Un héritage sans testament


Sur le livre de Florent Gabarron
L’Héritage politique de la psychanalyse, Pour une Clinique du réel, La Lenteur, 2018
Au Salon de l’Œdipe, pour le Prix Œdipe
Mardi 1er octobre 2019
---------------------------------------------
Tous les mots comptent dans le titre de ce livre, qui fait comme un effet de dépoussiérage. Mais le mot « politique » en est le cœur. Parce que Florent Gabarron le saisit dans tous ses sens et toutes ses acceptions. Il est au fondement de ce « réel » dont il tente la clinique. Et le bouquin est tendu entre l’expérience du clinicien et le travail d’exhumation du chercheur. Dans les deux cas, d’ailleurs, on exhume : on fait sortir de l’enfouissement. Et ce qui sort de terre est loin d’être mort, puisqu’il a au contraire toute la puissance vitale et la force pulsionnelle du refoulé.

Car Florent Gabarron interprète bel et bien l’histoire de la psychanalyse comme celle d’un gigantesque refoulement. Et de fait, la valeur historique du geste d’exhumation lui confère une vraie puissance thérapeutique : c’est sa valeur cathartique. Mais il montre en outre comment l’oubli du déterminisme historique, à l’œuvre dans tout un pan (et non des moindres) du devenir de la théorie analytique, est aussi pour cette théorie même un déni de la propre historicité de sa constitution. Un déni des clivages que l’Histoire avec un grand « H » a suscités dan le sein même de ses propres chercheurs. C’est en quelque sorte à une schizo-analyse du devenir de la théorie analytique qu’il se livre ici.

Et la force du bouquin tient dans cette mise en abîme vertigineuse des dénis, des forclusions et des refoulements : au sein de l’histoire, au sein de la théorie, au sein de la clinique, dans le traitement même des patients qu’elle a en charge, et enfin au sein de ces patients.

1. Freud et la psychothérapie populaire

Le livre s’ouvre à la fin de la Première guerre mondiale, sur le Congrès de 1918, à Budapest, en Hongrie, où Freud, à l’invitation de Sandor Ferenczi, proche à la fois de Freud et de Lukacs, prononce ce discours sur la « psychothérapie populaire » :

On peut prévoir qu’un jour la conscience sociale s’éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un secours psychique qu’à l’aide chirurgicale. (…) À ce moment-là, on édifiera des établissements, des cliniques (…) où l’on s’efforcera, à l’aide de l’analyse, de conserver leur résistance et leur activité à des hommes (…) qui n’ont le choix qu’entre la dépravation et la névrose. Ces traitements seront gratuits. Peut-être faudra-t-il longtemps encore avant que l’État ne reconnaisse l’urgence de ses obligations.

Si, si, vous avez bien entendu, le texte est de Freud. Ni de Lukacs, ni de Gramsci. Et il est prononcé juste avant la révolution hongroise de 1919. Et Florent cite à la suite l’interprétation qu’en donnera Ernst Federn :

Le psychanalyste ne peut pas éviter de s’engager pour des valeurs qui sont incompatibles avec la dictature, la détresse économique et la misère sociale.

Une affirmation qui résonne puissamment dans le réel socio-politique contemporain. Car si la parole interroge les déterminismes sociaux, si le langage convoque le contexte historique du temps de l’éducation, si les jeux de pouvoir au sein de la famille intègrent et incorporent un vécu politique, celui-ci devient alors un véritable enjeu aussi bien de la recherche psychanalytique que de la question clinique. Et bat ainsi en brèche toute prétention à la neutralité politique.

Mais trois niveaux vont devoir être ici distingués :
- celui des mutations de la pensée freudienne, qui ne se réduit ni à ce moment des périodes révolutionnaires en Europe, ni à ce que Florent qualifie de « pessimisme anthropologique » à partir de la fin des années 20 et du Malaise dans la culture, interprété come un désespoir du politique.
- celui d’une histoire des idées psychanalytiques, qui ne se réduit ni à l’affectation de neutralité induite par l’interprétation réactionnaire d’Ernest Jones, ni au bouillonnement qu’y produit la pensée marxiste, de Ferenczi à Guattari en passant par Reich.
- celui de l’interprétation clinique, qui ne se réduit ni à la focalisation exclusive sur le trio oedipien, ni à un pur déterminisme historique dénué de toute singularité subjectivante.

2. Du refoulement à la pratique de classe

Si l’héritage politique de la psychanalyse a été clairement refoulé, il montre les effets de ce refoulement à la fois :
- dans un renoncement largement partagé à l’intervention sociale,
- et dans un devenir de la pratique analytique comme pratique de classe, inaccessible aussi bien économiquement que symboliquement aux groupes réputés subalternes.

Mais pour que cette partition puisse avoir lieu, il fallait précisément que s’opère aussi un désengagement théorique de la pensée analytique à l’égard de l’investissement socio-politique. C’est ce désengagement que dénonçaient Deleuze et Guattari en publiant en 1972, L’Anti-Œdipe, dirigé comme une machine de guerre non pas contre la psychanalyse, mais contre une interprétation réductrice de l’Œdipe, qui l’enclot dans la scène familiale et dissocie et enclos lui-même de son conditionnement politique.
La psychothérapie institutionnelle, de François Tosquelles à Jean Oury, de la clinique de Saint Alban à celle de La Borde, en passant par le travail de Frantz Fanon en Algérie, ouvre l’espace à un questionnement sur le fonctionnement pathogène des institutions (jusque dans les discriminations coloniales qu’elles mettent en œuvre). Elle offre ainsi la possibilité d’y trouver des alternatives.

À l’encontre de cette position critique et d’un investissement socio-politique de l’analyse, Florent désigne la « présentation de malades », dont il dénonce avec virulence les conditions réifiantes et les effets pathogènes – en évoquant l’assignation de Michaël, construit comme cas et réduit à la neutralisation, dont il est le témoin atterré.
On entre ainsi dans une scène du XIXème siècle, traitant l’activité psychiatrique à l’image d’un amphithéâtre d’anatomie, et réactivant aussi bien l’atmosphère dominatrice des Leçons de Charcot que les scènes terrifiantes du Family Life de Ken Loach et Ronald Laing en 1971, où la jeune femme qu’on suit d’un bout à l’autre du film est au final livrée à l’institution hospitalière.
Mais on sait que cette scène-là, celle qui tue psychiquement Michaël, nous est contemporaine, et que si celui qui la relate en sort révolté au point de nous en livrer l’analyse la plus décapante, elle se poursuit pourtant bien avec la même violence, dans les lieux de pouvoir psychiatrique où elle continue d’anéantir des patients.

3. Une scène ouverte sur les coupures de l’histoire

Mais Florent, par son livre, fait aussi exploser cet enclos dans l’espace même du cabinet du thérapeute, où des scènes se jouent dans lesquelles la parole a parfois moins d’importance que son interruption, ou son irruption, ou le récit des positions, des gestes, des avancées ou des retraits, de l’usage des objets, qui l’accompagnent.
Car l’autre force du livre est l’équilibre qu’il parvient à tenir, précisément en associant les leçons quotidiennes de l’exercice clinique à la réflexion historique.

Le récit qui tourne autour de la petite Lucille nous donne à voir ce thérapeute gêné, désarçonné, ne sachant trop que faire, ni de la môme qui occupe et brouille l’espace sonore de son bureau, ni de sa mère épuisée et perplexe. Que faire de ce diagnostic d’hyperactivité ? Que faire des plaintes de l’institutrice ? Que faire de l’assignation à n’être jamais qu’un élément perturbateur ? Qu’en faire, sinon chercher de quoi cette perturbation fait symptôme et en quoi elle désigne une pathologie familiale, sociale, historique, dont le comportement de l’enfant fait signe.
Et lentement se tisse, autour de cet inconfort et de cette gêne, une attente, une écoute, quelque chose qui ressemble à une disponibilité aux indices, puis à une forme de confiance qui va laisser percer la parole, produire les gestes, faire émerger une histoire qui n’est pas seulement familiale mais convoque la violence politique liée aux persécutions politiques, aux discriminations sociales et aux effets de très long terme des déportations qui les suivent. Et là s’élabore un complexe énigmatique des processus subjectivants. Celui qui, pour reprendre les termes de Foucault, noue l’assujettissement à la subjectivation. Être noué à des ruptures, à des césures, à des coupures, c’est être à la fois construit et déstructuré par les éclatements de l’histoire. Ou, selon la formule de l’Anti-Œdipe que cite Florent :

La famille n’engendre pas ses coupures. Les familles sont coupées de coupures qui ne sont pas familiales : la Commune, l’Affaire Dreyfus, la religion et l’athéisme, la guerre d’Espagne, la montée du fascisme, le stalinisme, la guerre du Viet-Nam .

Restaurer l’héritage politique de la psychanalyse, ce n’est donc pas seulement y réintroduire l’histoire, comme le souhaitait Castoriadis, mais faire de celle-ci un véritable moteur de la clinique. C’est aussi y reconnaître une généalogie des rapports de pouvoir qui remet en cause un certain nombre de légitimités établies. Et c’est croire, au final, à la puissance originelle de l’intention analytique, qui est celle de sa subversion. On peut penser que cet héritage-là, s’il n’est selon la formule de René Char cité par Arendt, « précédé d’aucun testament », est cependant conditionné par son propre renoncement à la logique antagoniste des rapports de domination. C’est à les débusquer au cœur-même de l’histoire de la psychanalyse, que nous appelle ce livre, qui n’est rien d’autre que le ferment d’une Histoire populaire de la psychanalyse.