SYMPTÔME


in Dictionnaire de la pensée médicale, PUF 2004

Le symptôme est une notion originellement médicale : c’est la manifestation apparente d’un processus morbide sous-jacent, qui désigne à l’origine une réalité purement physique. Mais, du champ de la médecine somatique, il va s’étendre à celui de la psychiatrie, puis de la psychanalyse et des sciences humaines. Et, du domaine individualisé du corps, il va atteindre le domaine collectif du politique, dans la mesure où la maladie peut apparaître comme métaphore de la réalité sociale, et la pratique médicale comme métonymie de toute pratique publique. Si donc le symptôme fait l’objet d’une large part de ce qu’on appelle la sémiologie médicale, celle-ci n’en est pas moins seulement l’un des nombreux champs d’application de ce qu’on appelle “sémiologie”, et qui trouve sa source dans le domaine le plus vaste, recouvrant et déterminant toutes les dimensions de la culture humaine : celui du langage.

Le symptôme comme interface

Parler d’un langage du corps (ce qu’implique la notion de symptôme), c’est donc dire que ce qu’il y a de plus physique, de plus réel, de plus concret en nous, n’existe que dans un rapport au processus d’abstraction des signes et à la symbolisation. C’est dire aussi que ce qu’on appelle en médecine “symptôme” n’est pas un phénomène physique mais la relation établie par le médecin entre ce phénomène, cette apparence perceptible, et l’existence profonde d’une pathologie qui, sans cette révélation de l’apparence, demeurerait inaccessible à l’investigation. Le symptôme a en ce sens exactement la fonction que Hegel accordait à l’oeuvre d’art : celle de permettre, par l’apparence sensible, la révélation d’une vérité occulte. Le concept même de symptôme suppose donc que l’apparence des choses ne soit pas un simple effet de surface, ou un masque superficiel, mais au contraire la concrétisation d’un lien entre surface et profondeur. Et, finalement, l’idée parfaitement optimiste que nous puissions avoir accès à la vérité cachée du corps interne par l’exercice de nos sens. C’est pourquoi la valeur accordée au symptôme manifeste une pensée originellement empiriste : celle qui fait confiance à la sensation pour accéder à la vérité. C’est cette confiance que manifeste, au XVIIIème, ce que Michel Foucault appelle “la naissance de la clinique” : le moment où l’observation “au lit du patient” (puisque le mot grec “klinein” signifie “être couché”) conditionne la légitimité à la fois du savoir médical et de sa pratique, par opposition au dogmatisme purement spéculatif (et de ce fait concrètement inefficace) du corpus de connaissances issu de l’université médiévale. Moment où le savoir se revendique comme inductif, ne tirant ses principes théoriques qu’à partir d’une pratique critique d’observation. A cet égard, la sémiologie médicale ne convoque pas seulement le corps du patient, mais aussi celui du médecin : le clinicien se reconnaît lui-même comme un corps, qui exerce ses cinq sens, comme le montre, dans l’examen clinique, le rôle déterminant de la palpation, de la percussion, de l’auscultation, de la reconnaissance des odeurs; mais aussi, tout simplement, la mise en présence physique du malade, qu’on voit, touche, sent et entend de façon immédiate, par la relation la plus ordinairement humaine. On peut aussi se souvenir que le cinquième sens, le goût, est resté longtemps le moyen privilégié de mise en évidence du diabète par la saveur sucrée de l’urine. Cette dimension empiriste, toutefois, conduit précisément la médecine clinique à distinguer le symptôme de l’ensemble des signes : si le symptôme est bien un signe, tout signe n’est pas symptôme, puisque le symptôme est d’abord ce qui apparaît de soi-même, indépendamment de toute investigation clinique, et motive la demande de consultation. C’est cette distinction qui doit nous conduire à l’étymologie du terme lui-même.
Le mot grec “ptôma” signifie la chute, de la même origine que “ptôsis”, qui a donné le terme médical de “ptose” pour désigner un relâchement des tissus; et le préfixe “sun”, qui signifie “avec”, désigne une idée d’ensemble ou de corrélation . “Sumptôma” en grec va ainsi désigner la coïncidence, la rencontre entre deux phénomènes. Le mot se constituera dans la langue française entre le XVème et le XVIème, puisqu’il est attesté chez Rabelais (Lacan en reprendra l’orthographe dans son séminaire de 1975-76 sur le “sinthome”). Cette notion de coïncidence nous intéresse, parce qu’elle présente le symptôme comme une véritable interface, entre dehors et dedans, mais aussi entre physique et psychique, ou entre individuel et social. Elle nous intéresse aussi parce qu’elle désigne dans le symptôme quelque chose qui est de l’ordre de la pesanteur, de la gravité, de la présence concrète au monde sensible, de l’incorporation dans la matière. Elle nous intéresse enfin parce qu’elle suppose une herméneutique, un mode de traduction ou d’interprétation, et ce à double niveau : celui de l’expressivité et celui de la causalité. Si le symptôme est expression d’un dedans par un dehors, il est aussi remontée d’un effet à une cause, et par là principe explicatif, déterminant d’une logique. La rationalité de la notion de symptôme s’inscrit ainsi tout entière dans sa fonction étiologique : celle qui permet, par le constat de l’anomalie, de remonter à la cause de la maladie; et, dès lors, de se donner les moyens corrélatifs du diagnostic et de la prescription. La recherche sur le symptôme n’a essentiellement pas d’autre finalité que thérapeutique. La disparition du symptôme est donc porteuse elle-même de deux significations étiologiques contradictoires. Soit elle peut signifier la disparition de la cause, dont la disparition du symptôme est la manifestation, si l’on pense que le symptôme est univoque ou qu’il y a un lien monopolistique d’exclusivité entre la cause et son effet (dans ce cas, la disparition du symptôme signifie la guérison). Soit elle signifie la disparition de l’accès à la cause, si l’on considère que le symptôme est équivoque, ou que sa cause est susceptible de produire d’autres effets. C’est la raison pour laquelle, en présence d’une hyperthermie, on ne prescrira pas de traitement anti-pyrétique sans avoir déterminé au préalable l’origine de la fièvre. La conduite inverse conduirait à la faute diagnostique qui consiste à “masquer le symptôme”, c’est-à-dire à s’interdire l’accès à l’étiologie.
Or c’est cette voie royale de l’accès à l’étiologie par le symptôme qui est largement remise en cause dans la médecine contemporaine, et nous oblige à interroger le statut contemporain du symptôme, en particulier en termes de santé publique. Si en effet la médecine clinique prend tout son essor intellectuel, social et politique au XVIIIème, dès la fin du XIXème, les progrès de l’anatomopathologie, de l’imagerie médicale et de la microbiologie vont fournir des méthodes diagnostiques de détection qui permettent conjointement l’économie du diagnostic clinique et la mise en oeuvre de méthodes de prévention. D’une part l’interprétation du symptôme n’est plus indispensable à l’efficacité du diagnostic, puisqu’elle sera en grande partie relayée au XXème par les moyens radiologiques (tomodensitométriques, etc...) ou sérodiagnostiques; d’autre part l’apparition même du symptôme ne se produit pas, puisqu’elle est anticipée par les méthodes prophylactiques (en particulier à partir de l’invention pasteurienne de la vaccination, annoncée par les travaux de Jenner dès la fin du XVIIIème). La médecine préventive a ainsi deux effets sur le statut épistémologique du symptôme : soit, prenant la maladie dans sa dimension virtuelle, elle en prévient toute actualisation possible (c’est le cas de la vaccination, qui se pratique sur un individu sain); soit, prenant la maladie à son stade initial, elle la détecte en quelque sorte dans l’oeuf, prévenant l’apparition du symptôme (c’est le cas de la détection des cancers, du poumon par l’image radiologique, ou du sein par la mammographie). Dans le premier cas, il perd son statut d’indice (puisqu’il n’y a rien à indexer); dans le second cas, il perd son statut de preuve (puisque celle-ci est donnée par d’autres méthodes).

L’effort originel d’objectivation

Pour comprendre ce que signifient ces mutations de statut en termes d’épistémologie, il est nécessaire de remonter à ce qu’on considère comme l’origine de la rationalité médicale, au Vème siècle av. JC dans la culture grecque, où se trouve aussi l’origine de la tradition philosophique classique : dans la pensée hippocratique, et plus particulièrement dans les livres consacrés aux Epidémies. On y trouve des descriptions précises de symptômes (fièvres, toux, sueurs, hémorragies, types d’évacuations ou d’expectorations), liées à des circonstances atmosphériques dont le récit est donné dans sa datation sous forme de chronique. Ainsi l’espace géographique et la temporalité climatique sont mis en relation avec l’état des corps dans sa dimension à la fois collective et cyclique, induisant à penser le symptôme moins comme interface entre intériorité et extériorité du corps, que comme interface entre la communauté des corps et son environnement. Le symptôme est ce qui traduit une écologie du corps, sa relation symbiotique et réactive aux variations de l’environnement. Le passage de la froideur ventée de l’hiver à l’accalmie du printemps est mis en relation avec l’apparition collective d’ophtalmies, de dysenteries, de vomissements. Aucune de ces observations ne sert à nommer une entité morbide spécifique, mais l’ensemble constitue un recueil de données épidémiologiques se présentant comme une série d’annales. Le symptôme n’a pas valeur nosographique; mais déjà, la mise en évidence de constantes, dans les associations régulières de symptômes variés, disséminés dans la géographie du corps, oriente l’observation vers la recherche unifiante de syndromes, dont la liaison aux circonstances climatiques et géophysiques peut permettre la mise en évidence de ce que le texte appelle des “constitutions”, c’est-à-dire des adéquations entre des variations atmosphériques et des variations pathologiques. Cette volonté de trouver l’interface entre l’environnement physique et le corps par les seuls déterminants de l’observation est parfaitement indicatrice de l’intention rationalisante qui caractérise la culture grecque du Vème av. JC. C’est une volonté absolue d’évacuer la pensée magique et la causalité religieuse, et de rendre l’action médicale corrélative d’une soumission de l’exigence thérapeutique à l’exigence clinique, c’est-à-dire aussi à l’attention intellectuelle. La précision dans la description des symptômes est corrélative de cette attention. Mais ce qui frappe dans cette précision est qu’elle s’accompagne d’une conception dynamique du corps, c’est-à-dire aussi d’un sens aigu de la temporalité : le symptôme ne vaut pas par sa fixité, mais au contraire par sa variabilité, par sa dimension plastique, par sa capacité de métamorphose, qui est l’indice corrélatif de la vie du corps et du mouvement de l’environnement. C’est cette mutation incessante des symptômes, qui doit être repérée et faire l’objet d’un relevé précis, non seulement au cas par cas, mais au jour le jour et heure par heure. Et c’est la confrontation de ces relevés qui permet l’élaboration d’un pronostic, plutôt que d’un diagnostic.
Ce qui saisit aussi dans cette conception du symptôme est que, liant l’observation du corps à celle de l’environnement, elle écarte de la nature la dimension cosmique : ne relève d’une rationalisation de la nature que ce qui peut en être observable dans l’environnement immédiat, et non une dimension planétaire qui ne peut faire l’objet que de conjectures plus ou moins mythiques, et en aucun cas d’une pensée empirique. La rationalité médicale s’origine ainsi dans la reconnaissance du fait que, si la médecine procède bien d’un empirisme, celui-ci ne peut pas se limiter à sa stricte dimension biologique, mais doit nécessairement prendre en compte la réalité environnementale. Toute une tradition contemporaine du positivisme biologique semble ignorer une telle condition de rationalité.
Mais la tradition hippocratique met aussi en place, dans sa volonté d’objectivation des symptômes, ce qui est au coeur-même d’une permanence de l’attitude médicale : sa position d’extériorité. Le serment d’Hippocrate lui-même est une réitération de cette volonté de neutralité qui ne spécifie pas seulement le savoir médical, mais le comportement du médecin. De cette volonté participe la conception du symptôme dans la médecine clinique. Si la médecine hippocratique n’avait pas les moyens anatomiques de remonter du symptôme à la cause étiologique interne, puisque la dissection sur les humains n’y était pas pratiquée, elle a su en revanche faire du symptôme non seulement l’interface entre le corps et son environnement, mais aussi l’interface entre le regard du médecin et le corps du malade. Or cet interface n’est rien d’autre qu’une limite, une séparation radicale entre le statut du médecin et celui du patient, un processus d’objectivation de la maladie qui, en même temps réifie nécessairement le corps malade pour en faire l’objet d’une investigation rationnelle. Si Hippocrate dit clairement que le médecin a besoin de l’aide du malade pour rendre sa thérapie efficace, cette aide doit être comprise en termes de soumission à la prescription. En termes aussi de transmission de ce qui est éprouvé (douleur, dysfonctionnement, etc.). Mais c’est au médecin de donner à l’objet de la plainte le statut de symptôme en en établissant l’analogie avec d’autres plaintes similaires. Ce qu’en médecine on appelle “symptôme subjectif” ne tire sa valeur de symptôme que du processus d’objectivation qui justifie qu’on en fasse l’objet d’une information médicale. De cette tradition, qui soumet le savoir sur le corps à la condition d’une réification du corps, la tradition médicale contemporaine est évidemment tributaire. Tributaire aussi de ce fait, comme le montre Canguilhem, d’une conception normative du symptôme qui rend difficile la prise en considération des multiples ambiguités que suscite ce terme.
Si en effet le symptôme se découvre originellement par la plainte d’un sujet qui vient consulter, cette plainte elle-même ne tire sa légitimité médicale que de ce que Victor Segalen, écrivain et médecin, nomme, dans sa thèse de 1902 Les Cliniciens es Lettres, une “transmutation des valeurs”, par un “passage de l’ordre sensitif à l’ordre intellectuel”. Ainsi un symptôme majeur pour le patient peut-il être considéré comme mineur par le médecin, et réciproquement. En dermatologie par exemple, l’angiome sur le visage, considéré comme défigurant par le patient, ne présentera pas le moindre risque fonctionnel aux yeux du médecin, tandis que l’apparition d’un grain de beauté, qui ne fait pas symptôme pour le patient, est immédiatement considérée par le médecin comme l’origine possible d’une cancérisation. Dans bien des cas en effet, il semble que la parole médicale puisse ramener le symptôme à la mesure de sa réalité; affirmer que le tremblement alcoolique observé chez le patient dénote plus que les deux verres de vin par jour qu’il avoue, ou que la toux qu’il fait entendre soit plus récidivante qu’il ne le prétend. Dans tous les cas, l’examen clinique minutieusement décrit dans les manuels de sémiologie permettra de recouper l’observation des symptômes perçus par le médecin et le récit des symptômes éprouvés par le patient.
Mais qu’en est-il des cas où la douleur exprimée ne fait pas symptôme pour le médecin, où la plainte n’est recoupée ni par l’examen clinique ni par les examens complémentaires ? Qu’en est-il des cas où le symptôme effectivement perçu par le médecin ne trouve sa cause dans aucune lésion organique ? Qu’en est-il des cas où le symptôme ne fait pas interface entre l’intérieur du corps et son extérieur, mais entre le psychique et le somatique ? Qu’en est-il des cas où un danger réel, une souffrance réelle, ne sont pas physiquement étalonnables ? Qu’en est-il des cas où la réalité vécue ne coïncide pas avec les indices du corps extérieur, ou avec ceux du corps intérieur? Qu’en est-il des cas où le symptôme est irréductible à l’interprétation diagnostique ?
La médecine psychiatrique répond à ces questions par des processus diagnostiques supposant le repérage nosographique, selon une méthode analogique de celle de la médecine somatique. C’est ce que montrent les manuels de psychiatrie en affirmant, précisément, le primat de la sémiologie : il s’agit de dégager des signes et d’identifier des invariants, non pas en vue d’un étiquetage entomologique, mais pour articuler la singularité des sujets à l’universalité des connaissances en pathologie mentale. Les symptômes de la psychiatrie seront ainsi pour la plupart non pas des signes physiques, mais des signes comportementaux, que présente la sémiologie psychiatrique : troubles de la présentation et de l’expression, troubles des conduites sociales, troubles de l’humeur, troubles des perceptions, troubles de la mémoire, etc. C’est cette diversité symptomatique qui trouvera ensuite sa place dans la nosographie psychiatrique par la classification distinctive entre névrose et psychose, entre névrose obsessionnelle, hystérie et névrose phobique, etc.

Neurologie, psychanalyse et psychiatrie

La notion de symptôme, rapportée à la pathologie mentale, apparaît alors au croisement de trois disciplines : neurologie, psychanalyse et psychiatrie. Mais, entre ces disciplines, les recoupements, les croisements, mais aussi les malentendus, ne cessent de se manifester. La neurologie, discipline strictement organique, étudie le fonctionnement du système nerveux, de la dimension macroscopique des organes centraux à la dimension microscopique de la neurobiologie, du fonctionnement physique de la synapse au fonctionnement chimique des médiateurs. Mais par là précisément, elle touche à la dimension mentale et aux symptômes comportementaux, comme l’avait déjà vu Descartes auXVIIème, en faisant de la morale l’une des applications possibles des sciences physiques à partir de ses découvertes anatomiques sur les centres nerveux. Lorsque le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux affirme en 1983, dans L’Homme neuronal, que “l’identité entre états mentaux et états physiologiques ou physicochimiques du cerveau s’impose en toute légitimité”, il ne fait que tirer les conséquences contemporaines d’un réductionnisme biologique qui permet de renvoyer tout symptôme, qu’il soit physique ou mental, à un strict déterminisme organique. Ainsi toute interprétation des comportements pourrait se réduire à la stricte étendue du corps physique. C’est du reste une telle interprétation, issue de la recherche en biochimie, qui a permis dans les années cinquante la production des premiers psychotropes (du grec “tropein” qui signifie diriger, tourner, orienter) : la possibilité, par la médiation chimique, d’un contrôle comportemental. L’effet des psychotropes en général, et des neuroleptiques en particulier dans la mesure où leur mode d’action est plus puissant, est précisément d’agir sur les symptômes psychiatriques : troubles de l’humeur, angoisse, confusion, délire, etc. Ce faisant, leur usage médical oblige précisément à interroger à nouveaux frais le statut du symptôme; et, dès lors aussi, la relation problématique entre neurologie, psychanalyse et psychiatrie. Si l’on considère médicalement le symptôme dans sa valeur indicative d’une étiologie, alors, on l’a vu, tout effacement du symptôme en l’absence d’action sur sa cause apparaît comme une faute à la fois diagnostique et thérapeutique. Diagnostique parce que le masquage du symptôme coupe l’accès à l’étiologie; thérapeutique parce qu’une pathologie ne se soigne durablement que par le traitement de la cause. La chimiothérapie psychotrope ne prétend en effet pas être autre chose qu’un traitement symptomatique. Ce faisant, elle situe la psychiatrie, qui peut en être prescriptrice, en position de se replacer sous la dépendance de la neurologie, dont elle s’est pourtant institutionnellement émancipée en assumant les grandes distinctions nosographiques issues de la psychanalyse.
Or le statut du symptôme en psychanalyse semble exactement contradictoire, et à plusieurs niveaux, de l’usage des psychotropes en général et des neuroleptiques en particulier, dans la mesure où le symptôme est d’abord révélateur, dans la théorie psychanalytique, d’une logique de l’inconscient. A ce titre, on peut dire qu’en psychanalyse la fonction d’expression du symptôme est, à un certain niveau, déjà cathartique. En présentant le symptôme comme résultat d’un processus d’élaboration lié à la dynamique de l’inconscient, Freud met déjà en évidence cette ambivalence du symptôme dans sa fonction libidinale. En témoigne le mécanisme de la conversion dans l’hystérie : la conversion du psychique au somatique, qui permet l’apparition du symptôme, est déjà un processus de résolution de conflit : le conflit psychique vient se symboliser, se matérialiser, s’incorporer en quelque sorte, dans les symptômes corporels les plus divers. Il est parfaitement éclairant à ce propos que la découverte de la psychanalyse soit issue du travail de Freud sur l’hystérie, dans la mesure où l’utérus, d’où est dérivé le terme, n’est pas seulement la localisation organique de la féminité, mais le siège originel de toute vie, et par là le lieu emblématique de ce qui définit la vitalité comme rencontre du physique et du mental. L’hystérie dès lors n’est rien d’autre que la définition originelle du symptôme comme coïncidence, rencontre ou interface. C’est précisément cette conception du symptôme comme manifestation de la vitalité, qui va produire ce qui peut apparaître comme la véritable mutation culturelle opérée par la psychanalyse : produire le symptôme non pas seulement comme interface du physique et du mental, ce que montrait déjà la théorie de Charcot, mais comme rencontre du normal et du pathologique, comme mise en évidence de la continuité des processus psychiques, d’une homogénéité de structure entre santé et maladie. Or cette homogénéité n’a pas seulement valeur de dogme fondamental de la psychanalyse, elle a surtout une véritable valeur heuristique, dans la mesure où elle va permettre l’élucidation réciproque du normal par le pathologique, tout autant que la remise en question des limites de la norme et de la validité de sa définition.
Le premier point, celui du principe heuristique d’élucidation réciproque, se montre dans la manière dont Freud traite corrélativement, dans l’Introduction à la psychanalyse en particulier, la question des rêves et celle des névroses, à partir précisément de la relation entre symptôme et élaboration. Ainsi affirme-t-il à quelques lignes d’intervalle, dans le chapitre 11 sur l’élaboration des rêves : “Le rêve n’est pas autre chose que l’effet du travail d’élaboration; il est donc la forme que ce travail imprime aux idées latentes”. Et plus loin : “Les mécanismes qui président au travail d’élaboration sont les prototypes de ceux qui règlent la production des symptômes névrotiques”. Il justifie ainsi l’affirmation qui inaugure le chapitre 5 : “Le rêve lui-même est un symptôme névrotique, et un symptôme qui présente pour nous l’avantage inappréciable de pouvoir être observé chez tous les gens, même chez les bien portants”. C’est ainsi dans la théorie psychanalytique que, pour la première fois dans l’histoire de la recherche thérapeutique, le terme de symptôme désigne non pas une expression pathologique, mais un effet de normalité. C’est précisément cet effet qui oblige, on l’a dit, à une remise en question des limites de la normalité et de la validité de sa définition. Ainsi, en psychanalyse, la notion même de traitement symptomatique ne peut avoir aucun sens, puisque le symptôme est aussi l’interface entre conscient et inconscient, et dès lors ce qui donne accès à l’interprétation de la dynamique pulsionnelle de l’inconscient. En affirmant que “le rêve est la voie royale de l’inconscient”, et en considérant, on l’a vu, le rêve comme symptôme, Freud établit bien le symptôme comme indispensable à l’élucidation des phénomènes psychiques.
Or cette élucidation ne peut se faire en psychanalyse que par la médiation du langage. Ainsi, là encore, la question du symptôme nous renvoie du côté linguistique de la sémiologie: l’élaboration du rêve, dans ses processus de déplacement et de condensation, fonctionne comme un jeu de langage. Et la méthode qui en permet l’interprétation est fondée, elle aussi, sur les associations libres de la parole. Ainsi, que ce soit au niveau de sa formation ou de son interprétation, tout symptôme dans la théorie analytique est entièrement réductible au langage. C’est ce qui fondera, dans la théorie de Lacan radicalisant la position de Freud, l’entreprise de fonder la recherche psychanalytique sur une véritable théorie du langage, dont la notion de symptôme devient un pivot. Dans le texte de 1953 intitulé “Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse”, il affirme clairement : “Le symptôme se résout tout entier dans une analyse de langage, parce qu’il est lui-même structuré comme un langage, qu’il est langage dont la parole doit être délivrée”. Et, dans “La psychanalyse et son enseignement” : “Le symptôme psychanalysable, qu’il soit normal ou pathologique, se distingue non seulement de l’indice diagnostique, mais de toute forme saisissable de pure expressivité, en ceci qu’il est soutenu par une structure qui est identique à la structure du langage”. Enfin, dans “L’instance de la lettre dans l’inconscient” : “Le symptôme est une métaphore, comme le désir est une métonymie”, utlisant deux concept de la sémiologie littéraire pour désigner deux concepts majeurs de la psychanalyse. La notion de symptôme permet à Lacan d’articuler la symbolique du langage sur la réalité d’un vécu psychique. Cette réalité psychique construite par le langage étant à la fois opposée au réel et liée à lui par le “noeud borroméen” où sont distinguées et indissociablement nouées les fonctions du réel, du symbolique et de l’imaginaire.

Dimensions critiques de la notion de symptôme

Ainsi, de la naissance de la clinique au XVIIIème à celle de la psychanalyse au XXème, se joue un épisode décisif de la relation du symptôme au langage, qui semble à la fois réaliser et faire imploser le modèle clinique défini par Foucault : “Il faut se placer au niveau de la spatialisation et de la verbalisation fondamentales du pathologique, là où prend naissance et se recueille le regard loquace que le médecin pose sur le coeur vénéneux des choses”. C’est cette conception de la relation du langage au corps, qui permettra à Foucault de renvoyer la psychanalyse elle-même du côté de la normativité clinique qu’elle prétend au contraire dépasser, dans la filiation de la tradition médicale inaugurée par le XVIIIème. Ainsi écrit-il dans La Naissance de la clinique : “Dans la Clinique comme dans l’Analyse, l’armature du réel est dessinée d’après le modèle du langage. Le regard du clinicien et la réflexion du philosophe détiennent des pouvoirs analogues parce qu’ils présupposent tous deux une structure d’objectivité identique”. Ce “pouvoir de l’Analyse” est ici attribué à Condillac, philosophe contemporain de la médecine de Cabanis. Mais on y trouve en germe le concept de “biopouvoir”, forgé ultérieurement par Foucault, et qui le conduira à dénoncer aussi fortement la normativité psychanalytique que la normativité psychiatrique ou la normativité clinique. La parole qui prétend atteindre “le coeur vénéneux des choses” est aussi pour Foucault celle qui pousse incessamment à faire de sa propre existence la permanence d’un symptôme et l’objet d’un aveu, comme il le montrera en particulier dans L’Histoire de la sexualité, parue en 1976, treize ans après la Naissance de la clinique. En celà, on peut dire que pour Foucault, c’est l’exigence psychanalytique elle-même qui fait symptôme d’une culture déterminée par les rapports de biopouvoir : “Il faut se faire une représentation bien inversée du pouvoir, pour croire que nous parlent de liberté toutes ces voix qui, depuis tant de temps, dans notre civilisation, ressassent la formidable injonction d’avoir à dire ce qu’on est, ce qu’on a fait, ce dont on se souvient et ce qu’on a oublié”. Ainsi, pour Foucault, la théorie psychanalytique de la relation du symptôme au langage apparaît-elle comme le moyen le plus pervers du contrôle social.
Une telle conception de la normativité sociale comme symptôme trouve ses prémisces philosophiques dans la filiation nietzschéenne. L’oeuvre entière de Nietzsche se présente en effet comme la tentative d’une détermination a-normative de la notion de santé, mais aussi comme une extension de la terminologie médicale au domaine entier de la culture. Dans l’orientation vitaliste de Nietzsche, toute idée ne saurait être que l’expression d’un état du corps. Mais elle est en même temps déterminante d’un état de la culture. Ainsi les grands courants idéologiques ne sont-ils rien d’autre que l’expression des symptômes des corps individuels de ceux qui les ont produits, conditionnant à leur tour en quelque sorte les symptômes collectifs des civilisations : leur expression religieuse ou morale. Toute culture peut alors faire l’objet d’un processus sémiologique d’interprétation, qui en réduit les grands idéaux à une symptomatologie organique. Ainsi Nietzsche écrit-il dans Le Gai Savoir : “Je me suis assez souvent demandé si, d’une façon générale, la philosophie n’a pas été jusqu’à présent surtout une interprétation du corps, et un malentendu du corps. (...) On peut considérer toujours en première ligne ces audacieuses folies de la métaphysique (...) comme des symptômes de constitutions physiques déterminées”. Par cette réduction des idéaux métaphysiques à une symptomatologie physique, Nietzsche retourne en ironie le statut de neutralité idéologique que revendique le savoir médical, et fait de cette revendication-même un symptôme. Mais en même temps, il destitue la médecine du statut d’extériorité qu’elle revendique, pour la reconnaître vectrice de valeurs au même titre que n’importe quelle idéologie.
C’est précisément ce système de valeurs que l’anthropologie médicale la plus contemporaine nous oblige à interroger à travers la notion de symptôme. Ainsi, en déterminant “les formes élémentaires de la maladie”, comme Lévi-Strauss a mis en évidence, en tant qu’ethnologue, “les structures élémentaires de la parenté”, François Laplantine, dans Anthropologie de la maladie, interroge les modèles de représentation qui sous-tendent le savoir médical et ses pratiques, opposant une pensée géographique de la maladie représentée par ce qu’il appelle le “modèle ontologique”, à une pensée historique représentée par ce qu’il appelle le “modèle fonctionnel ou relationnel”; une pensée qui privilégie les données de fixation spatiale de l’anatomie à une pensée qui privilégie les données dynamiques du fonctionnement physiologique; une pensée pour laquelle le symptôme clinique manifeste une lésion organique, et une pensée pour laquelle il représente une rupture d’équilibre. Mais il montre que cette opposition entre une représentation qu’on pourrait qualifier de mécaniste et spatiale (autour de la pensée cartésienne) et une représentation qu’on pourrait qualifier de vitaliste et temporelle (autour de la pensée de Bichat), est en quelque sorte recouverte, y compris chez les vitalistes, par une pensée dominante de la soumission de l’ordre du temps à l’ordre de l’espace, qui vise, dans le privilège contemporain accordé à la biologie médicale, à réifier la représentation du corps au détriment de sa dynamique pulsionnelle.
C’est cette représentation dynamique que tendait à restaurer Hahnemann à la fin du XVIIIème, en fondant la médecine homéopathique sur un concept très spécifique de la notion de symptôme, dans la filiation de la théorie des “signatures” introduite au XVIème par Paracelse : la “loi de similitude”, observée d’abord par auto-expérimentation, permet d’établir une identité de symptômes entre les réactions pathologiques provoquées chez l’homme sain par certaines substances et les pathologies traitées chez l’homme malade par ces mêmes substances. Ainsi l’essence de quinquina provoque chez l’homme sain le même symptôme fébrile qu’elle traite chez l’homme malade. Le symptôme prend alors un nouveau sens thérapeutique : celui d’une interface entre la maladie et le remède.

Un ouvrage autobiographique, paru en 1977, nous semble pouvoir rassembler, dans sa radicale simplicité, toute la complexité de représentations que recouvre la notion de symptôme, dans ses dimensions physiques et mentales, autant que sémiologiques et politiques. Il s’agit de Mars de Fritz Zorn. Le cancer de la gorge, symptôme de “toutes les larmes ravalées”, y apparaît sous les figures antagonistes d’une conséquence du refoulement et d’une condition de l’expressivité; d’une pathogénie familiale et sociale et d’un choix inconscient individuel, d’un processus mortifère et d’une chance de revitalisation. Sous la double face aussi d’une atteinte physique et d’un processus mental. Peut-être en ce sens la parole d’un malade, qui veut se reconnaître sujet à travers son symptôme, a-t-elle une valeur clinique comparable à celle que peuvent légitimement revendiquer les diverses formes du discours médical.

Bibliographie
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© Christiane Vollaire