Sécurité virale, politique hécatombe



En pleine conquête espagnole du « Nouveau Monde », Hernan Cortés, pour qui pillage, massacre et extermination n’ont guère de secret, leur trouve un argument de légitimation décisif dans la pratique rituelle des sacrifices humains chez le peuple aztèque. Un pouvoir qui se livre à de tels rites, une religion qui les pratique, ne peuvent que mériter d’être vaincus par les représentants autorisés des rois catholiques.
De fait, cette hécatombe à grande échelle que constitue le génocide des Indiens d’Amérique sera présentée, entre autres, comme un moyen très chrétien de mettre fin à la barbarie d’une institution sacrificielle archaïque dans le monde amérindien.

Que signifie donc, actuellement, cet accolement étrange d’un discours pastoral sur la nécessité des mesures collectives de protection contre un risque pandémique, et d’un discours guerrier de l’offensive non contre un virus, mais contre des comportements jugés, à un niveau ou à un autre, « déviants » ? Que signifient des mesures sanitaires qui rendent chacun individuellement responsable (y compris au regard de ses voisins potentiellement délateurs) de la propagation pandémique selon l’usage qu’il fait du masque chirurgical, du gel désinfectant ou de la rencontre avec autrui, dans le temps-même où toute une catégorie de population est assignée aux transports bondés et aux livraisons en toutes directions ? Que signifie une politique d’abandon des soins liés au covid dans de nombreux Ehpad, qui s’apparente – dans son principe – à ce qu’a été l’ « hécatombe des fous », livrés à la famine sous le régime de Vichy ? Que signifie enfin une politique de restriction budgétaire drastique sur les acteurs du système de santé, se poursuivant et s’aggravant en pleine pandémie, dans le temps même où une campagne d’affichage intense recrute en masse des gardiens de prison, ou, précédemment, des membres de l’armée de terre et de la police ?

1. Une logique du tri

En 1852, trois ans après la mort d’Edgar Poe, Baudelaire publie dans la Revue de Paris une étude sur cet auteur, dont il est le traducteur. C’est de fait un pamphlet contre la modernité mercantile américaine, au contexte de laquelle il attribue le désespoir, la déchéance et la mort de Poe. Les termes en sont éloquents :

J'avoue sans honte que je préfère de beaucoup le culte de Teutatès à celui de Mammon ; et le prêtre qui offre au cruel extorqueur d'hosties humaines des victimes qui meurent honorablement, des victimes qui veulent mourir, me paraît un être tout à fait doux et humain, comparé au financier qui n'immole les populations qu'à son intérêt propre .

Teutatès est le dieu de la guerre dans la mythologie gauloise, Mammon celui de la richesse dans la mythologie biblique. C’est à ce dernier qu’est rapportée la violence d’un capitalisme américain conquérant. Mais surtout, le texte pose un discrédit sur la dimension moderne et « rationnelle » de ce mode économique, en le renvoyant à l’archaïsme des comportements sacrificiels primitifs :

Brûler des nègres enchaînés, coupables d'avoir senti leur joue noire fourmiller du rouge de l'honneur, jouer du revolver dans un parterre de théâtre, établir la polygamie dans les paradis de l'Ouest, que les Sauvages (ce terme a l'air d'une injustice) n'avaient pas encore souillées de ces honteuses utopies, (…) tels sont quelques uns des traits saillants, quelques unes des illustrations morales du noble pays de Franklin, l'inventeur de la morale de comptoir, le héros d'un siècle voué à la matière. Il est bon d'appeler sans cesse le regard sur ces merveilles de brutalité, en un temps où l'américanomanie est devenue presqu'une passion de bon ton .

Aucun pouvoir – et moins que tout autre un pouvoir fondé sur l’accumulation du capital – ne craint l’hécatombe : elle est la conséquence logique et attendue d’un certain nombre de décisions politiques. L’unique question est alors de savoir quelles catégories de population elle va toucher. Ce qui est l’objet même du processus politiquement central de la discrimination. Toute médecine du tri repose sur la dimension fondamentalement inégalitaire du choix. Et ce dernier ne se pratique qu’à l’encontre de populations originellement discriminées.

Le principe même, médical et sanitaire, de la saignée et de la purgation, est au cœur de la médecine du XVIIème siècle, telle qu’elle est ridiculisée par Molière. Mais il est aussi au cœur de la politique de guerre et de conquête telle qu’elle est mise en œuvre, à la même époque, par Louis XIV et sera reprise par Napoléon Bonaparte à plus grande échelle encore.
La guerre, c’est tuer l’ennemi extérieur. Mais c’est aussi, dans cette visée même, éliminer une large part de sa propre population qui devient, à cet effet, « jetable » (pour reprendre le terme d’Arendt), c'est-à-dire sacrifiable. Et les monuments aux morts disent clairement ce que signifie cette hécatombe programmée. De même, pour les guerres du XXème siècle, que les « baby boom » qui les suivent disent quelle est cette fonction de revivification par la mort. Et ce sacrifice, cette saignée, cette hécatombe, devient alors la condition de vitalité de cette partie du corps que l’on définira comme « saine », ou digne d’être défendue et soignée.

Quand la catastrophe naturelle (épidémie) ou non intentionnelle (accident nucléaire) arrive, la question n’est pas celle du nombre des morts, mais de la catégorie de population que ce nombre affecte. Les essais nucléaires français, dont on connaît le danger, se feront en territoire d’outremer postcolonial. La population autour de Fukushima est celle de villages de pêcheurs, et la centrale de Tchernobyl en Ukraine se situe sur un territoire à population ouvrière.

Toute l’histoire de la médecine montre que le processus même de l’expérimentation médicale fait d’abord le tri entre les objets de l’expérimentation et ses bénéficiaires : c’est l’analyse qu’en donne, en 2008, l’ouvrage du philosophe Grégoire Chamayou Les Corps vils :

La solution historiquement dominante au problème classique de l’experimentum pericolosum tel que posé par Hippocrate, fut de faire peser les dangers de l’expérimentation sur certaines catégories de sujets à l’exclusion des autres. Ce sont les avilis qui en assumeront les dangers, au profit de « la société » .

Les essais concernant le traitement de la syphilis ne se sont pas faits sur les bourgeois qui en étaient atteints mais sur les prostituées, destinées à être la chair à expérimentation de la maladie qui leur avait été transmise. Des progrès réels de la biologie se sont accomplis dans les camps de concentration, où le « matériau » expérimental était à disposition grâce au processus discriminant du racisme et à la visée d’extermination programmée dans la solution finale.
Nombre d’expériences se font actuellement dans les prisons américaines comme vivier. Et les tests médicamenteux des laboratoires pharmaceutiques n’ont cessé de se faire sur les territoires du continent africain. La Constance du jardinier de John Le Carré, paru en 2001, en traite. Et l’idée a été clairement émise très récemment, par des autorités scientifiques, d’expérimenter les traitements ou les vaccins contre le covid 19 dans des pays africains, comme en atteste le site Global Voices :

Deux chercheurs français, les docteurs Jean-Paul Mira et Camille Locht, ont proposé le 1er avril, lors d'une émission de télévision en direct sur la chaîne LCI, de procéder d'abord à des essais d'un éventuel vaccin en Afrique. Pour sa part, le docteur Jean-Paul Mira, chef du service des soins intensifs de l'hôpital Cochin à Paris, a comparé la situation actuelle à « certaines études avec le sida, ou chez les prostituées : on essaie des choses parce qu'on sait qu'elles sont hautement exposées » .

Qu’un chef de service d’un grand hôpital parisien émette une telle proposition atteste de ce partage des rôles, recouvrant un partage des continents et un partage des classes, entre bénéficiaires et victimes de l’expérimentation. C'est-à-dire entre sujets et objets de l’hécatombe.

2. Une logique de la stigmatisation

Le 24 septembre 2020, a lieu, à l’Assemblée nationale, une séance d’audition de la « Mission d’information sur l’émergence du racisme et les réponses à y apporter ». La séance est filmée, tout le monde est masqué, l’ensemble prenant ainsi une tonalité de théâtre d’anatomie en période épidémique. Danielle Lochak, professeure de droit public et membre du GISTI , y est convoquée comme experte. Elle présente ainsi son intervention, dont elle développera le programme :

Je voudrais m’attacher à analyser ce qui, dans la politique, la législation, les pratiques administratives et les discours qui les sous-tendent, est porteur de discriminations à l’encontre des étrangers et entretient la xénophobie et le racisme .

À peine son exposé achevé, le président de la commission se livre non pas à un questionnement précis sur les points qu’elle a abordés en vue d’éclairer ceux qui ont requis son expertise, mais à un véritable réquisitoire contre l’association qu’elle représente, dans le contexte de l’appel à la Marche des solidarités :

La démocratie a ceci de beau qu’elle permet d’entendre des organisations qui appellent ouvertement à enfreindre la loi, je pense au fait que le GISTI a soutenu la « marche nationale des sans-papiers » annoncée hier pour le 17 octobre. (…)
Dans le cadre de cette « marche nationale des sans-papiers », dont on trouve aisément l’appel et la liste de ses signataires, le GISTI défile allègrement avec des mouvements proches des Indigènes de la République, qui pense que la France est toujours coloniale. Considérez-vous que la France soit toujours coloniale et qu’il faudrait lui imposer une forme de démarche vengeresse qui remettrait en cause la République elle-même ? (…)
Je me suis demandé, en vous écoutant, si nous ne devrions pas intituler notre mission « mission d’information sur l’émergence d’une forme d’antiracisme dangereux en ce qu’il antagonise les positions des uns et des autres et qu’il menace l’ordre républicain ». En effet, c’est à une forme de révolution qui menacerait l’ordre républicain que vous appelez car, au-delà même de la question des immigrés et des sans-papiers, votre conception des choses remet fondamentalement en cause l’idée de citoyenneté, c’est-à-dire l’idée même de l’appartenance à la République. (…)
Il existe une évolution dans la nature de l’immigration et dans la menace que font peser sur l’ordre républicain des mouvements séparatistes qui ne souhaitent pas respecter les lois de la République, brisant ainsi le vivre ensemble dans la société .

Qu’en plein cœur de l’Assemblée nationale, et par un président de mission supposé entendre son expertise, une association de défense des droits – et celle qui la représente – puisse être traitée de délinquante, de « vengeresse », de « menace pour l’ordre républicain » et de « séparatiste » sans susciter la moindre réaction des quelques rares députés présents à l’audition, relève déjà en soi d’un véritable déni de droit. Que dans une mission sur les dangers du racisme, ce soit l’antiracisme qu’on qualifie de « dangereux » est en outre outrageusement symptomatique. Mais à la lettre de protestation envoyée par le GISTI le 12 octobre au président de l’Assemblée nationale et aux députés membres de la Mission, aucune réponse n’est donnée. Et non seulement le président clairement fautif n’est ni blâmé ni démis de ses fonctions, mais ce même président répondra par un tweet établissant clairement non seulement son impunité, mais l’évidence de l’accord des pouvoirs qui le soutiennent, et manifestant par son arrogance la claire menace que représente l’accusation de « séparatisme » :

Merci par ce courrier de prouver une nouvelle fois votre dangerosité menaçante pour notre pays et notre cohésion nationale. Le GISTI, comme tous les mouvements qui s’associent aux indigénistes aux mouvances anti-flics et/ou pro islamogauchisme sont insupportables à la République.

3. Une « sécurité globale » qui désigne à la persécution

Dans ce message sont évidemment concentrés tous les « éléments de langage » communs à une extrême-droite, une droite et un « extrême centre » devenu de plus en plus fascisant avec l’exercice du pouvoir. Mais ce qu’il dit d’abord, dans son geste radical d’exclusion, c’est la confiscation de l’appellation République, c'est-à-dire du droit à l’espace public, par cette nébuleuse qui prend de plus en plus clairement les contours d’un système policier.
Ce dispositif permet de considérer aussi bien les communautés issues de la migration que les défenseurs des droits et les mouvements alternatifs, non comme experts, comme critiques légitimes ou comme opposants, mais comme « danger pour la République », et par là-même exposés à la répression et à la persécution en masse, individuelle et collective.
Les défenseurs des droits sont ainsi clairement mis hors de la protection du droit, dans un régime de « sécurité globale » , selon le nom du texte de loi visant à octroyer tout pouvoir aux « forces de l’ordre » et aucun aux citoyens. Il réclame en effet le renforcement des pouvoirs de la police municipale et des agents de sécurité privée, l'utilisation des drones et caméras portées directement par les agents sans limitation, l’interdiction a contrario de la diffusion des images des policiers à l’œuvre, ou encore le droit pour ces derniers de conserver sur eux leur arme de service hors des heures de travail y compris dans les lieux publics.

C’est cela aussi, la forme d’hécatombe qui se profile sous l’hygiénisme des masques, dans ce théâtre parlementaire transformé en tribunal par ceux qui en occupent le centre, dans le temps-même où le danger mondial est supposé être celui de la pandémie. Dans ce temps justement, porteur de crainte et de repli sur le biopolitique, le désir public de sécurité sanitaire va être détourné d’un regard critique porté sur les absurdités, les contradictions et les collusions financières des décisions gouvernementales. Il va au contraire être autoritairement focalisé sur le terme qui cristallise en un mot valise l’anathème jeté sur l’« islamisme » et le discrédit jeté sur les revendications sociales englobées dans l’appellation obsolète de « gauchisme ».
Ainsi l’idée de gauche est-elle associée à un terme perfidement connoté au « terrorisme », mais associée aussi, dans le raidissement xénophobe qu’elle suppose, à l’idée d’étranger. Condamner les abus policiers, défendre les droits des migrants et des immigrés, c’est devenir potentiellement un terroriste étranger à son propre pays. Dénoncer les traces patentes du colonialisme dans les comportements d’États post-coloniaux par cet oxymore intentionnel qu’est le terme d’ « indigènes de la République », c’est pratiquer « l’indigénisme ». Et le mot devient stigmate, non plus pour désigner le constat dressé de l’absence d’égalité au sein d’une République (dont on revendique les idéaux), mais pour dénoncer, comme « séparatisme », toute critique de la « République » telle qu’elle se défigure dans la réalité du pouvoir.
En Grèce, après la fin du régime des Colonels en 1974, le gouvernement de droite qui s’est mis en place pour prendre le relais de la dictature fasciste désavouée a créé un mot-valise évoquant de près l’actuel « islamo-gauchisme » : celui d’ « anarcho-juntisme ». Le journaliste Dimitris Psarras l’analyse ainsi :

Le ministre se contente d’appliquer à la lettre sa propre théorie de l’ « anarcho-juntisme », qui consiste à renvoyer dos à dos l’action terroriste des partisans de la junte et autres fascistes et les actions du mouvement des travailleurs .

Le même type d’amalgame est à l’œuvre, qui permet d’évincer le mouvement social comme porteur de danger pour la nation. À ceci près que l’appellation « anarcho-juntiste » stigmatisait les mouvements de gauche en les identifiant au pouvoir fasciste qui venait de tomber, alors que celle d’ « islamo-gauchiste » les stigmatise en valorisant la xénophobie fasciste sur laquelle le pouvoir s’appuie. Et caresse ainsi dans le sens du poil son auxiliaire policier.

Que des dirigeants qui n’hésitent pas à faire gazer, éborgner, mutiler, étrangler de simples manifestants (ou, dans les quartiers populaires, de simples habitants), à inonder la place publique de gaz de guerre toxiques, à supprimer des services et des emplois hospitaliers, viennent donner des leçons de bonne conduite et prescrire – au nom de la science et du bien commun – des mesures de protection sanitaire apparaîtrait, vu de la planète Sirius, du plus haut comique.
Leur bilan, en termes de dégradation de la santé publique aussi bien que de sabordage du système juridique, pourrait être de l’ordre d’une épidémie de covid. Et leur rhétorique englobe la réalité d’une ultraviolence en phase ascendante sous l’habillage du discours pastoral et de la protection des corps : une pure biopolitique.
Mais le biopolitique, à l’époque où Foucault en forgeait le concept, avait pour effet collatéral, comme il l’analysait lui-même, une indiscutable amélioration des conditions sanitaires sur les territoires occidentaux : le chantage au contrôle et à la surveillance s’exerçait par rapport au gain qu’il permettait en termes de recul de la morbidité, par le biais de ce que l’appellation théologique d’État-providence a contribué à discréditer pour tenter de le faire disparaître.
Dans le maëlstrom des processus de globalisation, la charge virale du sécuritaire pousse, sans compensation, à une politique du tri qui n’affecte pas que la question sanitaire, mais étend la fiction immunitaire à l’encontre de toute revendication de défense des droits. Contrer ce basculement, c’est dénoncer dans le même mouvement une politique de l’hécatombe qui a prévalu dans la geste coloniale et fait modèle des gouvernementalités globales.