SOIGNER-EXPÉRIMENTER


Pratiques n° 49, "La Place du patient", avril 2010

Être patient en médecine n'a jamais constitué un statut univoque. Et de cette équivoque, nous sommes les héritiers. Mais l'équivoque de ce statut est liée à celle qui caractérise, très profondément, l'activité médicale elle-même.
Que signifie, en particulier, ce double sens du mot "médecine", qui peut désigner indifféremment l'activité de soin et l'activité de recherche ? Et, surtout, jusqu'où ces deux modalités de l'activité médicale sont-elles compatibles ? Ou plutôt, à quel point peuvent-elles être non pas seulement différentes, mais radicalement antagonistes ?
Et plus précisément encore : est-il si évident que l'intérêt de favoriser les progrès de la médecine coïncide avec l'intérêt de soigner les patients ?

1. Un non-dit au cœur de la médecine

Un non-dit est en effet bel et bien au cœur de l'activité médicale : celui de la fracture à certains égards abyssale entre l'intérêt individuel et l'intérêt collectif. Mais cette fracture en ouvre par là même une autre au sein du collectif, mettant à nu la partition, instituée pour la résoudre, entre les représentations de l'homme. Entre le médecin du roi, attentif au moindre éternuement de son protecteur, et le chirurgien aux armées pratiquant l'amputation à la chaîne ; entre le médecin hippocratique faisant serment de taire pudiquement ce qu'il aura vu chez son client, et le médecin hospitalier exhibant à nu les "cas" devant la cohorte de son équipe, les places respectives du patient sont littéralement à des années-lumière.
Il n'y a donc pas un statut du patient, mais plusieurs ; et leur pluralité recouvre, aussi, l'échiquier des positions sociales. Pour les vieillards, la fin de vie peut se passer entre les murs coquets d'une résidence médicalisée, ou dans la chambre nue d'un mouroir. Et l'incommensurable entre les deux lieux ne relève en rien d'une différence de degré dans le confort. Elle relève véritablement d'une différence de nature entre deux concepts de l'humanité. Ou plutôt entre la simple reconnaissance de l'humain et son déni.
Ce qui nous intéresse ici est donc moins l'extrême variabilité des statuts, que ce qu'elle signifie en termes d'attribution d'un objet à la médecine. Lorsque Claude Bernard écrit en 1865 l'Introduction à la médecine expérimentale, il ne vise nullement à soigner tel ou tel patient, mais à combattre telle ou telle pathologie. Et ceci va supposer la mise en place d'un certain nombre d'expérimentations. C'est-à-dire la transformation délibérée des patients non seulement en objet d'étude, mais en terrain expérimental. Chez Flaubert, Charles Bovary, pressé d'exercer son médiocre talent médical, prendra pour objet un valet de ferme pied-bot, que l'échec de l'intervention conduira à l'amputation. Si les corps ont besoin de la médecine, la médecine a elle aussi besoin des corps.

2. En marge des espaces de protection

Mais tous les corps ne sont pas intégrables à la logique expérimentale ; et quand ils le sont, c'est à des niveaux de consentement très différents. Marie de Cénival, sociologue, le montrait dans un numéro récent de la revue Pratiques :

Après la polémique sur les essais AZT dans les années 90, le film La constance du jardinier vulgarisait la critique en s’inspirant de l’affaire Trovan, un essai clinique profondément inéthique mené par Pfizer au Nigeria. Puis ce furent des essais de prévention du VIH au Cambodge, au Cameroun, au Nigeria qui s’interrompirent abruptement, et des ouvrages à succès dénoncèrent l’exploitation des populations vulnérables dans des grands essais cliniques. (…)
Quelle est la responsabilité de celui ou celle qui s’enrôle dans un essai de traitement, et dont le but est simplement la survie ? A quoi s’est-il engagé ?
(1)

Ce qu'on appelle actuellement "essais thérapeutiques", pourtant juridiquement codifiés, n'échappe pas, on le voit, à cette logique discriminante qui fait des "populations vulnérables" une cible désignée à la fonction d'objet expérimental. Celui sur qui l'on pratique des essais thérapeutiques est-il un patient ? Bien sûr qu'il l'est, c'est indubitable, et il vient pour être soigné. Mais entre le patient des classes moyennes, atteint du sida et membre d'une association revendiquant ses droits dans les pays occidentaux, et l'un des patients nigérians dont parle l'article cité, il y a la même différence qu'entre le travail autobiographique d'Hervé Guibert sur le vécu subjectif de la maladie, et un listing statistique établi par les laboratoires Pfizer.
Le livre de John Le Carré, The Constant Gardener (2), d'où est tiré le film que mentionne l'article, mettait en évidence la violence de l'omerta qui recouvre certaines pratiques d'essais thérapeutiques, atteignant non pas seulement les patients, mais ceux-là mêmes qui prétendent les défendre, c'est-à-dire en quelque sorte transgresser l'interdit de classe qui trace la ligne de partage entre deux versions de l'humanité.
Le problème n'est pas qu'un patient puisse accepter, au nom de l'intérêt commun dans lequel est inclus le sien, que soient pratiqués sur lui des essais dont il sait qu'ils sont susceptibles d'échouer. Et il est clair que les pratiques de randomisation, ou de double aveugle, n'ont rien d'inacceptable dans leur principe : elles ont, comme le montrait Canguilhem, une nécessité épistémique qui les intègre dans les conditions du savoir. La question unique qui se pose ici n'affecte pas la relation indubitable du savoir médical à l'exigence de l'expérimentation sur l'homme, dans la mesure où un certain nombre de spécificités biologiques humaines ne peuvent pas intégrer les données du monde animal. La question est seulement ici celle du choix discriminant de l'objet expérimental dans les catégories de population "vulnérables", c'est-à-dire celles que leur statut social, économique, racial ou politique situe non pas nécessairement en marge du droit (supposé, pour ce qui concerne le concept de droits de l'homme, identique pour tous), mais en marge des espaces de protection qui garantissent son application.

3. Des "technologies d'avilissement"

Un ouvrage du philosophe Grégoire Chamayou, paru en 2008, met en évidence, par son titre même, cette problématique fondamentale, à partir de données sur les conditions de l'expérimentation médicale aux XVIIIème et XIXème siècle. Son titre, Les Corps vils, explicite la logique discrimante à l'œuvre dans les processus d'expérimentation biologique et thérapeutique. Il n'est nul besoin pour cela de recourir à l'éternel épouvantail de la médecine nazie, aux travaux génétiques du Docteur Mengele sur la gemellité dans le camp de concentration d'Auschwitz. Et la médecine nazie n'a en ce sens nullement innové dans les pratiques mutilantes et meurtrières de l'expérimentation sur des catégories d'hommes qu'on sélectionne précisément dans la mesure où ils sont considérés, d'une façon ou d'une autre, comme sous-hommes.
Chamayou montre, à travers l'exemple des populations délinquantes (suppliciés, condamnés, incarcérés), rurales, vagabondes, colonisées, prolétarisées ou considérées comme dénaturées, que cette logique du sous-homme ouvre seule la possibilité de légitimer l'expérimentation sur l'homme. Il ne s'agit pas ici d'humains qui acceptent de se sacrifier pour le progrès de l'humanité, ou de prendre un risque dont ils pourraient à long terme devenir bénéficiaires. Il s'agit de sous-hommes renvoyés à la catégorie animale pour pouvoir devenir objets d'investigation d'une science biologique dont ni eux, ni leurs descendants ou représentants, ne profiteront. C'est ce procédé de réduction effective à l'animalité qu'il appelle "technologie d'avilissement", considérant celle-ci comme une méthode constante d'appropriation des corps par l'institution médicale en quête du matériau humain de son investigation scientifique :

L'une des formes dominantes de technologies d'acquisition dans l'histoire de l'expérimentation humaine a été l'avilissement des sujets de l'expérience. (…)
La présente recherche s'inscrit donc dans la perspective plus vaste d'une étude critique des technologies d'avilissement. (…) Il faudrait aussi préciser qu'elles sont un sous-groupe des technologies d'exploitation. (…) Affamer quelqu'un pour le contraindre d'accepter une offre, par exemple, relève des techniques d'avilissement. (…) Les technologies d'avilissement relèvent des technologies politiques, c'est-à-dire des technologies destinées à assurer les conditions d'exercice d'un pouvoir.
(3)

Quand les médecins retiennent par avance leur place à la mise en œuvre des supplices ou à l'exécution des condamnés, pour observer les réactions des corps, il est clair que le "corps vil" offert à leur investigation n'a nullement le statut de patient : ils profitent de l'occasion que leur fournit l'exercice autorisé de la violence d'Etat, et ils ne sont pas même supposés être là pour permettre sa reproduction (il n'est pas question ici des médecins complices de torture, ou reconnus experts dans l'exécution de la peine de mort par injection létale).

4. Triangulation et judiciarisation

On ne parlera pas non plus ici des prisonniers conduits à accepter des protocoles d'expérimentation en échange d'une somme minimale ou d'une amélioration de l'ordinaire. Mais des patients des hôpitaux, entrés là pour être soignés, et devenant par là, selon leur condition sociale, terrain d'expérience. Ainsi cette page des Mystères de Paris, publié en 1844 par Eugène Sue, descendant d'une famille de médecins, dont l'information quasi-documentaire met en scène un chef de service hospitalier :

Le savant docteur qui avait obtenu, par de hautes protections, un service dans cet hôpital, regardait ses salles comme une espèce de lieu d'essais où il expérimentait sur les pauvres les traitements qu'il appliquait ensuite à ses riches clients, ne hasardant jamais sur ceux-ci un nouveau moyen curatif, avant d'en avoir ainsi plusieurs fois tenté et répété l'application in anima vili, comme il le disait avec cette sorte de barbarie naïve où peut conduire la passion aveugle de l'art, et surtout l'habitude et la puissance d'exercer sans crainte et sans contrôle. (4)

Les deux points qui focalisent ici notre attention sont d'une part le rapport de classe établi entre le patient destiné à être soigné, et le patient destiné à permettre de soigner. Entre deux catégories d'humanité dont l'une est subordonnée à l'autre à titre de moyen, ou d'instrument d'une amélioration de sa santé. Le patient-matériau est en quelque sorte finalisé par le patient-sujet, reconnu inférieur à ce point qu'une vie humaine est subordonnée à la production d'une autre. On retrouvera des problématiques de cet ordre dans le questionnement contemporain autour des mères porteuses, ou du clonage thérapeutique.
Mais le second point mis en évidence par le texte de Sue est le "sans contrôle". Un tel usage n'est en effet rendu possible que par l'absence de protection qui caractérise les populations pauvres. Être pauvre, ce n'est pas seulement avoir moins de moyens de subsistance, c'est surtout être privé de la possibilité sociale d'être défendu. Et le statut de patient n'a de sens que dans la mesure où il n'est précisément pas un face-à-face avec un médecin, mais une triangulation qui requiert le regard extérieur de l'institution sociale. C'est cette triangulation qui existe pour le patient aisé, bénéficiaire d'un espace de protection, et qui disparaît pour le patient pauvre, exposé sans recours à l'arbitraire de la décision médicale.
Les textes législatifs (en particulier en France depuis la loi Huriet de 1988, qui introduisait la notion de "consentement éclairé" du patient) posent des limitations et imposent un contrôle nécessaire à la pratique expérimentale. Mais ce contrôle lui-même est soumis aux définitions très diverses qu'on peut donner du consentement, aisément obtenu par l'argument d'autorité du médecin ou par l'état d'inquiétude du patient. C'est précisément dans cette mesure que la tendance actuelle à la judiciarisation de la médecine, loin d'étendre la possibilité d'un tel contrôle, peut au contraire en restreindre le champ. Dans son versant pénal en effet, mais souvent aussi dans son versant civil, la judiciarisation aboutit à donner, de fait, les vraies possibilités de recours aux patients qui ont les moyens, financiers et culturels, d'engager des procédures.
Quant aux territoires du Sud, où le système de santé est si inexistant que les responsables politiques vont se faire soigner ailleurs, l'absence de reconnaissance du statut même de citoyen y fait obstacle, de la façon la plus élémentaire, à la reconnaissance d'un statut de patient. Si bien qu'en définitive, ce statut n'est parfois reconnu qu'à travers celui de sujet expérimental : ce qu'offre l'essai thérapeutique, c'est ici tout simplement le seul accès possible au médicament, induisant une forme perverse de "contrat d'assistance", comme contrat léonin entre une firme pharmaceutique dissuadée de pratiquer ses essais en territoire occidental, et un sujet démuni.

Il y a donc bien, on le voit, une distribution sociale de la patience, qui recouvre en médecine une véritable partition, non seulement des patients, mais des objets mêmes du savoir médical. Car l'exigence scientifique impose une double conception de la médecine, comme soignante et comme savante. Celle-là même que Claude Bernard signalait en marquant la différence entre "médecin empirique" et "médecin expérimentateur", produisant deux sens du mot "expérience" : celui d'un savoir clinique issu de la fréquentation des patients, et celui d'un savoir biologique issu de la mise en place des dispositifs expérimentaux.
Mais la subordination du premier au second recouvre aussi la subordination d'une catégorie de population à une autre. Et, dans le temps contemporain de la globalisation, la subordination de certains territoires géopolitiques à d'autres. C'est en ce sens que la question de l'expérimentation médicale est au cœur d'une problématique politique du statut du patient.

Notes:
1. Marie de Cénival, "A qui appartient la science ?", in Pratiques, Les Cahiers de la médecine utopique, n° 46, juillet 2009 : "L'humanitaire est-il porteur de solidarité ?"
2. paru en 2001, et la même année dans sa traduction française au Seuil
3. Grégoire Chamayou, Les Corps vils, ed.La Découverte, 2008, p. 17
4. cité in Grégoire Chamayou, op.cit., p. 191

© Christiane Vollaire