Une histoire à contre-vent


Pour la revue Pratiques n°72 Anniversaire – Utopie
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On se soulève, c’est un fait ; et c’est par là que la subjectivité (pas celle des grands hommes, mais celle de n’importe qui) s’introduit dans l’histoire et lui donne son souffle. (…). Nul n’est tenu de trouver que ces voix confuses chantent mieux que les autres et disent le fin fond du vrai. Il suffit qu’elles existent, et qu’elles aient contre elles tout ce qui s’acharne à les faire taire, pour qu’il y ait un sens à les écouter et à chercher ce qu’elles veulent dire. (…) Tous les désenchantements de l’histoire n’y feront rien.

Michel Foucault écrit ces lignes dans Le Monde du 11-12 mai 1979, à propos de l’Iran dont le soulèvement révolutionnaire, qu’il a soutenu depuis un an et qui a mis à bas le pouvoir du Shah, est en voie d’être écrasé par le pouvoir clérical de la République islamique. Le texte s’intitule « Inutile de se soulever ? ».
En 1979, Pratiques a quatre ans. Créée dans la mouvance des années soixante-dix, cette année 1975 où Ivan Illich publie Némèsis médicale pour dénoncer « l’expropriation de la santé », elle porte, avec le Syndicat de la Médecine Générale dont elle accompagne la naissance, ce souffle qui anime d’un élan commun des médecins, des soignants, des patients et nombre d’impatients, pour qui la santé doit devenir un espace de réappropriation.
Comment ce souffle initial peut-il donc continuer à porter l’énergie de la revue, de ses auteurs et de ses lecteurs, à l’encontre de tous les désenchantements ?

1. Un souffle d’énergie
Dans les années quatre-vingt, ce souffle d’énergie s’affrontera aux vents contraires des politiques internationales : l’élection d’un Président responsable du parti socialiste en France a lieu la même année que celle de Reagan, représentant la droite la plus violente aux Etats-Unis. Et le sabordage des politiques de santé qui s’ensuivra tend à pousser à l’extrême cette « expropriation » que dénonçait Illich, non seulement dans l’espace de la santé, mais dans l’espace public déstructuré par l’ouragan de la globalisation.
Et pourtant, ce souffle, dont Foucault dit qu’aucun vent de l’histoire ne peut le balayer, continue de porter ceux qui nous suivent. Pas simplement dans les mots, mais dans le quotidien des pratiques. Il continue de soulever des élans de solidarité, comme le voyage, dans la Grèce soumise à la troïka, d’un groupe du SMG et de Pratiques pour soutenir les actions de résistance soignante et citoyenne.
Pratiques, par sa longévité même, à travers les transformations, les débats et les mouvements internes dont elle a été (et est toujours) le lieu, cristallise en effet des enjeux qui à coup sûr dépassent ce que nous pouvons imaginer. Elle fonctionne à certains égards comme un capteur de particules. Elle fédère là où l’on ne s’y attend pas, et dissocie là où l’on s’y attendrait encore moins. Partout où on la présente, elle suscite un intérêt, une attention, un étonnement, et souvent un enthousiasme, comme si elle répondait à une attente, comme si elle comblait un manque. Comme si la dynamique qui continue de l’animer allait au-delà de la surdité des pouvoirs politiques (de droite ou de « gauche ») à ses revendications ; au-delà de l’hostilité des corporatismes médicaux à ses choix éthiques ; au-delà de la quasi-censure des médias sur ses prises de position.
Depuis les années quatre-vingt, et l’abattement de la main de fer ultra-libérale sur la scène politique internationale, depuis 1983 très précisément, et la trahison en France des idéaux de la gauche sociale par un pouvoir socialiste , la revue aurait pu cent fois exploser, imploser, disparaître. Mais, privée de soutien institutionnel, privée de soutien financier, privée de soutien médiatique, elle ne persiste pas seulement dans son existence, elle renouvelle ses champs d’expression et de réflexion, élargit son panel d’auteurs, affronte les secousses de sa propre histoire autant que celles, plus violentes, de la grande histoire. Quelque part, à son niveau et dans toute sa diversité, elle participe aussi de cette histoire qu’elle contribue, de sa place si particulière et irremplaçable, à écrire.

2. Un questionnement au-delà de la santé
Cette place, qui s’enracine dans un questionnement sur la santé, n’est peut-être au final si forte que parce que ce questionnement, qui lui demeure central, l’ouvre à un au-delà de la santé. La puissance initiale de Pratiques a été d’ouvrir le champ médical à un au-delà de la médecine, vers l’horizon plus large de la santé. Et, au début des années deux mille, sa puissance a été, sous l’impulsion de plusieurs de ses membres, d’ouvrir plus largement ce champ de la santé lui-même aux questionnements philosophiques, sociologiques, anthropologiques, économiques dans lesquels il s’inscrit. C’est, pour une part (et pour une part seulement), cette impulsion-là qui a permis à cette entité que constitue la revue, au-delà de la diversité de ceux qui la composent, de sortir de ce que Félix Guattari appelait « les années d’hiver », cette décennie de réaction politique qui a succédé à l’élan des années soixante-dix, contexte de l’émergence de Pratiques.
Mais sa puissance est aussi de maintenir fermement son ancrage fort dans le soin, dans la pratique, dans la réalité de l’exercice. Et dans l’écriture venue de cet exercice et des réflexions qui le portent. Dans des écritures fortes et singulières qui permettent de le dire et d’en partager l’expérience .
Devenir une revue à usage interne pour les soignants et les témoignages de patients aurait pu être un écueil. Devenir une revue universitaire de théorisation sur la santé aurait pu en être un autre. Devenir une revue syndicale aurait pu en être un troisième. Pratiques a réussi à naviguer entre ces trois écueils, à se rendre accueillante à la théorie non pas pour renoncer à ses fondements pratiques, mais pour leur donner un autre écho, et en recevoir de nouveaux éclairages. À s’ouvrir à des analyses plurielles sans renoncer à ses exigences militantes. Et ces aller-retours font toute la richesse et la singularité de son contenu.
Bien sûr qu’il y a aussi des dialogues de sourds, des échecs de l’échange, des débats avortés, et tout ce qui fait le quotidien ordinaire d’un collectif. Mais au final, c’est l’entité Pratiques, comme lieu de cristallisation du commun, qui permet la coexistence des divergences et la possibilité, comme en toute société, du pluriel.

3. Un espace écosophique
On pourrait dire que Pratiques existe comme une sorte d’espace écosophique, si l’on donne à ce terme le sens que lui donnait Félix Guattari. En 1989, Guattari publiait aux éditions Galilée Les Trois Écologies. On pouvait lire dans la préface :

Les perturbations écologiques de l’environnement ne sont que la partie visible d’un mal plus profond et plus considérable, relatif aux façons de vivre et d’être en société sur cette planète. L’écologie environnementale devrait être pensée d’un seul tenant avec l’écologie sociale et l’écologie mentale, à travers une écosophie de caractère éthico-politique.

Ces trois écologies (environnementale, sociale et mentale) définissent pour chacun d’entre nous trois modes de rapport à son milieu (physique, politique et psychologique), autrement dit trois formes de notre rapport à la santé, si l’on définit celle-ci comme exigence d’équilibre. Penser ces trois écologies « d’un seul tenant », c’est dire qu’on ne peut pas réfléchir la question de la santé des personnes, au sens strict du terme, sans réfléchir, indépendamment de cette question même, la santé d’un corps social, l’équilibre qui le sous-tend et les facteurs de déséquilibre qui le menacent.
De cette écosophie participe aussi la dimension esthétique de la revue : la beauté de sa maquette, la force de ses couvertures, l’engagement des artistes qui y collaborent et en façonnent la visibilité, en termes de dessin comme en termes de photographie. Dans cette véritable invasion que constitue l’esthétique des magazines de la presse main-stream, au milieu de la pollution visuelle qu’ils produisent en continu, les choix esthétiques de la revue contribuent aussi à une forme d’écologie mentale.
L’engagement des soignants et des chercheurs qui collaborent à Pratiques, leur implication professionnelle et militante non seulement dans les pratiques médicales liées aux enjeux de vie et de mort (avortement, aide au suicide, euthanasie, accompagnement), mais dans les problématiques liées à l’équilibre d’un corps social (chasse aux migrants, violences policières, discriminations sociales) ne visent pas seulement l’amélioration d’un système de santé (question de l’accès aux soins, des lobbies pharmaceutiques ou assurantiels), mais aussi ce qui en est la condition : la nécessité d’un espace public véritablement partagé. Et la revue, centrée sur les problématiques de santé, fédère aussi les énergies par cette exigence qui les contextualise.
Une des ambitions utopistes, dans un contexte à la fois globalisé et profondément sectorisé, c’est de permettre l’échange, non seulement entre des disciplines qui ne se parlent pas, mais ente des secteurs d’activité qui s’ignorent. Et c’est une des formes que l’on peut donner à la solidarité. Qu’une revue, ou son site, puisse relayer avec la même conviction les efforts quotidiens d’un soignant pour entendre le patient qui lui fait face, les tentatives communes pour résister au rouleau compresseur de la machine bureaucratique, les volonté obstinées de créer des espaces de soin non discriminants, les analyses de ce qui y fait obstacle et les théorisations politiques de ce qu’est un espace public, c’est peut-être une ambition démesurée, mais c’est pourtant celle que chaque numéro de Pratiques finit par réaliser. Cela ne suppose pas seulement la pluralité des contributions, mais la pluralité des points de focalisation, et la pluralité du lectorat.

Dans le contexte actuel de brutalisation du politique, de surenchère de la violence dans l’engagement des guerres post-coloniales, dans la réplique brutale des techniques d’attentat et la riposte de l’ultra-violence militaire et de l’ultra-contrôle policier, ce n’est pas seulement la perte des morts et la santé des blessés qui sont en jeu sur le territoire d’où nous parlons, c’est aussi la santé du corps social tout entier, cette écologie mentale liée à l’équilibre politique, et qui nécessite une réflexion au-delà de l’instant. Judith Butler écrivait le 19 novembre :
Le deuil semble strictement limité au cadre national. Les près de 50 morts de la veille à Beyrouth sont à peine évoqués, et l’on passe sous silence les 111 tués en Palestine au cours des dernières semaines ou les victimes à Ankara. (…) Il semble que la peur et la colère puissent conduire à se jeter violemment dans les bras d’un Etat policier. Je suppose que c’est la raison pour laquelle je préfère ceux qui se trouvent dans l’impasse. Cela signifie qu’il leur faudra du temps pour y voir clair. Il est difficile de réfléchir quand on est accablé. Il faut du temps et des gens qui soient prêts à le prendre avec vous.
« Des gens qui soient prêts à prendre le temps avec vous », c’est aussi cela, l’utopie d’une revue, et la force d’une réflexion qui pense la santé sociale en termes de solidarité.