Une autorisation d’hostilité


Pour la revue Pratiques n° 75
Les huis-clos de la violence
Septembre 2016
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Chapeau : La violence des lieux d’enfermement est le produit d’une autorisation d’hostilité institutionnelle et politique masquée derrière le double langage républicain.

Mots-clés : Double langage, Institution, Prison, Surpopulation, Droit.
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En mars 2016, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, Adeline Hazan, dérogeant aux règles de préséance ordinaires, rend publiques les recommandations d’un rapport qu’elle n’a pas encore adressé au gouvernement. Il concerne le Centre psychothérapique de l’Ain à Bourg-en-Bresse, où la constance de pratiques indignes à l’égard des patients est pour la première fois dénoncée.
Mais, quelles que soient les horreurs qu’elle signale, elle est moins choquée par ce qu’elle a vu que par le total silence des institutions de contrôle qui l’ont précédée :

Je suis sidérée que l’Agence régionale de santé, que la Haute Autorité de santé, que les différentes commissions départementales, toutes ces structures qui sont venues ces dernières années, voire pour certaines ces dernières semaines, n’aient pas observé ce que notre mission a vu. Et qu’elles n’aient en tout cas pas réagi. Cela me laisse sans voix.

C’est ce dispositif de black-out qu’on voudrait analyser ici, dans les termes de ce que le philosophe René Girard, mort en novembre 2015, qualifie de « violence mimétique ». La relégation ne constitue jamais seulement un isolement. Elle produit au contraire du commun : celui qui place le relégué à la merci des membres d’une institution, et l’inscrit donc dans une nouvelle communauté où son statut l’expose à la soumission. Et, à l’omerta qui soude de façon circulaire les pratiques de cette communauté, vient se surajouter un cercle concentrique plus large : celui des responsables administratifs et politiques qui l’autorisent. La double épaisseur de ce silence est comme une double muraille, rendue quasi-infranchissable pour celui qui se trouve plongé au centre de cette concentricité.

1. Une tolérance à la violence

Le 15 juin 2016, entre 11h et 12h30, Adeline Hazan est reçue en audition par la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Elle y expose les grandes lignes de son rapport pour l’année 2015. Il concerne l’ensemble des lieux de privation de liberté dont elle a pour tâche de contrôler que puissent y être respectés les droits des sujets qui y sont assignés. Il s’agit des prisons, des centres de rétention, des locaux de garde à vue et des hôpitaux psychiatriques.
Ces lieux n’ont en commun que d’utiliser l’enfermement comme moyen, mais les fins affichées en sont radicalement différentes, voire antagonistes, les unes des autres : la sanction pénale, la dissuasion administrative, l’investigation policière, le traitement. L’objectif du rapport, et de l’audition qui l’accompagne, n’est pas de remettre en cause l’enfermement en tant que tel, mais de s’assurer que la contrainte qu’il impose ne s’aggrave pas d’une atteinte aux droits fondamentaux de la personne et ne constitue pas une infraction à la loi. Car il est clair que la clôture des espaces, qui soustrait les sujets aux regards extérieurs, les expose d’autant plus violemment au danger des abus intérieurs. L’espace clos de l’enfermement n’est pas l’espace de la solitude, mais celui d’une communauté soustraite à la régulation externe. Et la contrôleure conçoit son rôle comme une sorte de substitut à cette régulation manquante.
Pour ce qui concerne les prisons, c’est un facteur quantitatif qui est d’abord dénoncé : celui de la surpopulation carcérale. Mais ce seul point va ouvrir un abîme vertigineux de remise en cause du fonctionnement institutionnel. La surpopulation signifie que les sanctions alternatives à l’incarcération, pourtant prévues par la loi, n’ont pas été réellement mises en œuvre, ou que leur mise en œuvre n’a pas constitué une priorité, là où pourtant les conséquences de cette surpopulation produisent des effets violents que personne n’ignore. Qualifier ces conséquences non seulement de cruelles mais d’« indignes », c’est tout simplement retourner l’accusation contre ce second cercle de l’enfermement que constitue la responsabilité administrative et politique. Les faits ne sont pas seulement constatés, mais renvoyés à une faute morale qui est bien évidemment un abus politique. Avec des formules, s’adressant à des députés, telles que « ainsi que vous devez le constater vous-mêmes dans vos circonscriptions respectives », ou « comme vous le savez », la culpabilité politique est clairement, bien que discrètement et comme par incise, désignée. Les conditions indignes faites aux prisonniers désignent d’abord une indignité politique qui s’accomplit, elle, en toute impunité :

Dans notre pays dit « des droits de l’homme », 1 900 détenus dorment par terre sur des matelas, ajoutés dans des cellules déjà suroccupées. Le taux d’occupation des prisons françaises est, en moyenne, de 137 %. Au centre pénitentiaire de Fresnes, il atteint 198 %, avec 1 200 détenus installés comme troisième occupant dans des cellules prévues pour deux.

Et plus loin :

J’ajoute que les conditions de travail des personnels deviennent de plus en plus difficiles, voire anormales, ce qui a des conséquences sur les droits fondamentaux des détenus. La France est pointée du doigt par le Conseil de l’Europe comme un des pays les plus problématiques en matière de surpopulation carcérale. Je le dis devant les élus de la Nation : les pouvoirs publics ont, semble-t-il, pris conscience de la gravité de la situation, mais ils ne se sont pas donné, à ce jour, les moyens suffisants pour y remédier.

On peut imaginer ce que l’« anormalité » des conditions de travail des personnels peut générer en termes de maltraitance directe des détenus. Mais en outre, trop peu de médecins pour le nombre de détenus, trop peu de parloirs pour maintenir les liens familiaux, trop peu d’offre pour permettre une formation professionnelle, s’ajoutent à la dégradation des conditions de sécurité, d’hygiène et de salubrité. Et dès lors, un lieu où la peine prononcée est celle de l’enfermement devient un lieu de déni de droit (à la santé, aux relations familiales, au travail et à la formation). L’adresse aux élus n’a de fait ici aucune vocation informative : ni la surpopulation carcérale, ni ses effets, ne sont ignorés de ceux qui entendent ce discours, et qui, pour nombre d’entre eux, n’y verront de remède que … dans une augmentation du nombre des prisons.
Car ce qui est signifié par cette dénonciation de la surpopulation carcérale, ce n’est nullement le manque d’espace physique, mais la tolérance à la violence psychique qui en est le corrélat. Et, au final, c’est la violence institutionnelle et politique qui produit ce deuxième cercle de l’enfermement. La tolérance à la violence, l’indifférence à sa production, rejoint une intention politique de la produire qui nous interroge sur son origine.

2. Des processus invasifs

Cette intention se dit dans le second sujet abordé : la question des fouilles. Surpopulation, personnel en nombre insuffisant ; et pourtant, les fouilles au corps sont non seulement maintenues, mais systématisées, là où toutes les règles de sécurité et de salubrité des personnes sont abandonnées. La fouille signifie l’acte humiliant d’appropriation du corps de l’autre. Et dans un espace généralement contraint à la promiscuité, elle pousse l’invasif jusqu’à l’intime. Cette volonté de prise de corps est indissociable de l’ « espace total » (pour reprendre l’expression du sociologue Erwing Goffman concernant les Asiles) que constitue la prison. Ce n’est pas seulement que l’enfermement crée un microcosme au sein duquel rien n’échappe à l’investigation, mais ce microcosme fabrique une population discriminée (ou, pour reprendre l’expression d’un autre ouvrage de Goffman, « stigmatisée »), c'est-à-dire définitivement marquée par les usages invasifs qu’on a établis à son encontre. La plupart des fouilles, reconnues comme sans objet du point de vue de la sécurité, sont clairement destinées d’abord à poser un stigmate : elles produisent une intériorisation de la domination par la prise de corps, et exposent pour cela régulièrement le prisonnier à un rapport physique dégradant à son geôlier.
On en voit clairement la portée dans une autre atteinte à l’intimité, dont la désignation constitue l’un des trois avis qui clôturent le texte de présentation de l’audition :

Dans l’avis du 16 juin 2015 relatif à la prise en charge des personnes détenues au sein des établissements de santé, nous dénonçons le fait que, systématiquement, lors des extractions médicales vers les hôpitaux de proximité, les détenus sont examinés, voire subissent des opérations chirurgicales, en présence de surveillants, lorsqu’ils ne sont pas en outre menottés ou entravés. (…) Dans notre pays, il arrive encore que des femmes accouchent en prison en présence d’une surveillante, parfois même en étant menottées, malgré l’interdiction formelle de telles pratiques par la loi de 2009, rappelée par une note de l’administration pénitentiaire.

Et l’auteur ajoute :

On ne tient pas compte du niveau de sécurité : même les détenus qui ne sont pas dangereux, auxquels on doit en principe appliquer le niveau 1, sont examinés en présence de surveillants, ce que nous considérons comme inacceptable.

La présence des surveillants dans l’espace de l’intimité médicale, la volonté d’effraction institutionnellement établie qu’elle constitue, stigmatisent l’homme qui subit un examen ou une intervention médicale, aussi bien que la femme qui accouche, comme étant des prisonniers avant d’être des sujets de soin médical. L’espace clos de l’incarcération s’étend ainsi hors des murs de la prison, sur le terrain de l’hôpital ou de la salle de travail. C’est l’espace sociopolitique d’une incarcération mentale, d’une subordination au stigmate. Le corps n’a plus besoin des murs pour être incarcéré : il l’est par le regard même du gardien définitivement corrélé à celui du médecin. Qu’un accouchement, moment d’émergence d’une nouvelle vie, puisse se faire dans ces conditions, nous en dit long sur la volonté d’imposer une transmission intergénérationnelle de la stigmatisation.
L’important ajout selon lequel On ne tient pas compte du niveau de sécurité est là pour insister opportunément sur la fonction de cette présence des surveillants : non pas un motif de sécurité, mais un authentique motif d’affirmation du contrôle de ce que le philosophe Grégoire Chamayou appelait dans son livre éponyme Les Corps vils. Car si le rapport ne mentionne pas l’origine sociale des prisonniers, celle-ci est répertoriée dans de nombreux ouvrages, statistiques et enquêtes. Surreprésentation des milieux sociaux « défavorisés », du monde ouvrier (au chômage ou en activité), des personnes « issues de l’immigration », dont les familles sont originaires des anciens territoires colonisés, pudiquement désignés dans une étude sociologique de 2004 comme « musulmans » :

Si des mesures appropriées ne sont pas prises à l’échelle globale, il se peut que le problème des musulmans en prison s’apparente à celui des Noirs en prison aux États-Unis et soit une donnée structurelle de la société française au XXIe siècle.

3. Une ségrégation de classe

Le sociologue Loïc Wacquant, publiant à la suite d’un travail aux Etats-Unis Les Prisons de la misère, écrivait à propos des prisons américaines :

Depuis la crise du ghetto, symbolisée par la grande vague des révoltes urbaines de la décennie 60, c’est la prison qui fait à son tour office de « ghetto », en entreposant les fractions du (sous)-prolétariat noir durablement marginalisées par la transition à l’économie duelle des services et par la politique de retrait social et urbain de l’État Fédéral.

L’analogie du ghetto permet ainsi de comprendre les processus de relégation dont la prison est le lieu non comme une mise à l’écart des « fautifs » ou des « délinquants », mais bien plutôt comme une stigmatisation des classes réputées « subalternes » en vue de leur délégitimation sociale et politique. Et de ce point de vue, la possibilité offerte de payer une caution pour échapper à l’emprisonnement est un indice de la fonction classante de l’univers carcéral, comme le suffrage censitaire l’était de la fonction originellement classante du droit de vote. L’analogie permet aussi d’interpréter le silence que la contrôleure des lieux de privation de liberté dénonce dans les comportements des députés à l’égard des abus commis au sein de l’univers carcéral. Indifférence à un milieu auquel leur classe est étrangère et dont leurs électeurs ne font pas partie ; mais aussi – et plusieurs des réactions suscitées lors de l’audition le montrent – volonté de pérenniser la position de soumission des « subalternes », au mépris de leurs droits. Et l’injonction paradoxale sera ici entre la réalité de ce rapport de classe, et le langage du droit et de l’égalité républicaine sur lequel se fondent les exigences du discours institutionnel que leur renvoie la contrôleure. Le dernier des trois avis sur lesquels se clôt son discours en donne une clé, dans l’opposition virulente qu’elle manifeste à la rétention de sûreté créée en 2008, et l’analyse juridique qu’elle en fait :

Dans l’avis du 5 octobre 2015 relatif à la rétention de sûreté, j’ai demandé l’abrogation totale de cette mesure, car elle est contraire aux principes généraux du droit pénal français, dans la mesure où elle opère une séparation entre la culpabilité et la condamnation. Pour la première fois dans notre pays, il est permis, depuis la loi qui a instauré la rétention de sûreté, de retenir une personne condamnée qui a purgé sa peine.

L’analyse de cette loi comme opérant une « séparation entre la culpabilité et la condamnation » est éloquente : elle signifie précisément une condamnation qui n’est plus mesurée à l’évaluation de la faute effectivement commise, mais à l’anticipation sur celles qui pourraient se commettre. Elle laisse ainsi le champ totalement ouvert non seulement à l’arbitraire, mais à la naturalisation du condamné comme au final soupçonnable à perpétuité, ségrégué en droit définitivement de l’espace social au sein duquel l’acceptation de sa peine lui ouvrait droit à la réinsertion.
Ici se pose précisément la question du rapport inclusion/exclusion, dont la prison est le nœud : incluse dans l’espace juridique de la décision institutionnelle ; mais destinée, dans son sein même, à y produire de l’exclusion. Et tenant, de ce fait, le double langage de la punition et de la réinsertion. Double langage qui s’abolit lui-même dans le concept de rétention de sûreté pour laisser le champ libre, de la façon la plus « décomplexée » (pour reprendre un terme de la droite dure qui l’a initié en 2008) à la ségrégation de classe.
Ainsi, si la prison produit bien un commun perverti entre les prisonniers et leurs geôliers jusque dans les effractions de l’intime, elle produit aussi du commun dans le cercle plus élargi des relations entre administration pénitentiaire et décision politique. Et de ce double degré du commun, et de la double omerta dont il construit la muraille, se déduit aussi le silence complice d’une caste politique que le discours (pourtant mesuré) de la contrôleure met à mal.

En 1972, René Girard publiait La Violence et le sacré, dans lequel il mettait en évidence le rôle central de la violence dans le fondement des sociétés. Il y écrivait :

Le sacrifice a pour fonction d’apaiser les violences intestines, d’empêcher les conflits d’éclater.

Et il ajoutait :

Le religieux primitif domestique la violence, il la règle, il l’ordonne et il la canalise, afin de l’utiliser contre toute forme de violence proprement intolérable et ceci dans une atmosphère générale de non-violence et d’apaisement. Il définit une combinaison étrange de violence et de non-violence. On peut dire à peu près la même chose du système judiciaire.

Cette « combinaison étrange de violence et de non-violence » caractérise précisément les lieux d’enfermement, comme des sortes de paradigmes du double langage de la socialité, qui, au même titre que l’espace familial, produit de l’exclusion par la cohésion, et de la violence par le désir d’apaisement. L’espace qu’ils ouvrent en le refermant sur ceux qui y sont assignés, considérés comme fautifs ou comme mentalement déviants, les expose ainsi à toutes les dérives du système sacrificiel que Girard place au cœur de son anthropologie. C’est la banalisation de cette violence, le déni dont elle est l’objet et l’omerta qui pèse sur elle qu’il est le plus difficile de briser, parce qu’ils demeurent au cœur des dispositifs de socialisation.