UNE FORCE DE LA NATURE


Pratiques n° 16, « Les émotions dans le soin », janvier 2002

L'exercice médical est nécessairement provocateur d'émotions, puisque l'objet même de la médecine est un objet émotionnel : c'est la dynamique de l'existence qui est en nous, la relation intime que nous entretenons avec la vie, la mort et la douleur. De là le problème majeur auquel s'affronte l'exercice médical : son objet tend toujours à dépasser sa compétence.
Il arrive donc qu'expliquer et soigner soient deux exigences antagonistes, tout simplement parce qu'il faut bien admettre en médecine l'impossibilité d'une explication intégrale. Or c'est de cette impossibilité que l'émotion fait symptôme. Impossibilité de réduire le corps à ses limites, c'est-à-dire de le réduire au biologique. De dissocier en lui la dimension physique et la dimension mentale, autant que de le scinder en ses parties. Mais la tradition médicale occidentale semble tissée d'une incapacité à assumer cet impossible. A admettre ce qu'on pourrait appeler la dimension baroque de l'existence : sa tendance au débordement.
Dès lors, toute l'histoire de la médecine peut se réduire au statut qu'elle accorde à ce qui lui échappe : l'ignorer délibérément, le réfreiner, le canaliser, le renvoyer du côté du psychiatrique (dissociant la médecine du corps de celle de l'âme), le condamner (comme possession démoniaque), le faire taire (dans la plainte du patient autant que dans celle du soignant). Autant de formes différentes d'un processus qui n'est rien d'autre que celui du refoulement.
Car l'émotion est d'abord une force, un principe dynamique de la nature non pas inhibé, mais potentialisé par la culture. Dans son ambivalence même (mentale, mais aussi physique; naturelle, mais remaniée par des facteurs culturels), l'émotion semble donc, par excellence, le mauvais objet du discours médical.

La contre-nature déontologique

Il y a émotion partout où le corps n'est pas maîtrisable, partout où se manifeste notre relation immaîtrisée à l'autre et au monde. Or l'un des lieux les plus constants du vécu émotionnel est précisément la relation médecin-malade. Lieu de transfert et de contre-transfert, lieu d'identification rampante ou de distance affirmée, lieu du rapport le plus constamment émotionnel depuis l'enfance, qui est le rapport de pouvoir.
C'est pour parer aux effets négatifs de cette dimension émotionnelle, qu'ont été écrits les textes déontologiques d'Hippocrate : dès l'Antiquité, le vécu du médecin est un vécu dans lequel l'émotion fait obstacle à la crédibilité de l'acte :
"Ce ne sont pas de petits rapports que ceux du médecin avec les malades;
les malades se soumettent au médecin, et lui à toute heure est en contact avec des femmes, avec des jeunes filles, avec des objets précieux; il faut, à l'égard de tout cela, garder les mains pures." (Du Médecin , I)
Dire ici l'obligation déontologique, c'est évidemment affirmer la naturalité du désir; c'est dire tout ce qu'il y a de libidinal dans l'objet de l'exercice médical. Non seulement parce qu'il est en relation avec le corps de l'autre comme objet naturel du désir, mais parce qu'il établit avec l'autre une relation de domination qui est vectrice de jouissance.
Si la loi doit s'exprimer dans le langage, c'est pour mettre un frein à la naturalité de l'émotion. Cette médecine "pure" vise en quelque sorte à une asepsie morale, en vue de légitimer et de crédibiliser le médecin face au patient. Fonction que remplit aussi la propreté physique :
"Il sera d'une grande propreté sur sa personne; mise décente, parfums agréables et dont l'odeur n'ait rien de suspect; car, en général, tout cela plaît aux malades." (Ibidem)
Il est à noter ici qu'aucune considération d'hygiène ne suscite cette exigence de propreté, mais seulement un souci de représentativité : au plan physique comme au plan moral, c'est la représentation esthétique du médecin qui est en jeu, et c'est en quoi la déontologie n'est pas une éthique : le devoir n'est lié qu'à la publicité de la fonction. Or la visibilité de l'émotion destituerait une telle publicité. Ainsi l'apparence de la médecine repose-t-elle sur une occultation, liée à la fois à son vécu émotionnel et à sa réalité physique : appeler à la pureté et à la propreté une profession qui ne s'exerce que dans les tentations et les déjections, c'est en faire un exercice contre-nature.

La contre-nature physiologiste

Un autre texte canonique de la tradition médicale, écrit en pleine période romantique au milieu du XIXème, semble au contraire justifier l'exercice médical dans sa dimension la plus passionnelle :
"Le désir ardent de la connaissance est l'unique motif qui attire et soutient l'investigateur dans ses efforts (...), qui devient à la fois son seul tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connaît pas les tourments de l'inconnu doit ignorer les joies de la découverte."
Il affirme "l'excitation constante donnée par l'aiguillon de l'inconnu", la nécessité d' "exciter la vitalité de la science" en "suscitant des combats".
En 1865, c'est à la fin de l'Introduction à la médecine expérimentale, dans le chapître IV, que Claude Bernard écrit ce passage enthousiaste sur la "vitalité de la science".
Mais le caractère sidérant de ce texte est que les "tourments", l' "ardeur", le "désir", l' "excitation", issus du vocabulaire romantique d'une valorisation des émotions, n'y sont utilisés que pour qualifier la recherche scientifique. Or ce renvoi de l'émotionnel à la passion de la recherche est entièrement détourné de tout rapport au patient. Et l'on peut dire en ce sens que, si la recherche monopolise toute l'énergie affective, c'est que le patient en a été radicalement désinvesti : "Les malades ne sont au fond que des phénomènes physiologiques", écrit Claude Bernard; et, exaltant la "vitalité de la science", il affirme en contrepoint :
"Il faut donc chercher toujours à supprimer complètement la vie de l'explication de tout phénomène phyiologique".
Ainsi peut-on voir à l'oeuvre, dans l' Introduction à la médecine expérimentale , un processus à la fois nécessaire et problématique. Nécessaire, celui qui permet une fondation de la connaissance des phénomènes physiologiques sur le principe des sciences exactes : la connaissance des lois de la physique et de la chimie est nécessaire à l'étude des modifications cellulaires qui traduisent le fonctionnement physiologique. C'est un tel travail qui permettra à Claude Bernard la mise en évidence de la fonction glycogénique du foie et la connaissance des mécanismes digestifs. Problématique, celui qui réduit l'intégralité du fonctionnement du corps à ces phénomènes physiologiques, ignorant tout des phénomènes émotionnels qui en conditionnent ou en perturbent la régulation. Celui de l'adoption des sciences exactes non plus comme principe explicatif, mais comme paradigme, comme modèle de toute l'activité médicale.
C'est en cela que la notion de "milieu intérieur", découverte par Claude Bernard dans sa formulation contradictoire, est éclairante : faire du milieu intérieur un principe explicatif prioritaire, c'est renvoyer à l'intériorité du corps toute l'étiologie médicale. Et c'est, à partir de là, dénier toute valeur étiologique aux fonctions de relation, à l'environnement, au cosmos ou à l'autre, pour ne faire intervenir que des fonctions d'absorbtion et d'excrétion.
Mais c'est par là même renvoyer au non scientifique ce qui doit pourtant bien faire l'objet d'une investigation rationnelle : les effets constitutifs de notre rapport émotionnel à l'existence.

En fondant la médecine expérimentale, c'est donc bien une position médicale que Claude Bernard institue, celle qui affirme comme un présupposé ce qu'Hippocrate tentait d'imposer comme un devoir : le statut d'extériorité du médecin. Mais là où, pour Hippocrate, cette position était celle d'une prise de distance à l'égard de son semblable, pour Claude Bernard au contraire, c'est le regard porté sur un être radicalement objectalisé, réduit à la régulation de ses fonctions et aux propriétés de ses tissus, c'est-à-dire explicitement déshumanisé.
Or cette position médicale est véritablement, comme le souhaitait du reste Claude Bernard, formatrice : elle enseigne un regard sur l'autre qui institue le devenir de la médecine la plus contemporaine. Et il n'est pas indifférent que ce devenir soit lié à l'émergence d'une technique devenue de plus en plus performante : celle de l'anesthésie. C'est-à-dire précisément de la privation sensorielle, de la déliaison entre âme et corps, de l'abolition de la fonction de relation qui détermine l'émotion. Réduction du corps vivant à ses fonctions végétatives, objet idéal de la médecine expérimentale.

Un statut romantique de l'émotion

On le voit ici, le problème n'est pas celui de la valeur de la médecine expérimentale comme moteur de recherche déterminant. Le problème est bien plutôt celui d'une réduction de la médecine en général à ce modèle expérimental. C'est en ce sens que la réduction physiologiste doit être en permanence à la fois reconnue et dépassée par une véritable pensée de l'émotionnel. D'une telle tendance témoigne en particulier la recherche médicale issue des courants romantiques allemands à partir de Goethe.
Ce qui fonde la conception romantique en général est un rapport de l'homme à la nature qui ne peut pas être d'extériorité, mais qui est nécessairement englobant . La nature ne peut devenir simple objet d'expérimentation, parce qu'elle est d'abord condition d'émergence de la vie. Les Romantiques vont reprendre à leur compte l'affirmation de Spinoza au XVIIème "Tout est nature" pour montrer comment, de la nature humaine à la nature cosmique et du microcosme au macrocosme, il n'y a ni séparation ni rupture; pour affirmer que la connaissance de la nature n'est pas de l'ordre de l'explication mais de la compréhension : là où l'explication place le sujet en position d'extériorité, la compréhension l'intègre comme partie de ce qu'il tente de connaître. Le sentiment romantique est donc d'abord et prioritairement un sentiment d'appartenance, d'intégration dans une unité. C'est en ce sens que la médecine romantique, "spécialité germanique" comme l'écrit Georges Gusdorf dans son ouvrage sur Le Romantisme, se situe dans la filiation des traditions orientales (indienne ou chinoise en particulier), qui inscrivent l'ordre du corps à la fois dans une analogie cosmique, et dans une tension sthénique (un jeu d'équilibre entre des forces, étranger à l'interprétation anatomo-physiologiste).

Dès lors, l'émotion n'est plus mise à distance comme facteur de confusion, elle est au contraire elle-même l'un des moyens de la compréhension. Etre ému, c'est éprouver en soi la vitalité de la nature, c'est être porteur de sa dynamique, et c'est dès lors pouvoir la comprendre dans son unité. C'est pourquoi la médecine romantique est une médecine en première personne : l'expérimentateur se fait en même temps objet de l'expérimentation, et toute médication n'est qu'une forme appliquée à l'autre de l'auto-médication. Je reconnais dans l'autre l'une des possibilités de mon propre devenir; et, du normal au pathologique, la différence n'est que de degré, en aucun cas de nature.
Ainsi s'institue dans la position romantique une conception de l'organisme comme totalité physico-mentale d'un individu intégrée dans la totalité de l'univers. Cette pensée de la totalité est aussi un enthousiasme de l'unité, la conscience que la différence nous renvoie toujours à une figure de l'identité, que le mouvement intérieur de nos émotions est en quelque sorte analogique du mouvement de l'univers. Dès lors, dans la pensée romantique, la reconnaissance de l'émotion devient une fonction essentielle de l'activité de connaissance; mieux, l'émotion elle-même n'est rien d'autre qu'une des formes de la connaissance (ce que Spinoza appelait déjà le "savoir de l'éprouvé"). Elle devient ainsi, en médecine, un moteur de l'activité diagnostique aussi bien que thérapeutique. Toute émotion pathogène prend de ce fait valeur expressive : on retrouvera cette filiation romantique dans la pensée psychanalytique.
La médecine romantique, dont Schelling est l'un des penseurs, institue ainsi un système de valeurs qui confère à la maladie une dignité ontologique : si elle fait symptôme, c'est précisément par l'irruption de l'émotionnel comme manifestation de la singularité. La maladie n'est pas une fatalité, mais, comme le propose Novalis, un "problème musical", une rupture harmonique qui fait sens et qu'il faut entendre.

La singularité émotionnelle

Dans son ouvrage De la résistance, Françoise Proust montre comment l'émotion, parce qu'elle engage corrélativement le physique et le mental dans l'activité du corps, est un facteur essentiel de contre-pouvoir face à la maladie :
"La résistance n'est le fait ni de la volonté ni de la raison; elle n'est la mise en oeuvre ni d'un raisonnement ni d'une décision. Tout entière affectuelle, elle se confond avec son aventure et son trajet."
(ed.du Cerf, p.49)
La résistance à la maladie n'est pas le fruit d'une décision délibérée, mais d'un engagement émotionnel. L'auteur parle en ce sens d'une indignation, d'une colère face à la maladie, qui mobilisent spontanément les ressources énergétiques, opèrent des déplacements ou des configurations qui peuvent modifier le cours d'un processus pathologique, l'accélérer, le ralentir ou l'inhiber. L'émotion n'offre en ce sens de potentialité thérapeutique que parce qu'elle est prioritairement singulière : impossible à universaliser, impossible à répertorier, mais aussi insusceptible de faire l'objet d'une injonction médicale, et encore moins d'une prescription. Il n'y a pas de lieu physique de la résistance émotionnelle à la maladie, et aucune pharmacopée psychotrope ne peut s'y substituer.
Délier la résistance de toute injonction médicale, c'est donc évidemment la dissocier du registre (effectif par ailleurs) de l'immunité; mais c'est aussi désigner en elle ce qui spécifie l'émotion et demeure inassignable à une culture médicale de la norme : sa singularité. La dimension émotionnelle apparaît ainsi comme l'un des facteurs déterminants du processus thérapeutique. Mais la relation thérapeutique en est dès lors inversée : ici, le médecin n'a pas à imposer l'autorité d'un rapport de soin, mais à accompagner un mouvement intérieur de celui qu'on appelle "patient", et qui peut alors devenir agent de son rapport à la maladie.

Dès lors s'affirme la nécessité non pas de renoncer à la rationalité scientifique, mais de l'intégrer dans une logique de l'émotion; de comprendre ce qui, dans notre pouvoir émotionnel, peut faire sens et pas seulement tabou. Emotion comme principe étiologique, puisqu'elle peut être à l'origine d'un processus pathologique comme facteur déclenchant ou favorisant; mai aussi émotion comme conséquence de la maladie, qui déclenche aussi bien des processus négatifs d'angoisse ou de désidentification, que des processus positifs de résistance; émotion comme vécu réciproque de la relation soignant-soigné, dans l'univers hospitalier autant que dans le cabinet médical. Emotion enfin que nécessite le processus d'identification à l'autre, point de départ incontournable, et qui doit être assumé, à toute prise de distance critique ou médicale.
En ce sens, si les progrès de la médecine rationaliste ont permis, dès le XVIIème, l'émergence d'un authentique science à l'encontre des dogmatismes médicaux, la dénégation de l'émotionnel, en revanche, ne pourrait désormais être interprétée que comme une nouvelle forme de l'obscurantisme.

© Christiane Vollaire