LA MÉDECINE, EXERCICE D'UNE PENSÉE MILITANTE
Entretien avec Patrice Muller sur la revue Pratiques


Drôle d'époque n°20, automne 2007

La revue Pratiques a été créée en 1975, pour accompagner la création du Syndicat de la Médecine Générale. Les médecins généralistes étaient mécontents de leur sort en tant que professionnels de la santé. Ils avaient besoin d'idées pour renforcer la prééminence d'une nouvelle médecine générale au sein du système de soins.
Et c'est ainsi que les points forts de la Charte du SMG ont constitué les fondements idéologiques de la revue : une volonté radicale d'indépendance par rapport à l'industrie pharmaceutique, le refus de reconnaître l'institution de l'Ordre des Médecins, la nécessité de s'attaquer aux véritables causes des maladies, dans leur dimension sociale en particulier ; enfin, la notion de travail collectif : il s'agissait de sortir du "colloque singulier" patient-médecin, pour aborder les tâches avec les autres soignants et les autres travailleurs sociaux. C'est ce qui devait devenir plus tard, dans les années 90, le travail en réseau.
La revue devait d'abord être un support à ces idées, en direction des médecins, des usagers, des travailleurs sociaux et des autres soignants, en fonction des thématiques. Puis, au coup par coup, la réflexion est devenue plus intellectuelle.

1. Forme et financement

Il y a eu, financièrement, des hauts et des bas, dans la mesure où l'on avait décidé de fonctionner sans aucune publicité pour respecter nos principes éthiques, contrairement aux autres revues du champ de la médecine, ce qui produisait un équilibre précaire. Le parti-pris était qu'elle soit lue aussi bien par les professionnels du soin que par l'ensemble des usagers intéressés par ces questions (c'est-à-dire un public très large). D'où la nécessité d'être très attentifs au travail d'écriture.
La revue a été financée par les cotisations du SMG, par les subventions du Centre National du Livre et par le FOPIM (taxe sur l'industrie pharmaceutique, pour dégager les revues de la pression médicale). On a obtenu ce dernier financement il y a seulement trois ans, et pour un an au lieu de trois. Actuellement, il n'y a plus de lien direct entre le SMG et la revue, et il n'y aura bientôt plus même de lien financier : le nombre des adhérents au SMG est inférieur au nombre d'abonnés payants à la revue. Mais dans le même temps, la revue s'est avérée aussi nécessaire pour homogénéiser les idées syndicales, elle a accompli une fonction interne de mise en discussion et en réflexion. Cela a provoqué de nombreux débats, mais ni polémique ni affrontement : il y a eu des désaccords ponctuels, mais ils ne faisaient jamais de vagues énormes.
Depuis 1975, on a expérimenté cinq formats différents (en 75, en 83 où l'on a introduit la couleur, en 93, en 98, et tout récemment en 2007). Chaque nouvelle version a été une étape politique, qui vise à poser la question de la forme comme liée à celle du contenu. Mais que la revue soit un tel objet, entraîne des coûts de fabrication. En 98 s'est produite une rencontre fortuite : l'exposition sur les arts éphémères nous a donné l'occasion de changer de format, pour s'adapter à la diffusion d'Harmonia Mundi.
D'emblée, on a accordé une grande importance aux dessins, qui nous paraissent un véritable facteur d'impact. Les dessinateurs sont bénévoles, et dans les dix premières années, on a eu de grands noms : Reiser, Wolinski, Cardon. Puis les liens se sont effilochés à cause de la célébrité des dessinateurs. Serdu est venu plus tard.

2. Une mutation liée à une trahison

Il y a eu un moment de crise en 1983. On avait eu la possibilité de créer une Fédération des Professionnels de Santé de Gauche. Mais on a alors reçu un coup de poignard dans le dos du gouvernement socialiste, par la médiation de Georgina Dufoix, et ça a été le début d'une véritable descente aux enfers syndicale : il y a eu une démobilisation importante des militants, et on a été en grand danger d'arrêter.
En fait, on a servi de monnaie d'échange entre le gouvernement de gauche, et le CSMF (confédération de droite) : en refusant de reconnaître la représentativité syndicale du SMG, le gouvernement négociait une paix armée avec la droite. C'est ainsi que l'arrivée de la gauche au pouvoir a paradoxalement déstabilisé le SMG : ne pas être reconnus comme représentatifs a été un véritable tremblement de terre. Mais paradoxalement, dans les dix ans qui ont suivi, c'est la revue qui a gagné en puissance : la possibilité de s'exprimer au sein de la revue a été une formidable planche de salut.
Ça a été le début d'une mutation importante pour Pratiques : nouveau format, nouveau contenu, extension du Comité de Rédaction. Les protestations politiques ont suscité un débat public. Et de ce fait, c'est le contenu de la revue qui s'est transformé : on a intégré davantage de débats contradictoires, davantage d'interpellations au sommet de la hiérarchie médicale, et on a intéressé à la revue toutes les professions de soin sur des enjeux d'idées. Mais relativement peu d'intellectuels se sont alors emparés de ces enjeux, pour lesquels nous les sollicitions (sur la question de l'accès aux soins, en particulier).

3. Une pensée politique de la santé publique

On s'est ancrés dans l'idée que soin et santé font partie du service public, et l'on s'oppose fermement à toutes les tendances qui poussent dans l'autre sens (dépassement d'honoraires, secteur privé à l'hôpital, franchises, etc.). Etre salariés pour l'ensemble de nos activités serait la solution la plus satisfaisante, et c'est ce qui nous a poussés à penser la question du paiement global, par opposition à l'actuel paiement à l'acte : l'enjeu est un véritable changement de contenu de l'activité médicale, avec la possiblité d'inclure les questions de prévention et de santé publique, et un tout autre rapport à l'exigence sociale et à l'exigence médicale.
La revue prend en charge ces questions, comme des questions politiques qui intéressent la totalité d'une société et affectent à tous les niveaux ses modalités de pensée et de fonctionnement. Mais elle permet en même temps de cristalliser des imaginaires, et pousse à envisager concrètement, par les échanges qu'elle suscite, des modalités d'application au niveau local. Dans les années 80, elle a ainsi été le promoteur de plusieurs idées fortes, autour d'une politique de santé publique. Elle est un vecteur de circulation des idées, dans la mesure où elle est lue par des journalistes, spécialisés ou non, qui s'en servent pour informer leurs articles ou leurs émissions. On voudrait aussi interpeller les usagers, mais c'est nettement plus difficile.
Dans cette perspective de santé publique, la revue se préoccupe des questions de formation, dans la mesure même où elle ne commence pas son travail de réflexion par la maladie, mais par la naissance et les faits de vie fondamentaux qui parcourent l'existence de chaque individu. Au Quebec par exemple, la formation médicale oblige à penser d'abord les mises en situation. Par exemple, les conditions du retour à domicile, le bon d'ambulance. Le médecin en formation hospitalière doit s'inquiéter de la manière dont une personne vit chez elle, contacter son médecin généraliste, parler avec la personne : le futur soignant doit savoir aussi se débrouiller avec les éléments de la vie de tous les jours. C'est ensuite seulement qu'il abordera les problèmes médicaux, les diagnostics et traitements de l'insuffisance cardiaque, de l'asthme, etc.
Il faut montrer que toutes ces positions et choix que nous revendiquons ont déjà été mis en application ailleurs, et que ça marche.

4. L'impact de la revue

Pratiques dérange, elle éclaire de façon inhabituelle les objets de la médecine. Elle est écrite à l'origine par des médecins généralistes, mais vise à un mélange des genres, à la fois par les différences d'éclairage, par la diversité des lecteurs et par la variété des sujets abordés.
Il est impossible de mesurer l'impact de la revue. Les idées circulent. On aurait voulu que la revue soit une véritable courroie de transmission, mais ça n'a pas été tout à fait le cas. Je pense en particulier à la pétition sur l'Ordre des médecins, appelant à sa disparition : l'ordre est véritablement une poutre que les médecins ont dans l'œil, et il nécessaire que s'établisse une véritable représentativité des professions médicales, au lieu d'un organe qui ne vise qu'à contrôler la profession. Malheureusement, les infirmières viennent d'adopter le même modèle, avec un Ordre des infirmières, à cotisation obligatoire.
Mais on a aussi eu une influence réelle : les réseaux sont venus d'une idée du SMG, qui militait pour une coopération horizontale des niveaux hiérarchiques. Dans la charte du SMG en 1975, était proposé le paiement à la fonction plutôt qu'à l'acte, pour rémunérer une activité à la fois de soin, de prévention et de formation permanente. La revue n'a jamais eu de lien privilégié avec un parti politique : toutes les tendances de gauche et d'extrême gauche y sont représentées, il n'y a pas de dogme issu d'une politique de parti, mais plutôt la volonté d'être une courroie de transmission à destination des partis, pour infléchir leur politique de santé.
La revue se veut un catalyseur : elle ouvre ses pages, elle organise des rencontres ou des colloques. Mais son image "gauchiste" est stigmatisante à l'égard de gens prétendument "sérieux", qui ne veulent pas se coltiner un débat avec des "extrêmistes". Cependant, de plus en plus de médecins de droite sont prêts à accepter la discussion, en particulier chez les jeunes médecins.

5. Une vraie difficulté à éclairer l'opinion publique

Le combat sur l'assurance maladie, que nous menons comme un combat politique et réflexif, apparaît cependant voué à l'échec. Il vise à questionner les modes de fonctionnement de l'assurance maladie comme structure administrative, à partir du pouvoir de décision des usagers, des soignants et des financeurs. Actuellement, tout est supposé être dans les mains de l'Etat. Mais en réalité, les responsables gouvernementaux le destituent au profit des assureurs privés. Il ne faut pas considérer seulement l'équilibre budgétaire. Il faut aussi se demander comment circule l'argent, sur quel projet et selon quelles volontés.
Pourquoi la population ne s'empare-t-elle pas de ces questions ? On a vu des gens descendre dans la rue sur la question des retraites ; mais la question du soin tend à être toujours considérée à un niveau individuel, on n'en fait pas un enjeu politique. Le seul débat politique a eu lieu sur la franchise médicale, mais pas sur le contenu même du système de soins. Or il y a un grand malaise dans le système de soins aujourd'hui. Du côté des soignants, ce malaise est lié aux conditions de travail professionnelles (les sous-effectifs de médecins et d'infirmiers), mais aussi à une dévalorisation symbolique du métier, socialement essentiel, de médecin généraliste. Du côté des soignés, les difficultés d'accès aux soins augmentent de jour en jour, en particulier pour les plus pauvres, pour qui les parts non remboursées augmentent de tout côté. Et, il y a une restriction de ce qui avait été, dans les années autour de 1968, un élargissement social du recrutement médical.
Tous ces problèmes, très actuels, laissent prévoir des lendemains difficiles. Pratiques a lancé, au début des années 2000, un Observatoire des Méfaits de la Réforme de l'Assurance-Maladie. Mais l'initiative n'a pas été suffisamment relayée, elle paraît stagner. Et le travail de recensement n'a pas pris suffisamment d'ampleur, ni rassemblé encore assez d'éléments pour qu'on puisse en faire un objet de débat politique.

6. La relation avec les autres revues

Nos contacts avec les autres revues sont assez épisodiques, et peuvent se faire de plusieurs manières. Avec Politis, c'est à partir des questions de médecine environnementale, travaillées par Geneviève Barbier ou Didier Ménard. Avec la revue Mouvements, c'est par le biais de Jean-Paul Gaudillière. On a des partenariats mobiles en fonction de la conjoncture, liés au contexte politique général ; mais pas de travail par secteur inter-professionnel. Par exemple, la question du rapport public/privé méritait d'être posée dans beaucoup de champs (celui de l'écologie comme celui des soins ou celui de l'énergie) ; et les revues auraient pu en être, alternativement, simultanément et chacune à sa manière, les supports. Mais chacune est submergée par sa propre tâche, et doit respecter ses ordres de priorité. Quant au grandes centrales syndicales, elles sont préoccupées par leurs questions de base, et ne prennent pas le temps de réfléchir sur les questions, pourtant vitales à tout point de vue, de soin et de santé.
Par ailleurs, la structure de fabrication n'est pas assez consistante, et la structure de diffusion pas assez professionnelle. Il faut encore franchir des étapes, car la situation est fragile au niveau financier. Mais la revue était plus fragile encore à ses débuts : les premiers numéros tiraient à 400 exemplaires, alors qu'on tire aujourd'hui à 1600. Toute la presse médicale, sauf Prescrire, est financée par l'industrie pharmaceutique. Cela fait forcément obstacle à la liberté d'expression. Par exemple Christian Lehman, qui tenait une rubrique au Panorama du Médecin, s'est fait éjecter pour avoir osé critiquer les laboratoires. Et l'on pourrait imaginer que des revues critiques travaillent ensemble, pour faire remonter et dénoncer le fait que les institutions soient soutenues par les mêmes mécanismes. C'est ce qu'on a fait avec la revue Justice, du Syndicat de la Magistrature, en élaborant un numéro commun sur Médecine et Justice. Et c'est ce qui permettrait d'aborder de façon complète des thèmes de société.

7. Les modes de diffusion des idées et le devenir de la revue

Notre mission la mieux remplie a été celle de diffusion des idées, de mise en application, d'analyse critique, depuis sa création, du système médical dominant. Ça n'a pas permis d'agir sur le système directement, mais indirectement. Cela a en particulier grandement contribué au travail en réseau, mais on ne peut pas se targuer d'être les vecteurs à part entière de ces transformations. On est plus précisément intervenus en faveur de l'avortement, dans toutes les batailles contre l'Ordre des Médecins, sur les attaques néo-libérales et les atteintes à l'accès aux soins. Les attaques contre l'Ordre se sont en particulier faites sous l'angle de la non-cotisation.
La volonté actuelle de démantèlement structurel du système a été mise en place par les gouvernements de droite ; alors qu'on peut mettre au crédit de la gauche la création de la CMU. Mais les grandes réformes qui ont permis l'émergence de la sécurité sociale se sont faites entre 45 et 65. Depuis, la sécu a perdu ses prérogatives de financement, et les gens ont été obligés d'y mettre davantage de leur poche.
La revue s'est donc transformée, depuis ses origines jusqu'à maintenant. Au début, elle procédait d'un changement simultané de la société et du monde politique, allant vers la gauche. Aujourd'hui, on n'est plus dans ce type de situation. Les changements auxquels on tient doivent donc pouvoir être réfléchis et mis en application partout où il y a des volontés pour les nouvelles idées : c'est la multiplication des innovations socio-médicales au plan local qui doit l'emporter. On voit en effet mal un gouvernement de droite mettre en évidence la nécessité du service public ou la dénonciation du lobby du médicament. Il faut donc que la concrétisation des idées se réalise partout où c'est possible, et c'est à la revue de fédérer ces possibilités, de les diffuser et de les faire circuler. C'est pourquoi l'alternative droite/gauche, pertinente au niveau théorique, semble moins opératoire au niveau des décisions politiques aujourd'hui.

Est-ce que le genre revue est un genre performant pour continuer à débattre, explorer, échanger, polémiquer ? Oui, dans la mesure où la revue est un support de référence fixe, et de ce fait incontournable. Mais il y a aussi d'autres modes d'expression, et Internet en est un.
Le rythme de parution demeure un problème. Il est trimestriel, et il nous est techniquement impossible de passer au bimestriel. Mais ceci pose une difficulté d'articulation avec les autres médias, qui ont plus de retentissement par la plus grande fréquence de leurs parutions (radios, journaux, magazines, etc.). Les débats publics peuvent aider à soutenir le rythme, mais ils sont difficiles à organiser régulièrement. La revue est donc un élément parmi d'autres pour réfléchir ensemble, mais nous sommes preneurs de toutes les autres formes d'ouverture.

© Christiane Vollaire