Réfléchir son engagement


Pour la revue Pratiques n° 74 Solidarités dans le soin
Entretien avec Martine Devries,
médecin généraliste, responsable de la Plateforme de Service aux Migrants à Calais
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Chapeau : Comment s’engager sans devenir pathogène pour ceux auprès de qui on s’engage. Martine Devries, responsable de la Plateforme de Service aux migrants à Calais, donne des éléments de réponse à cette question.
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1. Comment en es-tu venue à t’occuper des migrants ?

J’étais médecin généraliste à Calais depuis longtemps. On lisait dans le journal qu’il y avait des gens dans un terminal, puis un hangar, puis à Sangatte.
Un mardi matin, j’avais sans doute un rendez-vous annulé, je me suis dit : « Je vais faire un saut à Sangatte ». C’était en 2000, il faisait beau. Un quart d’heure après, j’avais une blouse et un stéthoscope autour du cou.
J’ai consulté une fois par semaine ensuite, jusqu’à la fermeture, en 2002 : des consultations bénévoles, gérées par la Croix-Rouge. Je n’avais jamais fait ça de ma vie, et j’ai trouvé ça très difficile. C’était comme dans Le Dernier Caravansérail d’Ariane Mnouchkine : une infirmière à la fenêtre d’une caravane, qui s’appelait Martine elle aussi, et baragouinait en anglais. Il y avait trois infirmières à plein temps, trois vacations de médecin par semaine, un interprète trouvé sur le tas, qui favorisait les gens de sa communauté.
Les gars se battaient à la porte, pour passer les uns devant les autres dans la queue. Un jour, je me suis mise devant la porte, et ça ne s’arrêtait pas. Alors, j’ai pété un plomb : de façon quasi-théâtrale, j’ai enlevé ma blouse et je suis partie. J’ai réfléchi et je suis revenue le mardi d’après. Il y avait eu une ou deux autres consultations de médecins dans la semaine. Les médecins venaient tous d’ailleurs : Lille, Étaples … personne de Calais. À Calais, j’étais moi-même considérée comme un médecin gauchiste : je refusais de payer la cotisation au Conseil de l’Ordre …
Puis Sangatte a fermé, il y a eu une occupation de gymnase, les migrants traînaient dans la rue, les passants se mettaient à les soigner en allant acheter des compresses. Mais on n’est pas obligé de tout inventer soi-même : j’ai passé un coup de fil à MSF et à MDM. C’est MDM qui m’a rappelée. Il y avait une mission à Valenciennes, et donc un médecin de Valenciennes est venu consulter pendant huit jours. Il y a eu ensuite des missions exploratoires pendant un an ou deux, tous les trois mois. Et puis ils ont créé une mission. Je n’ai plus jamais consulté ; et pendant des années, je me disais le mardi matin, soulagée : « Je ne vais plus à Sangatte ! » Sangatte, j’en disais pis que pendre, alors que maintenant, ça semblerait le paradis …

2. Comment s’est bâtie cette mission ?

Il y a d’abord eu des consultations dans Calais au cul des bagnoles, puis dans un local prêté par le Secours Catholique, puis à nouveau dans une caravane. Je me souviens d’une famille soudanaise, d’un monsieur russe. En même temps, il y avait des médecins à Dunkerque, qui recevaient des consultants : c’était la même équipe que ceux du Planning familial dans les années soixante-dix ; ou ceux qui s’occupaient des toxicos depuis 95. Mais c’était devenu une manière correcte de travailler.
A Calais, il y a eu une municipalité communiste pendant trente-cinq ans, qui s’est illustrée par son indifférence aux migrants. Puis il y a eu l’élection de la mairie actuelle, de droite, qui a créé un Conseil des Migrants pour que les associations restent sous son contrôle. Progressivement, la mission MdM s’est étoffée, on a eu un chargé de mission, puis un coordinateur salarié, on a pu témoigner des carences des différentes institutions : ça a rendu la mairie folle. On n’a évidemment jamais obtenu de subvention de la mairie. Un jour, on a décidé toutes les autres associations à boycotter le Conseil des Migrants.

3. Comment penser ces stratégies de rapport aux institutions ?

Pour ma part, je n’ai pas vraiment de stratégie. Mais il y a des dispositifs dans lesquels je ne veux pas entrer, et d’autres qui me paraissent importants.
J’ai été animateur de formation continue, pour mes collègues médecins : ce que j’ai appris en formation d’adultes, c’est que quand les gens sont soignants, si on veut qu’ils ne maltraitent pas leurs patients, il faut s’occuper d’eux : leur donner de bonnes conditions de travail et de sécurité. Pour les accompagnants des exilés, c’est la même chose. Je voyais la casse qu’il y avait chez les bénévoles, les gens fatigués, exaspérés, qui se mettent à crier ou à engueuler les gens qu’ils veulent aider : ils s’impliquent en réalité énormément, il y a de l’émotion, de la générosité, mais ils sont en colère parce que ça ne marche pas comme ils voudraient, ils sont confrontés à l’impuissance, ils ont l’impression de ne jamais en faire assez, et ils savent qu’ils ne peuvent pas en faire plus. J’ai vu cette casse, et je savais que c’est parce qu’on ne s’occupait pas assez d’eux. Les bénévoles se noyaient parfois, ou ils surnageaient chacun à sa manière, mais on était seulement dans des méthodes de défense personnelles.
Par ailleurs, je n’avais pas de position légitime pour m’occuper des bénévoles. Mais les gens venaient volontiers me raconter leurs difficultés, ou me prendre comme médecin. J’ai fait part de cette expérience à MdM, et j’ai toujours tenté d’obtenir l’organisation de groupes de paroles et de supervision, et ça vient maintenant.
Pendant ce temps-là, j’étais à Pratiques, on a fait des numéros qui traitaient de l’exil : un que j’ai coordonné , et d’autres que tu as coordonnés . J’étais bien soutenue par le CR de Pratiques : on est allé voir Le Grand Caravansérail ensemble. Les copains étaient intéressés par ce qui se passait à Calais, ils me demandaient des nouvelles : c’était une forme de soutien pour moi.

4. Comment la situation a-t-elle évolué à Calais ?

Si on a une expulsion la semaine prochaine, ça ne sera jamais qu’une énième : dans ces cas-là, les migrants ne peuvent pas rester assis, même dans les jardins publics, sans qu’on leur demande de lever leur cul. Les gens sont bouleversés par la violence sur l’instant. Mais après, c’est tout juste s’ils s’en souviennent. C’est comme ça que j’ai vu Jean-Claude Lenoir hurler sur les flics : il s’est couché devant leur bus. C’était dans l’émotion, en 2007.
En été, pendant plusieurs années, parallèlement au Tour de France, il y avait eu un « Jungle Tour » pour attirer l’attention des pouvoirs publics. Au cours du passage à Calais du jungle-tour, des agriculteurs militants avaient ouvert une borne d’eau, sans autorisation. La seule de la ville.
En 2009, il y a eu l’expulsion la plus médiatisée de la « jungle ». Il y avait eu un Conseil des Migrants, parce que le ministre était là. J’ai pris la parole avec la casquette MDM, et j’ai dit qu’il n’y avait pas de fontaine publique. Les migrants se lavaient dans les eaux usées qui sortaient de l’usine « Tioxyde », une eau blanche et tiède. Je les avais photographiés de loin, et j’ai montré les photos au ministre. Quinze jours après, il y avait une borne d’eau ; mais trente jours après, la « jungle » était fermée.

5. Quel rôle ont joué les médias ?

En 2009, s’est ouvert le camp des No Border. Ce qui m’a fait réfléchir, c’est la manière dont ils ont été traités, dans les journaux et par les autorités : il était évident que c’étaient des bouc-émissaires. Pour moi, c’était comme un camp de jeunes gens. Pourtant, il y avait des hélicoptères qui tournaient dans le ciel, et c’était blindé de flics. La disproportion des moyens mis en œuvre contre eux d’une part, et l’usage fait par les autorités d’autre part, dans la fabrication d’un ennemi intérieur, ça m’a dégoûtée.
La venue du GISTI a été importante. Jean-Pierre Alaux était venu faire une formation, plusieurs samedis, à la demande du Secours catholique, et j’y suis allée. J’avais déjà eu des contacts avec le GISTI pendant mes études de médecine, j’avais lu des choses ; j’avais donc une oreille quand le GISTI est arrivé à Calais. Ce qui m’intéressait, c’était leur analyse politique.

6. Cette analyse n’est-elle pas nécessaire pour comprendre en quoi la situation est pathogène aussi pour d’autres que les migrants ?

C’est le contact avec les bénévoles qui me l’a montré : je me rends compte que c’est pour chacun le révélateur de ses faiblesses. Je connaissais ça par ma formation de formateur d’adultes. Et par ailleurs, ce que j’ai pu entendre ou lire d’analyse politique me semblait éclairant, et au final réconfortant. Ma manière de « tenir » est de comprendre ce qui se passe : pouvoir donner une explication, clarifier les choses, pour moi c’est apaisant et je travaille mieux.
J’ai bien vu que dans les associations, il y avait beaucoup de gens dont les convictions étaient différentes des miennes (des gens de droite, catholiques, etc.). Ce qui force mon estime, c’est qu’ils ont en commun l’émotion et la générosité. Il y a plein de gens qui sont généreux, et j’aimerais être généreuse comme ils le sont. « Vends tout et suis-moi » reste une formule qui m’a marquée. Mais ça ne suffit pas. Pour moi, consulter, c’est comme aller distribuer la soupe : c’est l’équivalent de la prestation de service. C’est nécessaire, mais il faut aussi comprendre, faire savoir… « Soigner et témoigner », c’est un bon début. Il faut être sur le terrain, mais pas tout le temps, il faut aussi être dehors.
Les No Border sont régulièrement présentés dans les médias comme un groupe violent, marginal, difficile à contrôler. Or avec ceux que je connais, on peut au contraire discuter, même si on n’est pas du même avis, parce qu’ils ont une idée et une expérience du vrai travail dans la durée. Ce qui est dangereux, ce sont les quelques-uns qui arrivent sur un mois, et veulent seulement marquer leur passage. Mais les autres ont à l’inverse une vraie conscience du geste politique.

7. Quelle est ta manière de participer à ce geste ?

Quitter le Conseil des Migrants organisé par la mairie était pour moi un geste politique.
En travaillant à la Plateforme de Service aux Migrants, je tente aussi un geste politique. Ça s’est passé comme ça : Il y a eu un rapport de la Commission Française du Droit d’Asile . Ils ont fait une enquête et publié un rapport en 2010, « La loi des jungles », coordonné par Jean-Pierre Alaux et Karen Akoka. Ils ont mis deux ans, ils ont trouvé un financement, et ils ont fait un tour des différents lieux de vie. À la suite de quoi, les gens des associations ont décidé de faire la Plateforme de Service aux Migrants. Ils avaient tout bien préparé, mais ils n’avaient pas de président. Le 29 septembre, Lili me téléphone en me disant : « Tu ne veux pas être présidente ? ». Or il se trouvait que j’étais en retraite le lendemain, et donc disponible.
Accepter, c’était travailler au service des associations qui travaillaient pour les migrants. Ça me permettait de réfléchir avec d’autres gens sur stratégies et analyses : avoir un lieu et des gens avec qui réfléchir.
Maintenant, j’ai une analyse différente d’il y a quatre ans : elle est plus élaborée, sur la libre circulation, sur les camps, sur la prise en compte des personnes, et sur le droit, car on a développé l’action juridique, et le recueil des témoignages lors des violences policières et institutionnelles.

8. Comment s’organise la PSM ?

À la PSM, les membres sont des associations et quelques individuels. Tous s’intéressent directement aux exilés du Nord de la France. La PSM veut « coordonner, soutenir, former des bénévoles. Elle ne peut pas parler au nom des associations, mais peut être le lieu où les prises de position des associations s’élaborent. »
Il y a deux salariés : un coordinateur et une juriste. Leur boulot porte essentiellement sur la mise en lien, le soutien et l’information. Il y a des réseaux avec les gens extérieurs, par exemple avec la Cabane de conseil juridique de l’Appel des 800. Elles travaillent avec des avocats de la région, pour former un réseau d’avocats. On fait aussi de la formation pour les bénévoles de terrain, et de la formation au droit d’asile.
Nathanaël organise les réunions entre les asso, et les réunions avec les Exilés, Voice of Refugees. Il y a des actions très différentes : un journal des jungles élaboré avec des exilés sur des lieux de vie, un site internet , des actions pour faire connaître la situation aux habitants voisins des jungles, aux jeunes, des ateliers pour réfléchir à tel ou tel aspect de la situation, un forum, cette année c’était sur « la mise en camp, un outil au service des politiques migratoires de l’Europe ? », l’accueil des nouveaux bénévoles, des medias, des chercheurs, des artistes…
Les « jungles » sont des lieux de vie : certes les conditions sont précaires, misérables, et indignes, mais ces lieux sont pleins de vie humaine dans toutes ses dimensions : solidarité, créations, vie spirituelle, et vie politique.