BORDER-LINE
Sur la photographe Axelle Rioult,
Pour le catalogue Food & Mood du Centre d'art d'Yvetot, mars 2012
Une étrange exposition, au Centre d'art contemporain d'Yvetot, présentait à la fin de l'année 2011 le travail photographique d'Axelle Rioult sous le titre Food & Mood. Un espace tendu entre deux projets non seulement différents, mais véritablement antagonistes : montrer ce que la nourriture peut créer de lien socio-affectif et de possibilité de reconstruction de soi ; et mettre en évidence, dans le même mouvement, ce qu'elle délie, ce qui se dissout de représentation du monde et de soi dans le mode de l'opération alimentaire.
Tenter de combiner ces deux postures constituait une véritable gageure esthétique. Et c'est de cette gageure que la photographe s'est saisie.
1. Un antagonisme
De fait, si l'on suit son parcours, Axelle Rioult ne cesse de tenter la conciliation de ces inconciliables : l'image d'un lien social, et celle de cette "inquiétante étangeté" du monde, dont Freud a fait le titre d'un de ses ouvrages.
Du premier, ses images dégagent la position des sujets dans un espace commun, en tandem avec le discours des sociologues ou celui des travailleurs sociaux ; une volonté de rencontre et de relation, la reconnaissance d'un partage du monde entre des sujets. Une manière de mettre dans l'espace public les lieux de l'intime collectivement conçus et singulièrement habités. C'est ce que montrait en particulier le travail fait à partir d'entretiens, avec un appui sociologique, sur les chambres d'étudiants.
Mais avec ce travail entraient en tension les Lisières, une véritable archéologie de la limite, ou de cette dimension, border-line dans tous les sens du terme, de notre représentation du monde et de notre rapport à lui. Dimension inassignable à quelque savoir que ce soit, où le méconnaissable et le reconnaissable se combinent et paraissent entrer en fusion.
Autour de la nourriture, Axelle Rioult dresse le même antagonisme dialectique. D'un côté le temps passé dans les rencontres avec un groupe de femmes en reinsertion dans un centre social. Elle a suivi les ateliers cuisine et les ateliers de paroles, puis a fait quelques entretiens individuels. Il en sort un objet hybride, damier en noir et blanc de visages et de mains au travail culinaire, occupant un mur entier de l'exposition. Une forme qui garde encore des traces de l'esthétique du reportage ; mais la fragmentation et la recomposition des images l'intègre dans une autre dimension plastique.
De l'autre côté, en couleurs cette fois, un inquiétant atlas présente, côte à côte sur plusieurs lignes et occupant le mur du fond de l'exposition, des vues indéfinissables. Ce pourraient être des territoires géographiques vus d'avion, dans un recul macroscopique ; ou au contraire une incursion dans le microcosme. Peut-être des photos médicales de tissus organiques ? Ou des coupes géologiques ? Non, c'est de la nourriture en train de se préparer. A la lisière du naturel et du culturel, du visible et de l'indicible. Un territoire non géographiquement défini, une matière offerte aux mutations de l'alchimie.
L'artiste fait ainsi de l'objet photographique un analogon du processus de photographie : cette chimie qui permet l'apparition de l'image est aussi celle qui permet la production du réel alimentaire, la métamorphose de la matière en forme : sa configuration.
2. Une incorporation
Mais cette configuration est aussi son incorporation. La matière, destinée à s'amalgamer au corps dans le geste alimentaire, se saisit dans l'image en train de devenir produit d'une incorporation au sens culinaire du terme.
Il est impossible, au premier coup d'œil, de reconnaître le matériau ; de savoir s'il vient d'un fruit, d'un légume, d'un œuf, d'une viande ou d'un poisson ; s'il est en ébullition, en fusion ou juste posé sur le bord d'une assiette ; si ceci est un rebord, un pli, un reflet ou un autre objet. De savoir même si c'est terriblement appétissant ou épouvantablement dégoûtant.
Le Cloaca de Wim Delvoye jouait férocement de cette ambiguïté, présentant une immense machine à digérer et déféquer dans l'atelier attenant aux cuisines d'un grand chef bruxellois. Axelle Rioult ne vise pas cette forme de cruauté, mais plutôt l'étonnement qui peut naître de ce qui nous est le plus familier : l'Unheimlichkeit de Freud.
Or le parallèle établi entre la familiarité des visages de ces femmes en réinsertion dans l'atelier culinaire, et l'alchimie cosmique des matériaux qu'elles travaillent, crée non seulement un trouble, mais l'émergence d'une puissance dans le geste de sujets jusque là relégués par leur appartenance sociale.
La cuisine capte en nous ce qu'il y a de plus profond, de plus troublant, de plus originel : ce qui permet la survie, participe de notre croissance et devient une partie de notre corps. La découpe des éléments du monde, cette brutalité nécessaire infligée à la nature, fait de nous les participants d'une ambition prométhéenne : celle de maîtriser l'environnement pour se l'approprier par une forme d'absorption. Ici se rejoignent toutes les ambitions culturelles, qu'elles appartiennent aux cultures les plus anciennes ou les plus contemporaines. Et actuellement, la question de l'alimentaire, des circuits de sa production, de sa distribution et de son industrialisation, la manière dont elle peut devenir source d'inégalité ou vecteur de crime écologique ou d'intoxication, est au cœur des problématiques politiques.
Le travail d'Axelle Rioult porte cette ambivalence, comme il porte aussi l'ambivalence de la transmission. Ces figures de la discrimination sociale qu'elle a interrogées deviennent, par l'alchimie de ses photographies, des figures nourricières, nous poussant à interroger, par leur émergence dans l'image, une présence tutélaire : celle de la puissance maternelle. Une puissance de transmission qui suspendrait sa propre violence.
3. Une puissance
Or c'est bien autour de cette retenue, de cette mise en suspens, que tourne la recherche d'Axelle Rioult. Quelque chose trahit toujours une ambiguité, une matière qui n'arrive pas à prendre forme. Et c'est en ce sens qu'il paraît possible d'interpréter la relation profonde de son travail à une problématique de l'adolescence, non comme période distincte de l'existence, mais comme puissance d'indétermination.
Mais ce jeu sur la limite évoque aussi les expériences spirites des débuts de la photographie : le moment où, dans les milieux proches du spiritisme, la notion même d'impression photographique renvoyait à l'émergence spectrale. Le spectre ouvre la possibilité de voir par le médium ce que le regard direct ne peut pas capter. Et c'est à quoi paraît viser l'ensemble de ce travail.
Dans les Lisières, exposées en 2010, le travail sur la lumière diffuse ou résiduelle, sur des couleurs qui relèvent du féérique, paraît réenchanter étrangement des espaces de relégation : quelque chose palpite d'une vie en devenir, dans ce regard faufilé sous les lits, derrière les portes, et dans l'imaginaire vibratile qu'il expose par la photographie. Quelque chose qui évoque la puissance dans son sens originel : celui d'un devenir en suspension, d'une force retenue dont les prémisses sont données à voir. En cela, ce travail convoque un concept nietzschéen du devenir, d'une vitalité incarnée dans les métamorphoses, et pour laquelle nulle puissance ne peut jamais intégralement s'actualiser.
De fait, les Lisières, interrogations sur la frontière, apparaissent réellement comme la matrice du travail d'Axelle Rioult, la ligne sous-jacente qu'elle poursuit : une interrogation toujours vive sur la présence de la matière, sur l'arbitraire et la magie de la forme ; et, de ce fait, sur l'impossibilité des corps à y prendre place.
Cette position d'équivoque à l'égard de de la matière, on la voyait déjà à l'œuvre derrière son travail sur les nuages, dans leur temporalité variable, allongée ou télescopée. On la saisissait dans ses images de terre et d'eau, où les deux éléments sont toujours l'un par rapport à l'autre dans une relation indéterminée. On l'approche encore dans les videos de lits en mouvements sous-jacents, qui semblent traduire la réémergence incertaine et sexuée de présences anciennes. Le thème de la méduse, le rapport au champignon atomique, la fenestration qui pose les ouvertures lumineuses en surimpression sur le corps, sont aussi porteurs, dans son œuvre, de cette indétermination tantôt sensuelle, tantôt menaçante.
C'est en cela que l'atlas des devenirs alimentaires s'inscrit dans l'œuvre de la photographe, mais aussi la reconfigure en radicalisant sa sensualité : c'est de l'oralité qu'il est question ici ; de ce qui, passant par la bouche, n'engage plus seulement le sens de la vue, mais celui du goût, de l'odorat. Et il faut une très grande force à ces images douces pour parvenir à en convoquer l'ampleur organique.
Pour toutes ces photographies, collées à même le mur, la vie d'exposition elle-même est précaire, et le décrochage est, dans tous les sens du terme, un déchirement. Une seule a le statut particulier, plus durable mais aussi visuellement plus affirmé, du tirage contrecollé : une demi-clémentine pelée, posée sur le bord d'une planche à découper. Et la lumière dont son soleil irradie l'image.
©Christiane Vollaire