Une barre, une barrière, une offensive



Pour la revue Pratiques n° 70, La Santé, une zone à défendre
Mai 2015
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Chapeau : Contre les migrants ou contre les « immigrés de la deuxième génération », une même logique technocratique est à l’œuvre, face à laquelle la responsabilité de la recherche et de l’engagement permettent une véritable offensive.
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Une barre d’immeuble, mur gris-blanc de seize étages déformé par la perspective du sol, aux fenêtres alignées. En bas, une barrière métallique rouge. Un endroit en est défoncé, la chute d’un corps a fait ployer la barre horizontale et éclater les barres verticales, laissant une béance. Une feuille métallique a été placée là à la hâte pour la combler. Quelques bouquets y sont accrochés. Et, au sol, des bougies qu’on vient d’allumer tentent de vaciller à contre-vent.
Contre ce même vent, cinq jours plus tôt, une bâche posée à ce même endroit se soulevait, laissant deviner les dislocations d’un corps, trois heures durant, avant que la police ne vienne l’enlever.
Une foule s’étend sur la place devant les bougies. Elle n’est pas bigarrée, parce que très peu claire. On est à deux pas d’un célèbre musée d’art contemporain de la périphérie parisienne, aux lignes horizontales impeccablement agencées : deux mondes architecturaux se côtoient, dont les populations ne se rencontrent pas. Le rassemblement s’y est fait pour marcher jusqu’à la place où l’on se tient, devant la barre et face à la barrière.

Opposer la conviction à la responsabilité ?
Dans le temps même où le corps tombait, défonçant la grille, un colloque avait lieu, dans le Sud de la France, sur la question de l’exil. À la tribune, un jeune technocrate encravaté énonçait en ritournelle le discours préformaté de la nécessaire gestion des flux migratoires, de la différence entre les « vrais » et les « faux » demandeurs d’asile. Et, face à un public de chercheurs et de militants associatifs, évoquait la distinction établie par Max Weber, fondateur de la sociologie au tournant du XXe siècle en Allemagne, entre une « éthique de la conviction » et une « éthique de la responsabilité », évocation tout droit sortie sans doute d’une de ses fiches de préparation au concours, pour légitimer la barrière de Ceuta et Mellila1, que des centaines de migrants tentent de franchir au péril de leur vie, ou la directive Eurodac contraignant à la prise des empreintes digitales pour le contrôle, qui en conduit des centaines d’autres à se brûler les doigts, ou la difficulté de repêcher les clandestins en mer, due au fait regrettable que beaucoup n’ont pas appris à nager.
La « conviction », qui caractérise les militants et les chercheurs, est présentée comme une sorte d’idéalisme rêveur et parfaitement irresponsable, qui les pousse à juger inacceptables ces morts, blessés et mutilés sur directive. Elle est la preuve d’un manque évident de « réalisme », voire d’une forme d’irresponsabilité.
La « responsabilité » caractériserait au contraire les « réalistes », « acteurs » du terrain migratoire, qui manifestent leur sens de la « responsabilité » en serrant les dents avec courage pour remplir leur devoir : celui de refuser les migrants comme « flux », de les discréditer comme « faux » demandeurs, de fermer les yeux sur l’étendue des noyades, des mutilations, des destructions physiques ou mentales de toutes sortes qui sont la conséquence directe du refus d’asile.
Cinquante-quatre ans plus tôt, Eichmann tenait le même discours face à ses juges : celui du technocrate assumant par loyauté, avec le courage de l’accomplissement du devoir, la mise en œuvre logistique de la décision politique nazie. Hannah Arendt en analysait le propos comme exemple paradigmatique de « la banalité du mal » : la violence n’est pas majoritairement le fait de monstres terrifiants, mais de banals exécutants, d’honnêtes technocrates prêts non pas seulement à concrétiser, mais à justifier les ordres du pouvoir dont ils dépendent.

Être désabusés ?

Des migrants noyés, mutilés ou désespérés, aux « immigrés » dits « de la deuxième – ou troisième – génération », nés en France, qui se jettent du 16e étage d’une barre d’immeuble, comment ne pas lire la même logique à l’œuvre ? Et comment ne pas la lier à ce qu’écrivait James Baldwin, écrivain et militant noir américain exilé en France, revenant en 1964 dans le ghetto de Harlem où il était né : « Mon frère et d’autres personnes ainsi que mon neveu étions dans la rue où j’ai grandi. Rien n’a beaucoup changé durant ces trente-huit dernières années de progrès. Nous allions dans un funérarium non loin. Un garçon avait trouvé la mort, un garçon de vingt-sept ans qui se piquait et qui était un ami de mon neveu. (…) Ce garçon incarne tous les enfants ravagés que j’ai passé ma vie à voir se détruire dans les rues partout dans cette nation, et dont la destruction se poursuit, silencieuse, alors que nous sommes assis là. »2

Reprenons, dans le texte de Max Weber, cette distinction laborieusement sortie de la serviette en cuir souple du technocrate. Elle est tirée d’une conférence sur « le métier et la vocation d’homme politique ». Cette conférence est prononcée en 1919. C'est l’année qui suit la défaite militaire de l’Allemagne où vit Weber. Mais c’est aussi l’année de la révolution spartakiste dirigée par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, qui y trouveront la mort. Et l’on peut lire, à l’avant-dernière page de cette conférence, une claire référence, rarement évoquée, à cet événement, dont l’actualité brûlante motive en réalité la réflexion de Weber sur les rôles sociaux respectifs du savant et du politique, sur leur fonction dans la défense de l’État : « Je voudrais bien voir dans dix ans ce que seront devenus ceux d’entre vous qui ont présentement le sentiment d’être de véritables " politiciens par conviction " et qui prennent part à la griserie de l’actuelle révolution – je voudrais voir alors ce qu’ils seront intérieurement " devenus ". »3

C’est sur cette formule désabusée que se clôt l’ouvrage : celle du double échec de la guerre et de la révolution. Désabusement qu’on retrouvera dans une autre formule de Weber sur « le désenchantement du monde ». Pour les principaux acteurs de cette révolution (et pas seulement ses dirigeants), que Weber tente de discréditer ici, ils ne sont guère « devenus » puisqu’ils sont morts assassinés. Quant à ce que sont devenus ceux qui la combattaient, l’émergence fulgurante du nazisme, dont Eichmann sera l’un des zélés exécutants, donne une réponse à cette question. Elle permet aussi d’en poser une autre : que deviennent ceux qui ne sont portés par aucune conviction ? Que se passe-t-il quand l’exigence technocratique prend le dessus non pas simplement sur les sentiments, mais d’abord sur l’analyse et la réflexion ? Et que doit-on qualifier d’éthique « de la responsabilité », pour pouvoir lui opposer la nécessité, pourtant politiquement vitale, de la conviction ? De quelle « responsabilité » peut se réclamer une éthique qui conduit à la politique nazie ? Et en quoi cette filiation peut-elle nous permettre d’interpréter des réalités contemporaines qui conduisent à un tel gâchis d’humanité que celui des politiques postcoloniales ? En quoi doit-on considérer comme « responsables », au sens éthique du terme, des choix qui conduisent à la « gestion des flux migratoires », ou à la discrimination de ceux qu’on qualifie de « seconde génération » ? De quoi et devant qui les auteurs de ces choix portent-ils cette « responsabilité » que leurs exécutants revendiquent ?

L’« honneur » de la technocratie ?

Weber définit en ces termes l’opposition qu’il établit entre une « éthique de la responsabilité » et une « éthique de la conviction », en opposant le responsable politique au fonctionnaire : « L’honneur du fonctionnaire consiste dans son habileté à exécuter consciencieusement un ordre sous la responsabilité de l’autorité supérieure, même si – au mépris de son propre avis – elle s’obstine à suivre une fausse voie. Il doit plutôt exécuter cet ordre comme s’il répondait à ses propres convictions. Sans cette discipline morale, dans le sens le plus élevé du terme, et sans cette abnégation, tout l’appareil s’écroulerait. L’honneur du chef politique par contre, celui de l’homme d’État dirigeant, consiste justement dans la responsabilité personnelle exclusive pour tout ce qu’il fait, responsabilité qu’il ne peut ni ne doit répudier ou rejeter sur un autre. »4

Le « fonctionnaire » est ici clairement celui dont l’« honneur » réside dans l’absence totale de conviction. Ou plutôt, par une analogie assez perverse, celui qui doit agir « comme si » il était guidé par la conviction ; c'est-à-dire avec la même fermeté, mais sans le moindre fondement moral pour assurer cette fermeté. Une mécanique instrumentale parfaitement rôdée à l’exécution des directives, sans la moindre intériorité.
Mais, dans l’« honneur » du chef politique, ne réside pas non plus la moindre conviction, puisque sa « responsabilité » consiste précisément aussi à l’évacuer, comme le montre un passage ultérieur, où Weber oppose cette fois le chef politique au militant. Le tandem entre le fonctionnaire et le dirigeant politique est donc essentiellement fondé non sur leur opposition, mais sur leur renoncement commun à ce qui peut fonder une énergie ou un élan politique : précisément la conviction, qui caractérise le militant.
À quel égard s’exercera alors, aux yeux de Weber, la responsabilité de l’homme d’État, une fois qu’il aura renoncé à la « griserie » irresponsable de ses convictions ? Exclusivement à cet État, dont il donne, dans l’autre conférence qui constitue cet ouvrage, une définition célèbre : « Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé (…) revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. (…) Par conséquent, nous entendrons par politique l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État. »5

Cette « responsabilité », qui ne concerne que l’exercice du pouvoir et la finalité du maintien de l’ordre, se donne donc clairement la violence non pas bien sûr comme objectif, mais comme moyen nécessaire. Et en ce sens, ce que Weber qualifie ici d’« éthique de la responsabilité » se situe à l’opposé d’un concept de la solidarité.
Cette « éthique » introduit en revanche, pour reprendre l’opposition philosophiquement élaborée par Jacques Rancière, une définition du politique dans sa parfaite identification au policier. Dans La Mésentente, publié en 1995, Jacques Rancière écrivait : « La politique existe lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part. Cette institution est le tout de la politique comme forme spécifique de lien. (…)
On appelle généralement du nom de politique l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent (…) l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions (…). Je propose de donner un autre nom à cette distribution et au système de ces légitimations. Je propose de l’appeler police. »6

La jonction du fonctionnaire et de l’homme d’État est donc bien ce que Rancière appelle ici « police », à l’encontre du politique défini comme revendication. Elle donne lieu à ce que l’École de Francfort, à l’encontre de Weber, critiquera sous le nom de technocratie : un exercice du pouvoir purement gestionnaire, qui ne concerne pas seulement les politiques migratoires, mais l’organisation économique autant que le monde du travail ; et, bien sûr, les politiques de santé. C’est bien de cela que le jeune homme encravaté était le représentant archétypal, à ce colloque sur l’exil et les migrations.
Amartya Sen, prix Nobel d’économie, nommait « fanatisme du chiffre » cette religion gestionnaire qui se donne pour idoles des quotas improbables et des pourcentages mal ciblés, et tue au nom de statistiques sans fondement, pour défendre une globalisation destructrice du lien social. Les corps des énièmes générations qui continuent de tomber d’un énième étage sont inclus dans le sacrifice offert en pure perte à ce veau d’or.

Passer à l’offensive

Alors les réponses, comme d’une batterie d’artillerie, ont commencé à fuser, et le technocrate à se tasser sur sa chaise et à bredouiller dans son micro. Non seulement il ignorait tout de la référence à Weber qu’il citait comme un catéchisme, mais il se trompait aussi dans les chiffres (attribuant à « des centaines de milliers » de migrants l’« assaut » des grillages de Ceuta et Mellila qui n’en concernait guère plus d’un millier). Non seulement il accumulait les approximations statistiques face à des spécialistes de la sociologie, ou les inepties logiques face à des spécialistes de philosophie, ou l’ignorance des réalités culturelles face à des spécialistes de l’anthropologie, mais il prétendait à la connaissance du réel face à des militants de terrain qui s’y confrontaient tous les jours. Et, égrenant les pauvres platitudes et contre-vérités de propagande diffusées dans les médias franco-français par ses supérieurs hiérarchiques, il avait face à lui un public de chercheurs marocains, iraniens, portugais, grecs, russes, et pour certains, français issus de la « deuxième génération », dont la connaissance des réalités internationales avait l’amplitude, l’envergure et la multiplicité d’un regard plurifocal.
Le technocrate surpayé et sous-informé avait face à lui un public sous-payé et sur-formé de chercheurs d’envergure internationale en situation de précarité professionnelle, auxquels l’éthique de la conviction donnait un véritable sens des responsabilités, et pour lesquels le savoir n’était nullement le moyen de soutenir un pouvoir, mais celui de revendiquer des droits collectifs dans un monde commun.
Actuellement, non pas dans les fantasmes des dirigeants, mais dans la réalité d’un travail de terrain ; non pas pour plaire à leurs maîtres, mais pour défendre un véritable espace public ; non pas pour porter autour du cou la chaîne dorée des chiens de garde, mais pour promouvoir une responsabilité identifiée à leurs convictions, des militants et des chercheurs mobilisent leur intelligence et leur réflexivité, mettant en danger ici leur carrière et ailleurs leur vie. Ils affrontent pour cela souvent leurs propres institutions, bureaucratiques ou parfois universitaires. Ils constituent, partout où ils peuvent se manifester en commun, une véritable force de frappe, à laquelle pas un discours technocratique ne peut résister. C’est cette force de compétence et de conviction, celle des juristes, celle des économistes, celle des chercheurs en sciences humaines ou en philosophie, celle des professionnels du soin ou de l’intervention sociale, celle de l’expérience migrante elle-même, qui, mobilisée dans des espaces de partage, d’expérience et de réflexion, doit prendre conscience de sa propre puissance pour affronter des pouvoirs dévitalisés par une rhétorique privée de toute conviction.

Ce discours de la compétence et de la réflexion, porté autant par la raison que par la colère, est vecteur d’une lourde charge de responsabilité : donner une voix solidaire à ceux qu’on tente de faire disparaître de l’espace public. Car il n’y a d’espace public à défendre que si cette défense est d’abord une offensive, soutenant l’exigence de responsabilité de la puissance d’une conviction : la certitude que la solidarité est d’abord un acte réaliste d’affirmation de la légitimité, et non pas le doux rêve que feignent d’incriminer, avec une criminelle condescendance, tous les systèmes technocratiques.

Enclaves sur la côte Nord du Maroc, permettant l’externalisation des frontières européennes de l’espace de Schengen.
2 James Baldwin, Retour dans l’œil du cyclone, Christian Bourgois, 2015, p. 103.
3 Max Weber, Le Savant et le politique, 10/18, 1990, p. 184.
4 Ibid., p. 129.
5 Ibid., p. 100.
6 Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995, p. 31 et p. 51.