. A quoi tend la performance ?

Qu'est-ce qui, donc, à la période contemporaine, va véritablement potentialiser ces tensions et leur conférer leur charge maximale d'intensité ? Une réponse en est fournie de la façon la plus rigoureuse, par un organisme dont on ne l'aurait pas nécessairement attendue. Le 17 novembre 2003, le Comité Consultatif National d'Ethique publie, sous la responsabilité de Jean-François Collange, son avis n°81, intitulé "Performance et santé". Partant d'une analyse du concept de Performance, il en met en évidence sa "prégnance sociobiologique", comme déterminant majeur des sociétés contemporaines, aussi bien dans les domaines esthétiques de l'art et du spectacle, que dans les domaines technologiques de la médecine et de la chirurgie. Concept par excellence discriminatoire, puisqu'il promeut l'extrême et l'exception, et de ce fait "met en scène l'inégalité", il est lié dans l'analyse des auteurs à un véritable modèle politique de la rentabilité :

"La raison technicienne et économique rejoint encore un rapport libéral à un corps que l'on veut débarrassé de toute entrave explicite, mais, en fait, pris au piège d'un idéal de production et de concurrence implicite." (3)

Ainsi, dans cette analyse du culte de la performance, sont étroitement liées une idéologie de l'inégalité biologique des corps d'exception, qui fait de la tension vers le hors-norme l'objet d'une polarisation (c'est l'obsession compulsionnelle des "records" et de l'exploit, liée à leur monnayage institutionnel), une frénésie technologique de la mise en œuvre des processus de substitution (puisque, par définition, le corps d'exception ne peut pas être un corps intégralement naturel) et une survalorisation des processus de rivalité et de compétition, qui loin de neutraliser la pulsion naturelle d'agressivité, la constitue au contraire en valeur culturelle.
Or cette idéologie de la performance est commune à la médiatisation des pratiques sportives, à celle des pratiques médicales et à celle du monde du travail, et atteint de proche en proche la sphère de la vie privée. Records de vitesse du sportif de haut niveau, exploit technologique du chirurgien, exigence de rentabilité maximale au sein de l'entreprise, sollicitation quantificatrice des comportements sexuels, contribuent à la mise en place d'un régime instantané du spectaculaire, au détriment du long terme de la construction de soi.

4. La circulation des flux

Dès lors, le corps de la performance devient nécessairement un corps prothétique, dans un régime social où les substituts biologiques sont devenus de véritables agents circulants : antidépresseurs, anabolisants, potentialisateurs de la fonction érectile, envahissent les réseaux d'Internet, de la même façon qu'ils circulent, de la façon la plus banalisée, dans les corps. Là encore, les pratiques sportives apparaissent non pas comme un domaine particulier du comportement social, mais comme sa vitrine. Et le rapport entre performance et santé pose moins la question d'une complicité des professions médicales dans les pratiques de dopage du sport de haut niveau, que celle d'une véritable coïncidence sociologique entre l'hyper-technologisation des pratiques médicales et celle des pratiques sportives, comme double symptôme d'un devenir des productivités contemporaines et des flux qui les relient.
Car aux flux chimiques qui circulent dans les veines des corps, correspondent les flux financiers qui les produisent, et drainent aussi bien l'argent des laboratoires que celui de la construction des stades ou de leur remplissage, celui des transferts de joueurs au même titre que celui des circuits parallèles qui en alimentent la rémunération.
Il ne suffit pas de constater, comme on le fait aujourd'hui en Grande-Bretagne, que les modes d'existence ruraux ont été littéralement bouleversés par l'irruption, sur le marché de l'immobilier agricole, de cette nouvelle espèce de gentlemen farmers que constituent les joueurs de foot néo-milliardaires, désormais seuls aptes à s'offrir, sans aucune culture rurale, de gigantesques multi-propriétés. Il faut encore s'interroger sur ce phénomène qui considère comme innocente une "passion du sport" dont le premier effet est une absence totale de contrôle et de regard critique sur les disproportions ahurissantes entre travail et rémunération, et sur l'opacité des circuits économiques qui sapent nécessairement tout fondement de valeurs communautaires.
On est bien ici dans un point aveugle des topologies du sport, que ce qui prétend être, et à juste titre, un facteur essentiel de socialisation, n'en demeure pas moins, et à bien des niveaux, une culture de la discrimination, et de ce fait aussi, un mode de légitimation des inégalités économiques.

5. Puissance archaïque du jeu

Mais la légitimation ne peut précisément être opérationnelle que dans la mesure où elle utilise un vecteur intensément émotionnel. A cet égard, il faut interroger ce que cristallise la figure iconique non pas du sportif, mais de la star du sport, et ce que signifie plus précisément, par rapport à elle, l'activité du jeu. Car la prodigieuse rentabilité économique qui caractérise ce secteur, et donne lieu à tous les abus dont il est porteur, n'est pas la cause de son succès, mais en est au contraire la conséquence, l'effet d'une puissance de fascination dont on cherchera plutôt l'origine dans l'ordre du symbolique. Ce que cristallise le corps de l'athlète, dans la double polarisation de la puissance animale et de sa maîtrise, est en effet au cœur de tous les processus d'acculturation, qui font de la discipline du corps une potentialisation de sa dynamique. Un tel processus suscite corrélativement l'identification et la fascination érotique, dans la mesure même où il hystérise, c'est-à-dire rend visible dans le corps biologique, cette essence du du devenir culturel qu'est la domination de la nature. Mais en même temps, cette domination souveraine s'accompagne d'une régression au stade archaïque de l'enfance, celui du jeu comme affrontement vitalisant à l'autre et à l'environnement, comme épreuve initiale et initiatique de la plasticité du corps, de sa capacité de résistance et d'adaptation ; de mobilité et de mutation. Le jeu, comme représentation archétypale du premier rapport à l'autre et à soi, inscrit la spontanéité du mouvement dans l'ordre de la règle et lui confère ainsi, dans le rapport de forces, son efficacité.
Et ce principe d'efficacité, s'il est susceptible de basculer dans l'excès d'une obsession de la performance, n'en est pas moins un horizon d'attente de tout homme à l'égard de son propre corps. La nudité de l'athlète, du "gumnos", n'est rien d'autre que cette radicalité ascétique de la maîtrise de soi qui le rend en effet digne d'être perçu comme modèle dans la mesure où elle constitue son esthétique en référence à une éthique, et en fait un véritable topos, un lieu commun des processus d'identification.

6. Les processus d'aliénation

Mais que devient cette nudité là où le corps est couvert des marquages du sponsoring qui signalent sa marchandisation, là où il est manifestement modifié par l'usage remodelant de la pharmacopée ? Là, précisément, s'opère la dérive qui constitue la médiatisation du sport en trahison, parce qu'elle inverse l'identification en aliénation. On peut, à cet égard, appliquer aux médiatisations contemporaines des pratiques sportives la critique que Feuerbach adressait à la religion dans L'Essence du christianisme : celle de transférer l'authentique puissance de l'homme sur le fantasme d'une puissance étrangère ; et dès lors, de le déposséder de son propre pouvoir sur soi.
C'est peut-être précisément à partir de cette réalité de la dépossession, qu'on peut interpréter les constantes revendications d'identité auxquelles donne lieu la pratique du sport-spectacle, qu'elles se traduisent, dans la foule des stades, par les résurgences du nationalisme, celles du racisme ou celles de l'affrontement intercommunautaire. C'est en effet bien dans ce registre de la crispation communautariste que se manifeste avec le plus d'évidence la frustration d'une dépossession de soi ou de la soumission massifiante à un ordre extérieur : l'essence de ce qu'on appelle "dépolitisation".
Mais il est clair en même temps que ces cristallisations d'intensité, dans la mesure même où elles suscitent le rassemblement, sont des points nodaux d'un devenir de l'humanité. Là où il y a foule, il n'y a pas seulement masse, il y a aussi élan et vibration commune. Ce que dit précisément le genre de l'épopée, mettant en œuvre les mouvements de foule comme manifestation d'une dynamique de l'histoire. Le cinéma d'Eisenstein le montre, le corps de la foule n'est pas nécessairement le corps amorphe de la masse, il est aussi le corps tendu de la manifestation et l'expression d'un vouloir vivre commun, dont même la tonalité épique du journalisme sportif peut encore donner idée.

Que les stades, lieux par excellence du rassemblement, puissent être aussi bien ceux de la ferveur populaire que ceux du contrôle social et de la répression, comme ce fut le cas au Vel d'Hiv ou à Santiago du Chili, nous dit très précisément en quoi le sport ne peut devenir l'objet dégradé d'une biopolitique que dans la mesure où les pratiques du corps sont aussi, et corrélativement, le facteur essentiel de la maîtrise de soi et du sentiment communautaire. Au-delà, les flux financiers que le spectacle sportif ne cesse de générer alimentent cette circularité mondialisée des images, dont même la puissance esthétique finit par se réduire à l'effet, politiquement castrateur et télévisuellement organisé, d'une fascination indifférenciée.
Des repérages d'une idéologie du sacrifice à ceux d'une idéologie de la discrimination et du racisme, de l'évidence d'une ambiguïté des images à celle d'une résurgence de la violence dans les effets du dopage ou dans l'absurdité des jeux de l'extrême, ce dossier voudrait, en dénonçant bien des truismes lénifiants, affronter, dans les topologies du sport, les enjeux positifs autant que les dérives contemporaines de ses représentations et de ses pratiques.

Notes :
1. Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Seuil, 1971
2. Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, Fayard, 1994, p.228.
3. Avis n°81 du CCNE, p.6

© Christiane Vollaire