UNE FONCTION SOUMISE AU GENRE :
LE RÉEL INVALIDÉ PAR SES REPRÉSENTATIONS


Pratiques n° 14-15, « Profession : Infirmière », septembre 2001

Toute position sociale repose sur une fantasmatique : un processus dans lequel l’efficacité de l’image occulte la réalité de l’activité, la détourne ou la réduit. Concernant les professions infirmières, ce processus fantasmatique est d’autant plus fort qu’elles suscitent un fort potentiel émotionnel, lié à la fois au vécu de la souffrance et à la représentation de la femme. Jamais cette profession ne s’associe ni à la représentation d’un savoir, ni à celle d’un pouvoir, mais toujours à celle d’une érotisation liée au genre féminin, et on peut même dire à tous les canons du genre : femme-pute (nue sous sa blouse) , femme-mère (opulente et protectrice), femme-vierge (oblative et dévouée).
Or, que cette profession soit majoritairement féminine ne nous semble pas lié à des aléas historiques, mais à l’essence même de ce qu’elle représente, à ce qui rend si difficiles non seulement ses mutations à venir, mais la reconnaissance de ses crises présentes. Si cette profession s’autoproduit au genre féminin (en dépit d’une présence masculine dans ses effectifs), peut-être sa mutation véritable ne pourra-t-elle passer que par un accès de ses représentations (statistiques autant qu’imaginaires) à la neutralité.

La définition même du métier d’infirmière s’inscrit dans une représentation à la fois sexuée et hiérarchisée, et hiérarchisée par sa sexualisation même : que le métier se définisse “sous la direction du médecin” le place d’emblée dans un régime de subordination. De même n’existe-t-il pas de substantivisation du titre, de domaine constitué de son exercice ou de son savoir : l’équivalent du terme générique de “médecine” pour désigner l’activité médicale n’existe pas pour le champ de la connaissance, de la pratique ou de l’activité infirmière.
Que l’infirmière exerce en libéral ou en milieu hospitalier, cette pression hiérarchique est une constante. Et ce qu’on voudrait montrer ici, c’est qu’elle est corrélativement identifiante et désesthétisante. Identifiante parce que l’infirmière intègre sa position comme une position d’exécutante, et se modèle elle-même sur cette fonction. Désesthétisante, parce que dans cette mise en scène que constitue l’espace hospitalier, sa place est celle de l’effacement.
Que cette profession ait un genre, signifie donc précisément que sa représentation n’est jamais neutre. A cet égard, le slogan “Ni bonnes, ni connes”, présent dans les grèves des années quatre-vingt-dix, est emblématique : la première revendication est une revendication liée au genre avant d’être liée au salaire. Le désir de revalorisation, c’est-à-dire de réesthétisation, se manifeste dans sa négative : délier la profession des fantasmes dont elle est le lieu, pour l’ancrer dans la réalité de son exercice. Mais ce fantasme est précisément celui sur lequel elle s’est constituée. Celui qui nourrit l’imaginaire social, et dont le succès du feuilleton “Urgences” est l’un des avatars les plus récents.
De la question des genres, et de la subordination qui lui est liée, relève le vocabulaire même qui désigne le travail : on parlera du rôle du médecin et de la tâche de l’infirmière. La tâche d’exécution n’est pas une véritable tâche de médiation entre médecin et patient : elle suppose un relais vertical, du savoir à son application, de la prescription du médecin à son exécution par l’infirmière. Il n’y a donc ni partage du savoir, ni délégation de pouvoir. L’infirmière assure les conditions de possibilité de l’exercice de la médecine : en quoi pourrait-elle constituer, au sein de l’empire médical, un contre-pouvoir ? Où a-t-on vu des infirmières dénoncer les abus des médecins, leurs erreurs, ou s’ériger en regard critique sur l’exercice médical ? Où s’est-on demandé si la légitimité d’une prescription médicale pouvait être questionnée par le paramédical ?
Le conditionnement de l’infirmière, c’est celui d’un renoncement au savoir. Que les amphis d’anatomie lui soient fermés, qu’un vernis de savoir lui soit superficiellement concédé, que sa formation sollicite surtout les “cas concrets”, que les critères de détermination qu’on lui fournit face au patient soient de l’ordre d’une psychosociologie de bazar ( les “besoins primaires”), que lui soit retirée toute possibilité de comprendre et de prescrire, que lui soit imposée comme unique source de légitimité la référence au médecin, en font un exécutant formé prioritairement à la docilité. Ainsi la représentation que l’infirmière se fait d’elle-même construit-elle et pérennise-t-elle une réalité de sa profession, s’il est vrai, comme l’écrit La Boétie dans le Discours de la servitude volontaire, que “la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude”.

Ce principe de soumission est lui-même fondé dans l’histoire de l’institution hospitalière. L’hôpital est en effet, dès son origine moderne (ce que Foucault appelle “la naissance de la clinique”, à partir de la fin du XVIIIème), le lieu d’une théâtralisation de la médecine. Toute l’organisation hospitalière se règle sur cette volonté de redistribuer les fonctions, c’est-à-dire d’établir, au sens strict du terme, les hiérarchies. Dans une société qui se définit par son autonomisation à l’égard du religieux, le terme même de hiérarchie (des mots grecs “hieros” signifiant sacré, et “archè” signifiant le commandement) indique le glissement vers d’autres formes de sacralisation : la hiérarchie, c’est la sacralisation du commandement institutionnel. On voit ici comment la laïcisation de l’ordre social, propre à la fin du XVIIIème, est corrélative de la sacralisation de ses institutions.
Dans un hôpital qui n’est plus prioritairement lieu thérapeutique, mais lieu de recherche et d’enseignement dont le corps du patient est l’objet, la fonction de soin est nécessairement dévalorisée : ne répondant à aucune des finalités prioritaires du système hospitalier moderne tel qu’il est en train de s’instituer, d’une part elle renvoie à ses fonctions archaïques, d’autre part elle s’inscrit dans les tâches serviles de la nouvelle féodalité hospitalière. Enfin, là où les nouvelles hiérarchies des fonctions médicales ont entièrement redistribué les rôles (voir en particulier la position du chirurgien, qui passe du statut de manutentionnaire à celui de figure de proue du système hospitalier), les fonctions paramédicales se trouvent renvoyées aux même hiérarchies conventuelles, militaires ou policières que précédemment : de l’infirmière à la surveillante, à la surveillante-chef ou à l’infirmière générale, la hiérarchie n’est pas de savoir ou de compétence médicale, mais d’ancienneté, d’aptitude au contrôle ou de compétence administrative. Un monde identique à celui des “gens de maison”, adaptant à l’institution les modèles de la domesticité. Un monde stabilisé, stratifié par des niveaux de subordination.
Il est clair que, dans cette logique, le terme même d’équipe hospitalière ne peut avoir de sens : il y a un staff médical, qui accède aux réunions et qui partage le savoir (avec ses propres hiérarchies internes), et il y a une équipe paramédicale, objet d’une autre hiérarchie, au sein de laquelle on se répartit les tâches et les jours de congé. Quelquefois, dans le meilleur des cas, il y a quelques efforts de remise à niveau des seconds par les premiers. Mais à aucun moment il n’y a discussion sur les objectifs, partage des compétences ou remontée des propositions.

Mais l’exercice infirmier va aussi contribuer à définir des champs normatifs. Cette profession qui est sans arrêt témoin du relâchement et de la déchéance physique, de la désocialisation que produit la maladie, de l’abandon de toutes les normes culturelles (celle de la pudeur en particulier), s’avère induire des comportements on ne peut plus normalisants (mépris de la marginalité, soumission face au pouvoir). Foucault en présente une illustration dans La volonté de savoir, premier tome de son Histoire de la sexualité, en présentant la Salpêtrière :
“C’était un immense appareil d’observation (...), avec son jeu de questions que les médecins, d’un geste ou d’une parole, suscitent ou effacent, avec la hiérarchie du personnel qui épie, organise, provoque, note, rapporte, et qui accumule une pyramide d’observations et de dossiers”.
Il montre ainsi comment le personnel hospitalier contribue constamment à fournir au pouvoir médical les instruments de sa puissance en relayant sans cesse les critères normatifs de la surveillance et de l’observation. Norme sanitaire, mais aussi norme morale et norme sociale. Dans la profession infirmière en particulier, ce rapport à la norme devient redoutable : le conformisme social y est majoritairement aggravé par la subordination. Etre privé d’autonomie professionnelle, c’est courir le risque de perdre son autonomie mentale et intellectuelle, tant les attitudes psychologiques sont déterminées par les comportements sociaux.

L’une de ces normes, sanitaire mais terriblement connotée dans l’imaginaire social, est celle de l’asepsie. Terme qui ne désigne aucune réalité, et pas davantage une virtualité puisqu’il contredit l’essence même de la vie.
Dans ce lieu, septique par excellence, qu’est l’hôpital, l’objectif de l’asepsie crée la permanence culpabilisante d’un rapport au devoir. Or c’est à ce terme qu’est entièrement attachée toute la spécificité du travail infirmier, c’est prioritairement à cet apprentissage normatif que vise la formation : apprendre à soigner sans infecter. Toucher, manipuler, piquer, sonder, envahir le corps sans le contaminer. C’est-à-dire se considérer soi-même comme sujet potentiel et permanent de contamination, comme vecteur de souillure.
Il n’est pas question de nier la nécessité des précautions anti-infectieuses : elles sont effectivement vitales, et la fréquence des infections nosocomiales ne peut que pousser à les mettre en oeuvre. Il est simplement question de dire qu’elles contribuent efficacement, chez l’infirmière, à une conception dévalorisée de soi-même, non seulement comme vecteur de transmission, mais comme fauteur d’insuffisance ou d’oubli : qui peut prétendre appliquer intégralement des règles qui ne sont pas intégralement applicables ?

Cela conduit à interroger le “geste” infirmier : à une profession réduite à ses tâches, c’est le geste qui peut conférer une part de noblesse . Là où le geste disparaît, la profession, déjà privée du pouvoir de prescrire, se réduit à la besogne.
La question du geste est ainsi déterminante dans un univers hospitalier déterminé par les hiérarchies médicales, mais aussi dans un contexte culturel et social où les professions médicales sont globalement en voie de régression économique. Bien des gestes infirmiers apparaissent, pour des raisons financières, “confisqués” par les médecins (c’est le cas en particulier des prélèvements opérés par les médecins biologistes), imposant corrélativement à l’infirmière une dénégation de technicité (renvoyée du côté du savoir médical) et une relégation dans la servilité, à des tâches ne requérant aucune compétence spécifique.
Il n’est pas question de dénier la valeur, non seulement hygiénique mais relationnelle, de la toilette du malade, le lien qu’elle permet de construire. Mais d’une part, en situation (constante) de déficit en personnel, cette activité est renvoyée à l’automatisme (et peut même devenir traumatisante pour le patient), d’autre part toutes les revalorisations discursives dont elle peut faire l’objet cèdent devant ce constat : elle constitue une activité répétitive, et nécessite au plus quelques conseils élémentaires, en aucun cas une formation de trois ans. Or, pour une large part des infirmières (en libéral en particulier), elle représente l’activité principale.
Ce qui apparaît ainsi dans l’histoire même de la profession infirmière, c’est son enracinement dans une tradition du déni de savoir autant que du déni de pouvoir. C’est une représentation de soi liée à un système de soumission, ou plus précisément d’aliénation. Tradition dans laquelle le droit de prescrire accordé au médecin est corrélatif d’un interdit de savoir imposé à l’infirmière. On aurait pu penser que les nombreux signes d’affaiblissement du pouvoir médical dans le champ de la représentation sociale produiraient une sorte de rééquilibrage. Ils ont au contraire creusé les écarts, tant il est vrai que l’histoire des rapports entre médical et paramédical n’a jamais été celle d’une solidarité, mais celle d’un conflit d’intérêts radicalement contradictoires : un rapport de classes.
La profession infirmière est ainsi sans doute celle où les pesanteurs des représentations grèvent le plus lourdement la mobilité du réel. Le partage des fonctions entre le prescripteur et l’exécutant, entre le noble et le servile, y recoupe en effet une séparation des attitudes entre le scientifique et l’éthique. Entre un pouvoir sur le patient qui serait celui de la science, et un devoir à l’égard du patient qui serait, par voie de conséquence, celui de l’ignorance.
Ainsi le premier devoir envers le malade, qui est celui de l’information et de la vérité, ne peut-il avoir sa place nulle part, dans un système où le savoir n’impose aucun devoir, et où le devoir ne dispose d’aucun savoir. Aux questions élémentaires “Qu’est-ce que j’ai ?”, “Que va-t-on me faire ?”, “Quels choix thérapeutiques m’offre-t-on ?”, l’infirmière, qui y est confrontée en première ligne, ne peut opposer que le silence ou des réponses sans conséquence. Elle ne peut que renvoyer le patient à l’éventualité d’une réponse médicale, n’étant censée ni savoir ni transmettre.
Position doublement fausse, d’une part dans la mesure où, même avec une formation théorique dont on critique les insuffisances, la pratique infirmière donne nécessairement accès à des savoirs médicaux. D’autre part dans la mesure où la fréquentation constante des malades place l’infirmière dans la meilleure position pour saisir la diversité des demandes et y adapter la qualité des réponses. Mais aussi pour susciter les formes de confiance nécessaires au partage d’une vérité diagnostique (y compris celle de l’incertitude) ou d’une décision thérapeutique (y compris celle de l’abstention).

Dès lors, il apparaît que ni la formation médicale, ni la formation infirmière, ne produisent ce dont un système de santé a majoritairement besoin : des professionnels susceptibles de diagnostiquer les pathologies les plus fréquentes, de se tenir à l’écoute des patients et de proposer les traitements les plus simples.
Cette cheville ouvrière de la santé publique qu’est le médecin généraliste n’utilise pas le dixième des connaissance théoriques acquises durant sa formation, et manque des neuf dixièmes des compétences dont il aura effectivement besoin dans sa pratique. Quant à l’infirmière libérale, majoritairement dévolue aux soins d’hygiène et scandaleusement sous-payée à l’acte, sa pratique, après un concours de recrutement et plusieurs années d’études, requiert à peu près le niveau de compétence de n’importe quel analphabète dévoué, sans aucune commune mesure avec ses capacités réelles.
Eugène Smith, photographe américain des années cinquante, a dressé les portraits saisissants du Dr Ceriani, médecin de campagne : une relation immédiate à la réalité charnelle du patient, une présence sans intermédiaire confrontée à la souillure, à la douleur et à la mort. A la décision thérapeutique autant qu’à la prise en charge physique. Figure du clinicien susceptible d’assumer les tâches serviles autant que la réflexion diagnostique. Figure d’un refus de la séparation entre les genres, entre les attributions.
Penser pour la profession infirmière une sortie de l’impasse, ce peut être simplement envisager et proposer, à l’encontre des hiérarchisations archaïques et dans la prise en compte des nouvelles dynamiques technologiques, une abolition du clivage entre savoir et devoir. Une mutation corrélative du médical et du paramédical dans la figure, pleinement responsable, du clinicien.

© Christiane Vollaire