ABSTRAIRE ET PROPAGER


Entretien avec Corinne Laroche, juillet 2014

1. Ton travail se situe clairement dans le champ de l’abstraction. Mais n’y entre-t-il pas aussi un rapport à la figuration ?

Pour Motherland mar(i)ée, l’image source est celle de ma mère à son mariage. Le mot est évocateur de la géographie, du territoire. C’est une géographie à moi, le dessin que je présente : on a chacun une géographie unique, en tant qu’individu. Motherland évoquait la cartographie ; l’hommage à ma mère était sous-jacent pour moi.
Le territoire, c’est la terre-mère (« Heimat » en allemand : on ne dit pas « Mutterland »). Dire « mère », et non pas patrie, c’est dire que ce sont mes racines, une diffusion à partir d’un centre : il faut être bien enraciné, aussi, pour pratiquer le Taï Chi.
A partir d’un portrait de ma mère, j’ai focalisé sur le détail jusqu’à un devenir-abstrait, qui interroge aussi le rapport à la maternité. L’enfant ne peut voir sa mère que par le détail : d’où un aspect morcelé, qui suscite une compréhension autre.

Je ne suis pas du monde de la figuration, qui me paraît anecdotique et illustratif, ce n’est pas cela qui m’intéresse dans l’art. Je ne veux pas que les gens s’attachent à une ressemblance. Mais en même temps, je me distingue d’une école formelle où l’on s’interdirait de faire de la figuration. Motherland mariée fait donc le passage : une pièce d’autant plus importante pour moi que je l’ai faite très tardivement. Je ne l’ai réalisée que pour l’expo. Et sur les cartons d’invit, j’ai choisi de mettre une partie non reconnaissable de l’œuvre. C’est en dernier lieu que j’ai fait l’autre partie, plus figurative : accepter de représenter une figure, qui (…) pour moi.
Les croix étaient mes repères pour les dessins, c’est seulement après que je crayonnais. Mais j’ai fini par laisser comme ça.
Est-ce que j’affirme une figuration ? Elle est restée comme une présence très imperceptible, mais du coup ça a un vrai sens : ça devient une ombre, un fantôme.

2. Et pour d’autres œuvres ?

Il y a aussi un petit dessin tenant à un lieu et à un moment particulier : un arbuste ployant sous la neige dans l’Aveyron. C’est devant cette image que j’ai pensé au jour où ma mère disparaîtrait. Dans les dessins faits à partir d’une grille, je m’inscris dans le processus d’un déroulement du temps. Mais ici, dans ce petit dessin fait à partir d’une photo d’arbre, il n’y a pas de grille : j’ai seulement appliqué un papier transparent sur l’écran, et posé les points en procédant à main levée, sans construction préalable. C’est donc plus immédiat, plus dans une forme de laisser-aller, avec une certaine légèreté.

Time to time établit une relation entre Mes très riches heures et les Fouilles.
Pour Mes très riches heures, il n’y a aucune image au départ, puisque c’est l’écriture qui remplit une page. C’est donc posé, rythmé, lentement déployé.
Pour les Fouilles, au contraire, le travail antérieur fait précédent. Et le dessin développe une énergie tout d’un coup, en très peu de temps : un crayonnage un peu fou, d’un jet.
On passe ainsi, dans Time to time, d’un temps à un autre, d’un tempérament à un autre.

Rectus / Inversus est un diptyque sur feuille blanche : un schéma inversé du positif et du négatif.
Dans un premier temps, c’était un triptyque fait en 2010. Mais je me suis rendu compte que je pouvais le continuer pour créer de nouveaux dessins. Et de là, c’est devenu un ensemble de modules, dont je fais des copies ou transcriptions, pour en obtenir des combinaisons différentes.

3. Tu crées une combinatoire ?

Oui, et suite à cela, j’ai repris les diptyques sur papier noir au crayon. Je n’arrête pas de dédoubler, et je développe des séries : le côté modulaire reprend le jeu. Ce type de rapprochement est très inhérent à mon travail. Ce n’est pas seulement une reprise rétrospective, mais ce sont véritablement des rebonds.
Je prends des feuilles que j’empile, et j’en pars comme d’une improvisation entre le point et l’espace. C’est instinctif, comme si je jouais d’un instrument en ayant le rythme dans la tête. Ensuite, j’étale les feuilles, et je regarde ce que ça donne en les rapprochant : c’est la deuxième partie du travail (ici, elle s’est faite en 2013).

4. Peut-on y voir un rapport au contrepoint musical ?

Rectus / Inversus est en relation avec L’Art de la fugue de Bach, sur lequel j’ai fait un travail : l’Art de la fugue est parfaitement contrôlé, ça évoque aussi la contre-forme et l’envers d’un endroit.

La manière de procéder est très différente pour Fouilles. Le mot est mis au pluriel dans la mesure où il désigne l’ensemble de ce travail ; mais pour chaque feuille, c’est au singulier, avec la date du jour. C’est du reste à partir des Fouilles que j’ai commencé à dater. On est dans un processus d’écriture rapide, où je ne maîtrise pas la forme, parce que mon geste est tellement rapide que les enchevêtrements progressent très vite. Et comme je n’ai pas la maîtrise de la forme, le dessin se conduit tout seul au fur et à mesure, et il se répand.

5. Cette propagation évoque fortement l’interprétation que donne René Girard du travail de Clausewitz en stratégie militaire dans Achever Clausewitz. Mais elle rappelle aussi les concepts de Deleuze et Guattari dans Mille plateaux : « machines de guerre », « dissémination ».

Oui. La Fouille, c’est un rapport guerrier. Quand j’ai démarré, j’arrivais dans cet atelier qu’il fallait que j’apprivoise, et j’étais très en colère.
Ça s’est traduit par la manière dont la progression du crayonnage envahit la page blanche. Je pensais aux stratégies de guerre où j’imaginais que les troupes avançaient : tu prends un territoire comme tu poses une tache.

Quand j’ai fait cela, je n’étais pas encore consciente du remplir / vider, que j’ai mis en route plus tard. Et les dessins ne devaient pas être maîtrisés. C’est comme cela que se sont faites les Fouilles, et j’y ai mis, pour chaque feuille, la date exacte, comme une chronologie de la progression. Une fois la journée finie, il fallait mettre les flèches derrière, et une fois l’amorce faite, je travaillais le deuxième dessin sans avoir les yeux sur le premier. C’est donc un travail morcelé, qui se répand parce que je ne sais pas vers quoi ça m’emmène.
C’était la première fois que j’expérimentais mon lieu de vie et de travail. Et je me demandais comment on fait pour ne pas montrer son travail, pour qu’il n’envahisse pas lui-même le lieu de vie.

6. Dans les Fouilles, on éprouve aussi une sensation tactile, la texture d’une fourrure.

Oui, et ce que ça donnait m’a effrayée : comme une figuration de queues d’animaux, ou de monstres poilus. J’ai donc mis des tissus et interdit l’accès de mon atelier pendant six mois. Ça sortait tellement de cette attitude géométrique que je revendiquais, du cadre artistique dans lequel je me reconnaissais. Et comme le tracé y est particulièrement dense, on ne peut pas mettre beaucoup de choses à côté.

Au départ, il y avait une inversion de densité entre noir et blanc. Mais j’ai alors interprété le blanc comme un rocher et le noir comme un trou, et le mot Fouille m’est venu à ce moment-là. Comme pour un archéologue qui gratte la terre.
Dessiner devient une forme qui apparaît parce que ça crayonne. Mais le titre n’était pas raisonné : le mot Fouille est venu comme je viens de le dire. Les titres, j’essaie de laisser ça émerger. J’ai fait le geste dans un processus de travail, mais je n’ai pas préétabli la forme : c’est le geste qui est fondateur.
Fouilles est donc dans la propagation, dans la densité de l’écriture. C’est superposé, comme des éventails de crayonnage : des touffes de cheveux ou de poils qui auraient la même racine.

7. Tu as parlé de colère. Quelle en était l’origine ?

Mon travail n’était pas reconnu, et ça a été l’origine de mon départ à Berlin. Il y avait une espèce de rage. J’ai investi l’atelier fin 2002-2003. J’ai commencé à travailler de nouveau ici au printemps 2003. Entre 2003 et 2006, il y a eu Berlin et les changements de lieu. Je continue les Fouilles, puis je commence à crayonner des carrés sur des bloc-notes quadrillés. Quand la rage est tombée, je marche et je fais des sorties pour visiter Berlin : les crayonnages dans les carrés sont des parcours. Je crayonne un carré, il faut que ça ait une suite. C’est une Fouille qui devient comme pixellisée. Puis je décide de remplir toute la feuille, et il y a cette volonté de parcours, qui crée une continuité : tu n’as pas le droit de crayonner un carré éloigné.

En outre, le geste de Vider / remplir me permet de me vider la tête de toutes les questions que je me pose. Ça correspond à des éléments apaisants de Taï Chi, je commence à faire des feuilles de carnet. En même temps, je découvre le processus de l’image sur Photoshop : je découvre l’image-pixel, et je me rends compte qu’on peut vider une image de ses pixels. C’est lié au travail que je faisais précédemment : un alphabet formant comme des modules que je combinais entre eux. Et j’en ai fait des pages d’écriture. J’ai écrit un texte intitulé « Variations ». J’ai aussi un texte sur Fouilles. J’ai appris comment faire des mises en page à l’ordi. C’était une possibilité de présentation.

Une autre possibilité de présentation s’est réalisée dans Twenty for you, sous la forme de vingt-quatre faces en étoile : une boîte en étoile, dans le cadre d’un projet collectif intitulé « l’œuvre en mains ». Guy a acheté une petite œuvre et s’est fait faire une boîte pour la transporter. Cette idée lui est venue tout de suite, et m’a convaincue. La sérigraphie a été faite par Eric Seydoux, qui a travaillé avec Vialat dans les années soixante-dix, autour de mai 68.

8. A quoi correspond pour toi, plus largement, le geste du Vider / Remplir ?

Le geste du Vider / Remplir est clairement fondé sur la respiration. Je commençais à avoir de la tension, ça m’a aidée à être à l’écoute de la manière dont je respire : la répétition du vider-remplir induit le rythme respiratoire. De même, quand tu répètes en acte, tu te mets dans un certain rythme. Je ne travaille pas à partir d’un concept qui va induire une pièce ; je ne fais pas n’importe quel dessin n’importe quand, mais ça part d’un élan plus instinctif. Et je poursuis cet élan parce que c’est en accord avec une pensée. Mais ce n’est pas parce qu’une idée est belle que je vais la réaliser. C’est plutôt parce que sa réalisation me paraît répondre à une exigence vitale.

9. C’est donc bien, comme tu l’as mentionné tout à l’heure, le geste qui porte ton travail ?

C’est vrai, je n’ai pas l’impression de développer une théorie, au contraire de quelqu'un comme Christophe Cuzin, qui s’est donné une ligne de conduite à laquelle il se tient. Quand Sol LeWitt parle de phrases qui deviennent des dessins, c’est la phrase qui existe d’abord et va générer le dessin, quel qu’il soit. C’est un programme. Même chose pour Kosuth, On Kawara ou Opalka : l’artiste se tient à une ligne de conduite, et il ne change pas de cap. Dans sa ligne de travail, il n’y a aucun moment où il produit une oeuvre qui travaille sur autre chose. Concept et cadre portent ainsi ce rapport à la peinture.
Chez moi au contraire, il y a beaucoup plus de subjectivité qui intervient : je me laisse la possibilité de tout remettre en jeu quand ça me viendra. C’est pourquoi je travaille sur des territoires et des processus d’écriture différents.

« Esse est interesse ». Cette citation latine utilisée par Levinas dans Autrement qu’être signifie qu’être, c’est être dans le monde. Ce qu’il traduit par « l’existence est intéressement ». Cette formule m’a donné l’occasion d’une tentative de rapprochement entre écriture et dessin. C’est un travail de l’atelier. J’ai tenté des choses en écriture à partir de ce texte que j’aime beaucoup : j’aime le rythme de ce texte de Levinas. J’ai essayé de travailler sur un texte qui dit des choses essentielles. Mais il fallait en même temps que ce qui apparaît le plus dans ma production soit le rythme ou le dessin de l’écriture. Je cumule donc des éléments qui se lisent à peine : j’ai essayé, en une seule feuille, de mêler les points et l’écriture.

C’est l’espace qui est mon premier terrain. C’est pareil pour le point. C’est un rapport au blanc et au vide : à ce qui sort de la feuille, au périmètre, à ce que ça produit au regard : l’espace perceptif, la suspension.

10. Est-ce que tu voulais que le brouillage de l’écriture fasse forme, comme un chaos qui s’organise ?

Quand tu travailles sur du papier buvard, le papier absorbe, et la marge de ce que tu écris est moins sèche. Ce qui ressort, c’est quand même une écriture : une gestuelle à laquelle on est habitué, mais qui est surdimensionnée. La lettre tente d’être dans l’espace, et de brouiller, mélanger le texte. Elle donne à voir, comme dans l’écriture, des failles. La forme vient de là, de cette part aléatoire du lisible et du non lisible.
Au départ, je fais des points ; mais le lecteur va voir le côté ajouré : ce qui est permis de cette manière est différent du procédé d’écriture. J’écris le texte, mais on y voit d’abord un aspect chaotique. J’écris un texte que je lis ; je sais ce que j’écris, je le réécris, il devient chaotique ; je me laisse entraîner dans l’aléatoire.
Celui qui regarde va voir quelque chose qu’il ne comprend pas ; puis il va essayer de décrypter les mots : le processus de la réception est inversé par rapport à celui de la production.

C’est un peu comme la figuration : j’utilise l’image, mais la perception immédiate, la reconnaissance qui capte l’attention, n’est pas ce qui m’intéresse. Je veux que les gens soient en rapport avec ce que je produis, en-dehors de leurs codes. Ils doivent être pris d’abord physiquement, ils ne doivent pas le rattacher tout de suite à des repères pris consciemment. C’est aussi un rapport physique : je ne sais pas pourquoi je regarde. Une dimension qui me sollicite est celle de la vibration comme vécu physique : tu n’en es pas conscient, mais ça te tient, et tu repars avec quelque chose qui t’a été transmis sur un autre plan que le langage ou la démonstration.

11. Peut-on dire que le rapport entre les couleurs doit perturber la vision de la forme ?

L’idée est de choisir des couleurs qui ont un jeu perceptible, qui jouent avec une dissonnance. Le rapport entre deux couleurs produit une différence de lumière, un contraste qui fait que les yeux papillonnent.

La forme n’est pas perceptible facilement. Les gens demandent ce que c’est, Motherland mariée. Je suis très contente de ce trouble : que ça ne soit pas tout de suite compréhensible. L’absence de compréhension crée un espace pour jouer une captation sensible sans repère.
Ce qui me dérange dans la figuration, ce sont les codes. Moi, je suis de la génération de cette ouverture au sensible, où s’est établie une composition des formes et des couleurs sans signification codée ; et ça me convenait : un carré crayonné me suffit pour voir un univers.
Je retrouve des éléments de ce pouvoir de l’image dans le livre de Marie-José Mondzain Image, icône, économie. Le tableau a pour moi une supériorité par rapport à l’image-mouvement, c’est que l’image fixe ouvre une capacité. C est le seul écrit que je connaisse, qui dise ce que c’est qu’une image.

Pour moi, l’œuvre est en effet une fenêtre. Indépendamment même du travail de Mondzain, l’icône est en rapport à mon histoire religieuse. Elle va dans le sens de la vibration : on part de la transmission d’une présence. L’image ne porte pas simplement un rapport de forme et de couleur, elle transporte quelque chose d’une énergie qui serait transmise à l’autre.
Le geste répété, dans une énergie que je travaille, émet une série de vibrations qui peuvent perdurer et se transmettre à ceux qui regardent : ça traverse le temps. Ça n’existe qu’au moment où je le fais, mais ça continue à être quelque chose de vivant au-delà du moment du dessin.
C’est de cette façon que Mondzain a déplacé le pouvoir de l’image, de la représentation à l’énergie qu’elle transporte. Les spectateurs de l’oeuvre reçoivent quelque chose de cela.

12. Est-ce que pour toi l’œuvre est davantage dans le geste lui-même que dans le résultat ?

Un geste anodin n’a pas besoin d’être théâtral, grandiloquent ou héroïque. Le petit geste quotidien peut générer des effets positifs. C’est pourquoi je garde tous mes dessins, je montre quasi-tout, je ne fais pas de sélection. Le geste que je fais est là. Le carré est là, dans la feuille. Il y a peut-être des carrés mieux remplis que d’autres, mais ce n’est pas le sujet.
Quand on fait des gestes qui produisent des objets artistiques, comment éviter la théâtralisation du geste ? Je décide que je suis en train d’effectuer un acte sur le temps ; cet acte existe, et produit lui-même quelque chose.

Dans le travail sur les points, ce qui ne va pas marcher, je vais le jeter. Je jette quand ça ne me convient pas, il faut que ça me parle. Je mets un processus en place, donc une gestuelle, et puis je travaille.
A l’époque de la peinture, je cumulais. Et à un moment, je vois le tableau qui me parle. Je ne savais pas ce que je cherchais, mais ce que je vois là, ça m’interpelle, et donc je m’arrête.
Une feuille n’en vaut pas une autre dans leur rapprochement. Qu’est-ce qui marche ? C’est un rapport d’espace. On en revient à une évaluation formelle : ce qui marche, c’est ce que je reconnais. Et puisque je suis dans l’abstrait, ce qui marche, c’est un rapprochement qui va me paraître juste : ce sont, comme je l’ai dit, des rebonds. Il y a une énergie qui circule, quelque chose de spatial.

Dans les points, on est plutôt dans un processus où il n’est pas question que ça marche ou non. J’ai rempli une page avec un rythme, ça aurait pu être médiocre. La priorité, c’est si moi je regarde, et je dis « C’est pas terrible ». Alors, je n’ai pas envie de le montrer : ça ne marche pas, ça ne donne rien, ça ne me révèle pas quelque chose. Je mets en place des processus d’écriture : parfois, ça ne me donne rien quand j’arrive au milieu de la page, et j’abandonne.
Le rapport de celui qui crée à l’œuvre est de toute manière un échange, c’est pourquoi je parle de « révélation ». Quelque chose apparaît, que tu n’avais pas prévu, et qui te surprend. C’est pourquoi je ne peux pas être dans une théorisation : la dérive est nécessaire.

13. Quelle est donc la part de la discipline dans ton travail ?

Dans le rituel, il y a une grande rêverie, une grande ouverture : à partir du moment où tu fais le même geste, il te faut une attente pour le répéter. Mais l’automatisme libère une partie de l’esprit.
La matière se rapporte au temps ; et ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir être présent : palper le temps qui passe. Je ne sais pas si l’on doit parler de temps ou de durée. Il faut faire quelque chose pour être attentif au temps : si tu ne fais pas un acte, ton esprit va vagabonder entre présent et passé. Faire un acte, c’est rappeler ta présence à cet acte, et c’est là que ta présence est effective. En te parlant, je ne suis pas dans le présent : le présent est beaucoup plus vaste que la projection qui nous envahit. Or la projection est le contraire de tout ce que tu dois faire en acte. Quand je fais Mes très riches Heures, je suis dedans, j’ai une éternité qui dure quarante minutes. Pour ma part, je préfèrerais être tout le temps dans le présent.

14. Est-ce à cause de l’intensité ?

C’est la vie : le vivant est la conscience du vivant, c’est la conscience qui rend l’intensité. Quand je parle de dérive, c’est par rapport à tout ce processus de discipline et de rigueur. Je me tiens au processus, mais le processus n’est là que pour m’aider à être dans le présent. A partir du moment où le processus va m’enfermer, je veux me donner la liberté de le laisser : c’est là que se passe le moment créatif, quand il arrive.
L’inspiration, c’est donc le moment où l’on trouve un nouveau désir. Tu as tout mis en place, et ton esprit est tellement détendu et présent, qu’il advient quelque chose de différent où tu peux te laisser glisser : c’est la dérive qu’on vient d’évoquer.
Si l’on se tient au mot « inspiration », la chose qui advient, le désir différent de ce dans quoi tu es, c’est un moment de totale détente, et de disponibilité totale au présent. Quelque chose se passe entre le mouvement, le geste, l’humeur, l’espace, la lumière … Tout compte !

15. Quelles seraient des influences d’autres artistes, que tu pourrais reconnaître ?

Dans le travail de Martin Barré, je découvre et trouve de la nourriture pour un travail aujourd’hui, même si mes processus ne sont pas en rapport avec ce qu’il développe. Il y a une continuité de son travail par rapport à l’histoire de l’art, depuis les grottes et les fresques italiennes.
Dans la construction de son propre travail, le tableau n’est pas une forme fermée : il a développé des ensembles qui sont toujours ouverts. Il y a des facettes auxquelles je me nourris.

Chez Ellsworth Kelly, je trouve un rapport de jeu du mur avec l’élément tableau. Un tableau unique, qui joue en-dehors du cadre : la forme qu’il utilise a une incidence sur le mur auquel s’accroche la pièce.
Une œuvre est faite de plusieurs éléments. Pour Martin Barré, l’exposition au Musée d’art moderne correspondait à ce que je cherchais à ce moment-là.

Chez Zurbaran, ce qui m’intéresse est une forme-matière, donnée par la densité de la lumière. C’est le rapport à la lumière, à l’espace. Une sobriété presque cistercienne. Il y a une rigueur, une chose implacable, mais avec une certaine volupté.

Chez Richter, c’est une prouesse technique, une liberté de traitement entre figuration et abstraction, un recentrement sur la perception : c’est un peintre qui s’est questionné sur ce qu’est la vision de l’image. Ce qui m’intéresse et me questionne, c’est de voir comment il a articulé les choses : la qualité d’un travail qui me touche. Je n’avais pas toujours compris pourquoi il faisait des volumes ; mais là, j’ai vraiment raccroché toutes les pièces. J’ai vu deux rétrospectives : à la Tate Modern et à Berlin, et j’ai trouvé plus éclairante ceelle de la Tate Modern. J’aime son parcours, l’intelligence intellectuelle qu’il y a mis. Le rapport à l’image et à sa symbolique, la peinture. Il utilise avec une grande intelligence la matière-forme, aussi bien dans le jeu abstrait que dans la figuration. Il voulait faire du Vermeer , et en même temps, il a développé un savoir-faire en s’interrogeant sur la symbolique de l’image. Mais c’est très personnel, ça lui tient à cœur.
La texture de la peinture, le sujet, comment on travaille avec une surface opaque. Une réflexion sur la société, mais en même temps sur la qualité et la facture. Les séries de paysages abstraits sont étonnantes, il ne s’est rien interdit, et connaît aussi bien les Primitifs italiens que la peinture allemande.

Entre les deux, moi, je suis dans la culture latine. On voit bien, à Berlin, dans les collections, le traitement de l’humain n’a rien à voir. Toute la filiation des Primitifs italiens, de l’ange, de la figure idole, le byzantin, toute la culture chrétienne. Mais aussi renforcée par une culture familiale et personnelle. Une imagerie d’auteur renforcée encore par une imagerie d’église. Toute la culture picturale est d’abord dans le tableau, celle qui a rempli les églises, les vitraux.

Clouet aussi m’inspire, en dessin. Et Cranach.
Van Gogh, que je redécouvre par l’écriture : l’écriture enlevée de Van Gogh, le rythme, tout ce qui avait l’air grossier pour l’époque.
Mais aussi Cézanne, pour la construction et pour le dessin.
Ingres, pour les lignes, pour ses repentirs, ses superpositions de lignes et de lumière.

16. Une manière de géométriser l’espace ?

A l’aquarelle se produit un mélange de la ligne graphique, qui produit une nouvelle construction des taches de couleur. Par opposition aux à-plats de Matisse, Cézanne remet en honneur le tracé, l’amorce, produisant un effet de répétition, comme pour la Sainte-Victoire.
Chez Monnet, comme pour les Nymphéas, tu es dans l’œuvre, avec un rapport à la dimension du tableau : il y a un rapport anthropologique, physique, à l’œuvre par laquelle tu es englobé. On lit cela dans un texte de Véronique Girard paru en 2000 pour le catalogue de Genevilliers.
Quand je propose de grands formats ou des installations murales, j’aime le rapport physique à l’œuvre : tu es dans le tableau. C’est un rapport de l’humain à l’englobement de son habitacle.

17. Outre les influences des peintres, il y a aussi un rapport de ton travail à la photographie : de quel ordre ?

On m’avait offert à Berlin un petit appareil numérique. Et comme je ne comprenais rien à ces histoires de photographie numérique, je commence à apprendre comment récupérer les images, et je tombe sur une image altérée, que je trouve très bien. Cette image m’a donné une idée, et c’est parti de là.
Quand je parle de pixellisation, il y a des gens qui font des raccourcis. Si on en reste là, une partie est juste, une partie est limitée.
En réalité, le carré est toujours présent. Les calques et reports sont faits à partir d’une grille. La figure géométrique à partir du format carré, c’est la trame. Ça donne le souffle.
Je faisais des nus en sortant des beaux-arts, et j’ai passé mon diplôme avec des espèces d’autoportraits. Puis une écriture de peintre est arrivée, et j’ai commencé à faire des lignes horizontales, avec des pinceaux très larges, modulées sur mon envergure et sur le souffle.
Maintenant, quand je fais diffuser l’encre sur les buvards, en épaisseur, je me sens plutôt de ce côté empirique, même si je construis quelque chose à partir de cela. J’ai besoin d’une signification intellectuelle et philosophique, qui me porte de façon vitale, essentielle.

18. Peux-tu parler des travaux de tes débuts ?

Dès le début, le tableau met en jeu tout l’espace : je convoque le mur.
Il y a tout un travail sur les enchevêtrements.
En 1987, j’ai fait une série de peintures : Torses.
J’ai commencé à aimer le dessin grâce à mes dessins de morphologies. Je suis suffisamment obsessionnelle pour avoir besoin de réitérer : la répétition n’est pas une discipline, j’ai besoin de cette lenteur pour m’approprier les choses. J’ai besoin de ranger avant de faire une chose importante.
Le morcellement par carrés est une visitation, une façon d’incorporer, d’imprégner de mon corps la réitération par le carré, de m’approprier la représentation. C’est un processus carnivore : il faut que je refaçonne le territoire pour le comprendre, que je refasse le raisonnement pour comprendre l’argument. Il faut que je comprenne l’origine.

L’objet est de pouvoir retravailler, reparcourir cette image au sens de la schématiser : je réduis l’image au minimum et j’obtiens un schéma. Mais l’image de départ n’est pas forcément anodine.
L’image de départ de Rectus / Inversus, je ne sais même pas ce que c’est. Mais parfois, c’est vrai que l’image a une importance. L’ombre de Berlin, travailler avec cette image à Berlin était symbolique : il y a ue ombre à Berlin pour nous tous, Européens, qui nous questionne sur l’homme. Quand tu arrives à Berlin, il y a quand même une ombre qui plane.
Motherland, inutile de l’expliquer …
Dans le travail sur le feuillage, il y a quelque chose de visuel. C’est là où Richter m’a bien interpellée : tu arrives à travailler à partir d’une image personnelle, symbolique de ton temps, en rapport ave les autres. C’est là où l’œuvre d’un artiste devient plus qu’une petite chose. C’est un autre stade : ce qui nous regarde, ce que nous voyons.

19. Une référence implicite aux écrits de Georges Didi-Huberman ?

Qu’est-ce qui nous regarde quand on regarde ? Quel est le miroir ? Quand je regarde des gisants, je regarde quelque chose d’une histoire humaine. L’œuvre d’art nous renvoie donc à quelque chose de nous-mêmes. C’est quelque chose d’archaïque, primitif, qui relie tout homme au monde. Il y a un rapport à la continuité de ma vue, le temps est une question de durée et d’instant. La séquence d’un instant à l’autre devient une durée : il s’agit de sentir une continuité de ce qu’on fait.
Remplir / vider, c’est l’image du sablier, où quelque chose s’égrenne de façon continue.
La diffusion n’est pas l’explosion, mais la propagation : c’est lent et continu.

© Christiane Vollaire