VERTIGE DU DEDANS


Interdépendances n° 30, "Drogue: la jouissance immorale?", avril 1998

On n’entend généralement sur la toxicomanie que le discours de la plainte. “Il n’y a pas de drogués heureux”, écrivait Claude Olievenstein, et, quelque appellation qu’on donne à cet état, elle relève soit médicalement du pathologique, soit socialement du pathétique. Dans les deux cas du “pathos”: ce qu’on subit passivement, ce qui fait mal.
Discours officiel donc, qui confond le désir et son effet dans une réprobation apitoyée, et surtout dissuasive: n’essaie pas, sous peine d’être réduit à celà.
Il n’est pas question de discuter ici les effets nocifs de la prise de drogues dures; ils relèvent du constat, concernant l’addiction, les risques liés à l’hygiène ou les moyens dégradants mis en oeuvre par l’économie de la drogue.
Mais son usage semble ainsi ne pouvoir se penser que dans les termes dissuasifs de la destruction, que dans les termes dévalorisants de la dégradation. Ce qui n’est jamais interrogé, c’est le désir, à l’origine pourtant de ce processus. Comme si la toxicomanie était une maladie, et non pas un symptôme. Comme si elle ne faisait pas signe, avant ses effets morbides, sur un registre causal qui puisse être celui de la vitalité.
Quelque chose se dit donc dans cet appel, qu’il vaudrait mieux interroger, quelque chose oblige à ne pas confondre le désir et son effet; quelque chose de l’effet dénonce bien ce que le désir peut anticiper, mais aussi ce qui le contredit.

Une première piste est fournie par la représentation même de la toxicomanie, représentation d’emblée déshumanisée: l’homme aliéné par l’addiction n’est plus homme, il ne se possède plus lui-même. Il a perdu ce qui caractérise l’humanité: la faculté de contrôle de soi.
Mais cette perte est corrélée à une autre perte symptômatique de la déshumanisation: le rapport au collectif. Le toxicomane n’est pas seulement déshumanisé parce qu’il est aliéné, il l’est aussi parce que cette aliénation est le signe d’un désengagement.Or c’est précisément l’engagement dans le corps social, dans un état régi par des lois communes et par les sentiments collectifs communiqués par ces lois, qui caractérise l’humanité, comme le montrait déjà Aristote en écrivant dans La Politique :

“Celui qui est sans cité, naturellement et non par suite des circonstances, est ou un être dégradé, ou au-dessus de l’humanité. Il est comparable à l’homme traité ignominieusement par Homère de sans famille, sans loi, sans foyer”.

Cette rupture avec l’ordre familial autant qu’avec l’ordre social caractérise le toxicomane, rupture liée non pas aux “circonstances”, c’est-à-dire à un bannissement quelconque, mais à ce qu’il semble y avoir en lui de plus naturel: son désir. Et ce désir d’abandon de la communauté caractérise pour Aristote un “être dégradé”. On voit ici comment la représentation même de ce désir est liée à un concept dévalorisé de l’exclusion, qui renvoie l’exclu à l’animalité:

“Car c’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité”.

Que des notions d’ordre éthique (bien et mal) ou d’ordre juridique (juste et injuste) puissent être identifiées à des “sentiments” montre en quoi l’interdit posé par la loi doit remanier la spontanéité même du désir. Déjà, pour Aristote, le désir humain s’oppose au besoin animal , simple rapport physique à l’instinct, en ce qu’il se dégage de la “sensation du plaisir et de la douleur” pour atteindre le “sentiment du bien et du mal”. En se désanimalisant, l’homme ne se dégage pas seulement de la sensation physique, il se dégage de l’épreuve individuelle des choses pour atteindre à leur dimension collective. Si l’homme peut être défini comme “animal politique”, c’est qu’il sort de l’animalité par le choix spontané d’une vie sociale. Le registre de l’humain est ici un registre fondamentalement désindividualisé.
Or le désir du toxicomane est au contraire surindividualisé , en même temps que tendu sur une dimension cosmique. Il est ainsi triplement désinscrit du rapport au collectif:

1. en ce qu’il suppose l’expérience la plus solitaire, la plus intériorisée et la plus incommunicable qui soit (voir comment, chez Artaud ou chez Michaux, les tentatives pour la traduire littérairement font bien oeuvre mais ne font pas témoignage);

2. en ce qu’il affirme, par excellence, le refus de la loi commune, la transgression d’un interdit collectif, obligeant à entrer en clandestinité;

3. en ce qu’il transgresse l’ordre familial: voir le martyrologue officiel des parents de toxicomanes, voués à la douleur ou à l’abnégation, ou transformés en parents-courage (très exceptionnellement renvoyés à leur part de responsabilité dans l’induction du trouble).

Il faudra donc examiner ici ce que signifie le désir de désinscription, ce qu’il trans- gresse; et si une telle transgression est occasionnée par le désir ou constitutive de lui. Or un tel examen suppose qu’on revienne à une partie de la formule d’Aristote qu’on n’a pas encore explicitée. Si en effet le désir du toxicomane est bien renvoyé à une désinscription de l’ordre de la cité, celle-ci se présente sous la forme d’une alternative, dont on a vu que le premier terme, celui de la dégradation, est bien un donné de la représentation collective de la toxicomanie:

“Celui qui est sans cité est ou un être dégradé, ou au-dessus de l’humanité”.

Mais qu’en est-il du second terme de l’alternative? On peut faire l’hypothèse que si le premier terme relève de la représentation sociale du toxicomane, le second relève, sinon de la perception qu’il a de lui-même, au moins de la représentation qui motive sa démarche. Et l’opposition de ces deux représentations est certainement un élément décisif de l’incommunicabilité qui coupe le toxicomane de son environnement social.
Si la démarche du toxicomane, d’un point de vue juridique, a pour effet de le pousser à la transgression, il semble que la nature de son désir soit moins de transgresser que de transcender. La transgression suppose en effet une démarche d’extériorisation à l’opposé de l’intention qui préside à la prise de drogue: contrairement à la prise d’alcool qui lève les inhibitions, celle-là au contraire (tout particulièrement concernant l’héroïne) conduit à l’introversion, à un retournement vers l’intérieur, et de ce fait vers une dimension purement mentale de l’existence.
En celà,si le désir du toxicomane peut le déshumaniser, c’est précisément en le désanimalisant, c’est-à-dire en le désincarnant. Il est clair en effet qu’un tel désir lui retire tout besoin (besoin de relation sexuelle en particulier, mais aussi besoin alimentaire: un des principaux symptômes de la toxicomanie est l’amaigrissement).
Autant dire que, s’abstrayant de la relation au monde, il ne s’abstrait pas seulement de sa dimension sociale, mais de sa dimension physique, et par là de son propre corps. Le désir d’abstraction, de désincarnation, est désir d’absence au monde. Désir de négation du besoin,et, par là même, désir de surhumanité.
Dès lors, on ne voit pas comment la jouissance attendue de ce désir pourrait être physique, et rien, dans les discours sur l’expérience des psychotropes, ne semble la traduire en ces termes. Cette jouissance sublime dont les toxicomanes mentionnent l’expérience initiale (et généralement non réitérée) se décrit exactement dans les termes vertigineux par lesquels Saint Augustin, au IVème siècle, définit son rapport à la divinité:

“Deus interior intimo meo”.

“Dieu, plus intérieur que mon intimité”: le monde est un vide, le plein est au-dedans; mais cet au-dedans est un infini, autrement dit une plénitude qui, précisément, ne peut jamais être saisie. Il semble en celà que le désir toxicomaniaque ne vise pas le plaisir qui nous relie au corps, mais la béatitude qui nous en délie.
Dans la pensée augustinienne, la tension vers l’infini est tension vers l’intérieur de soi, elle pousse à l’introversion. Le bien et le mal , l’inscription même dans le temps, sont renvoyés à ce que Maurice Blanchot appelle “l’espace du dedans”. La sensualité, qui conditionne notre rapport au monde extérieur auquel nous n’avons accès que par les sens, est de ce fait entièrement désinvestie, et la notion même d’ex-périence est étymologiquement contredite, puisqu’elle ne concerne ici que l’intérieur. La prière fonctionne ainsi chez Saint Augustin comme cet appel du dedans qui n’appelle qu’au dedans, puisque c’est là qu’est l’infini: l’amour est désir de soi.
A cet égard, l’intention toxicomane procède de la même perversion du désir que l’intention religieuse ou mystique.Si le désir humain, dans son origine, se définit bien, par la conscience d’un manque intérieur, comme tension vers l’extériorité; et si la vie elle-même est cet appel au dehors qui, en reliant la conscience au monde, rend le physique insissociable du psychique, alors il y a, dans la toxicomanie comme dans le mysticisme, ce désir perverti, retourné vers soi comme la corne du rhinocéros; mais de ce fait aussi retourné contre soi, contre la part physique que l’ “âme” veut désinvestir, et dont elle tente, par une intention séparatrice, de se dégager.
Le désir toxicomane renvoie à l’abîme intérieur comme à un infini; mais, précisément parce qu’il est éprouvé comme infini, rien ne peut y faire fond comme résistance. Le désir fonctionne bien, comme dynamique, de manière vitale; mais sa vitalité même est ici destructrice de son intention, parce que c’est une force qui, ne rencontrant pas la force antagoniste, s’épuise sans pouvoir s’éprouver.
Un siècle avant Saint Augustin, Plotin, dans Les Ennéades , conceptualise la notion
d’ “extase”: fusion dans la source du tout, contemplation de l’unité absolue qui permet de saisir une transcendance au coeur du monde sensible, de convertir le regard à l’absolu. Ce regard vidé du monde et tourné vers l’intériorité est commun au vécu mystique et au vécu toxicomane: quelle différence entre les yeux révulsés des moines du peintre Zurbaran en extase religieuse, et le regard désinvesti de Nuno, le jeune homme sous psychotrope du film Ossos de Pedro Costa ? Un même désir d’harmonie absolue, un même désengagement du monde et du corps, une même tension ambivalente de retour à soi et de retrait de soi. Désir tourné contre le corps.

Il y a dans la démarche du toxicomane un refus radical de l’animalité du monde, une visée de surhumanité non par la puissance, mais par le retrait (abolition du corps, de l’environnement, de la relation). Il y a le désir, présent en tout homme, d’autosuffisance. L’extase, dans son sens propre, n’est ainsi rien d’autre que l’absence du corps, la poussée de soi hors d’une présence physique au monde.
C’est un des biais qui permettent d’expliquer qu’elle puisse, dans le devenir des toxicomanes, se payer de la prostitution. Celle-ci suppose en effet, par définition, qu’on s’absente de son propre corps, qu’on abolisse en soi la sensation du plaisir autant que celle du dégoût. Il n’y a pas seulement dans la prostitution du toxicomane l’explication économique de la liaison aux milieux mafieux, ou la nécessité d’un argent gagné dans l’urgence; il y a aussi, dans l’essence de la prostitution, l’essence de la toxicomanie: l’épreuve d’une absence de soi. Pouvoir être à n’importe qui suppose l’ascèse de n’y être pour personne.
Le désir d’être du toxicomane atteint ainsi le point d’intensité où il ne peut s’affirmer que dans la négation. Mais la pulsion de mort n’est rien d’autre qu’une volonté d’être absolument. Elle conduit ainsi à transcender l’ordre du relatif, c’est-à-dire justement du relationnel. C’est pourquoi elle identifie l’anéantissement à un accès à l’infini: le désir doit devenir ce qui nous délie du corps, alors que sa fonction originaire est de nous y relier par ce que Spinoza appelle le “conatus”, pulsion vitale indissolublement physique et psychique, constitutive de notre “persévérance dans l’être”.
Or cet être dans lequel il veut persévérer devient pour le toxicomane un être abstrait, a-relatif, qui ne puisse plus être confronté à la résistance du monde, c’est-à-dire, précisément, à l’existence. Ce regard introverti, qui caractérise le toxicomane ou le mystique, n’affronte plus le regard de l’autre: il est tourné vers l’inaccessible en soi; autant dire vers ce qui, ne pouvant pas être atteint, ne peut pas non plus faire obstacle.
Détourné de son intention relationnelle, le regard ne participe plus que d’un désir fusionnel de retour à la matrice originaire: désir, par excellence, régressif.Le toxicomane ne fait ainsi que pousser jusqu’à ses ultimes conséquences un désir présent en tous. Il radicalise la part de haine du monde et de pulsion fusionnelle qui nous est commune, mais que précisément l’existence commune nous pousse à occulter. En celà il assume véritablement un refoulé collectif, la “part maudite” selon l’expression de Georges Bataille.

Ainsi, dans cette volonté de distance à l’égard du monde et du corps, la démarche toxicomane est, dans son intention même, dualiste: elle affirme une séparation de l’âme et du corps. C’est en celà qu’elle ne vise pas la dimension relationnelle du plaisir (qui suppose la relation dynamique au corps et à l’autre), mais la dimension autarcique (pourrait-on dire “onaniste”?) de la béatitude. Elle pousse en quelque sorte à son extrême l’intention que Nietzsche dénonce dans la tradition culturelle occidentale depuis Socrate: celle de l’ “idéal ascétique”, d’une négation du corps dont il voit l’un des avatars dans l’ “adoration du cadavre” par laquelle il désigne la représentation chrétienne du crucifix. Il y aurait ainsi dans la toxicomanie une sorte de rite sacrificiel. Mais un rite exclusivement pratiqué dans l’intimité la plus absolue, celle de la clandestinité.
On voit dès lors ce qu’une telle démarche suppose de contradictoire, et sur quelle antinomie elle repose: la volonté de retrait du monde qu’elle manifeste serait l’expression la plus absolue de la culture dans laquelle elle s’inscrit. Rien en effet n’est plus culturel en nous que ce remaniement du besoin, que l’interdit collectif nous oblige à transformer en désir. Et rien n’est plus culturel que le processus de sublimation par lequel il se désinvestit de son essence sexuelle pour se diriger vers des buts déliés du rapport au corps.

Mais perdre le rapport au corps est en même temps perdre ce qui nous relie à la communauté en général et à la relation en particulier. Le corps est ainsi, paradoxalement, à la fois ce que la communauté nous demande de sublimer (c’est-à-dire de nier), et ce qui nous retient à elle: c’est par notre corps que nous sommes visible à l’autre, par lui que nous pouvons être contraint.
Or c’est à partir d’un tel constat que se dessinent de nouvelles modalités d’approche de la communauté à l’égard des toxicomanes. L’appel de la communauté ne peut en effet concerner que ce qui relie encore le toxicomane à son corps: non pas la toxicomanie elle-même, mais les pathologies qui peuvent en être la conséquence. L’effet le plus clair du désir d’abandon du corps est précisément une sorte de retour du refoulé sous la forme, la plus douloureuse qui soit, du syndrôme de manque,ou sous la forme des pathologies infectieuses (SIDA en particulier), qui poussent à la demande de soin. Dès lors, si la volonté de désincarnation du toxicomane va de pair avec une démarche radicalement individualisante, la possibilité reste toujours offerte au corps social de faire signe au corps physique.
En ce sens, le moyen pour la communauté de rétablir le lien perdu est un appel à la protection du corps. La distribution de “stéribox” fonctionne ainsi comme un signe, l’indice d’une double reconnaissance : elle reconnaît le désir du toxicomane en lui fournissant les objets du rite, et elle en admet les effets collectifs par le geste de la prévention. Un tel geste est d’autant plus fondateur que le désir du toxicomane, abstrait de son objet, se transfère très vite sur un rapport fétichiste aux instruments techniques de l’injection. Dès lors, présenter ces objets sous leur forme stérile est le moyen symbolique de leur reconnaître ce dont le toxicomane les a investis: une forme de sacralité.

Ainsi, si le rapport du désir au plaisir échappe, dans le vécu du toxicomane, à toute emprise communautaire, il n’en constitue pas moins la cristallisation d’affects induits par la communauté. Une nouvelle forme du rapport au collectif semble désormais prendre forme ici, de la manière la plus primitive qui soit: par l’institution de rituels. Peut-être la communauté ne pourrait-elle alors atteindre le toxicomane qu’en renonçant à lui imposer ses normes; mais ce serait pour accepter, par une sorte de retournement dialectique, de sacrifier à ses rites.

© Christiane Vollaire