QUELLE LOI ?


Pratiques n° 68, Décembre 2014, Autonomie

Dans la langue grecque, l’autonomie signifie d’abord l’indépendance politique d’une communauté, et le terme est essentiellement utilisé par les historiens (Hérodote, Thucydide, Xénophon). Puis par un tragédien (Sophocle, lorsqu’il crée le personnage d’Antigone, opposant la loi religieuse à la loi juridique) ; mais justement pas par les philosophes. La condition pour qu’il y ait une autonomie des cités, c’est qu’il n’y ait justement pas d’autonomie des citoyens.
En français, le mot n’est créé qu’à la fin du XVIème siècle, au moment précis de la découverte de l’Amérique. Et il ne sera repris qu’au milieu du XVIIIème, par la philosophie des Lumières, toujours dans le sens juridique de l’émancipation d’une région à l’égard d’un pouvoir. C’est seulement à partir de la fin du XVIIIème qu’il prend un sens moral, avec la philosophie de Kant, interrogeant la relation entre individuel, collectif et universel.
Lorsque maintenant il est utilisé, dans le vocabulaire même de la santé comme gestion entrepreneuriale, comment en déjouer les pièges pour faire valoir les nécessités d’une politique de santé publique ?

1. Autonomisation et expansion coloniale

A la charnière du XVIIème siècle, le mot émerge dans le vocabulaire européen en relation avec la conquête coloniale, c'est-à-dire au moment où l’Europe passe d’un concept monarchiste du pouvoir à un concept impérialiste de la colonisation. C’est l’extension territoriale qui fait apparaître la notion. Et un petit ouvrage récent du philosophe Matthieu Renault nous en fournit une piste interprétative. Il se penche sur la philosophie politique de John Locke, auteur des Deux traités du gouvernement civil qui fondent l’émancipation démocratique à l’égard de la monarchie absolue et sont à l’origine du rôle du Parlement comme instance de souveraineté représentative. Une véritable autonomisation à l’égard de la centralisation du pouvoir.
Mais ce moment où l’Angleterre se dote d’un pouvoir civil sur son propre territoire, et d’une autonomisation des citoyens à l’égard de la concentration des pouvoirs monarchiques, est aussi celui de la conquête coloniale, où elle entreprend l’appropriation de l’Amérique du Nord, et de ce qui deviendra, jusqu’aux territoires d’Asie, le Commonwealth. Et Matthieu Renault met en évidence ce double langage de la liberté :

Cette conception (de l’autonomie) est ce qui va rendre possible, au sein d’une philosophie (inclusive) de la liberté et du consentement, la thèse (exclusive) selon laquelle il existe des êtres qui, incapables de se gouverner, doivent être gouvernés sans leur consentement. La philosophie de Locke pose les fondements d’une théorie du pouvoir colonial promise à un riche avenir.

Autrement dit, d’emblée, le concept d’autonomie se présente autant comme un facteur d’émancipation que comme un facteur de discrimination. Et il discrimine dans la mesure où cette discrimination peut ouvrir à un processus d’appropriation. Les finalités commerciales de la conquête coloniale nécessitent à la fois de reléguer le pouvoir monarchique à un passé révolu, et d’ouvrir l’avenir aux nouvelles formes de l’impérialisme, et de lois du marché mieux adaptées à l’appropriation. Ce double concept de l’autonomie est au cœur du double langage de la « liberté », par lequel émerge, à la fin du XVIIème siècle, et sous l’impulsion de Locke précisément, l’idée de « libéralisme », à laquelle le théoricien écossais Adam Smith donnera toute son amplitude un demi-siècle plus tard. Matthieu Renault écrit :

Locke retrace la genèse d’un désir d’appropriation illimité qui, faisant et devant faire, à ses yeux, l’objet d’une répression-limitation sur le Vieux Continent, trouvera au contraire à s’épanouir, à se déchaîner sur l’autre rive de l’Atlantique.

Et à la fin du XVIIIème siècle, ce sont les colons anglais d’Amérique eux-mêmes qui retourneront ce double langage contre la puissance tutélaire de leur métropole anglaise. L’autonomie qu’ils ont totalement déniée aux Indiens d’Amérique spoliés de leurs terres et exterminés par eux, ils la revendiqueront pour eux-mêmes à l’encontre du pouvoir monarchique londonien … et elle sera à l’origine de la première Déclaration des Droits de l'Homme, en 1783 : celle qui reconnaît l’indépendance des colonies américaines à l’égard de l’Angleterre, à l’origine de la fondation des Etats-Unis d’Amérique. Dix ans plus tôt, en 1773, la Guerre d’Indépendance avait éclaté à la suite de la Boston Tea party, révolte des colons américains contre le Parlement britannique qui avait augmenté les taxes commerciales sur le thé. La destruction des cargaisons arrivant dans le port, par les commerçants américains révoltés contre la taxation, avait donné le signal de la révolte.
C’est cette appellation de Tea Party qui sera reprise en 2008, au début de la Présidence Obama, par une constellation de mouvements réactionnaires ultra-libéraux contre le pouvoir fédéral américain, au nom de la liberté du commerce contre la régulation étatique : un concept de l’autonomie entrepreneuriale à l’égard de l’Etat, tentant de mettre en œuvre toutes les possibilités de dérégulation.

2. Le régime de l’aveu dans une pensée du biopolitique

On ne peut donc pas ignorer les usages néfastes du concept d’autonomie, et les intentions dans lesquelles il a été produit par une rhétorique de la liberté, si l’on veut en faire valoir, au contraire, la valeur et la nécessité dans une perspective authentiquement émancipatrice.
Une autre figure en est donnée par la théorie du pouvoir, telle qu’elle se réélabore dans la philosophie de Michel Foucault au tournant de l’année 1976, lorsqu’il publie La Volonté de savoir, premier tome de son Histoire de la sexualité. Foucault y montre que le véritable pouvoir n’est pas celui de la censure répressive qui impose le silence, mais au contraire celui de l’incitation au discours qui pousse à parler de soi comme sujet autonome, et à se produire comme auteur de son propre discours. Et il le montre à travers les traditions connexes de la confession, de l’autobiographie et de l’aveu. Le discours du « ressenti », de la légitimation émotionnelle, de l’extériorisation de soi, donné comme une manifestation de l’autonomie de la parole, est au contraire présenté par Foucault comme un véritable piège de la diffusion du pouvoir. Il écrit cette phrase autour de laquelle tourne tout son ouvrage, et dont on peut dire qu’elle réoriente entièrement non seulement le devenir de sa pensée, mais celui d’une réflexion sur l’autonomie de la parole :

Il faut se faire une représentation bien inversée du pouvoir pour croire que nous parlent de liberté toutes ces voix qui, depuis tant de temps, dans notre civilisation, ressassent la formidable injonction d’avoir à dire ce qu’on est, ce qu’on a fait, ce dont on se souvient et ce qu’on a oublié, ce qu’on cache et ce qui se cache, ce à quoi on ne pense pas et ce qu’on pense ne pas penser. Immense ouvrage auquel l’occident a plié des générations pour produire – pendant que d’autres formes de travail assuraient l’accumulation du capital – l’assujettissement des hommes ; je veux dire leur constitution comme « sujets » aux deux sens du mot.

Le pouvoir sur la vie ne passe plus par l’interdit ou la contrainte visible, mais au contraire par une « libération » de la parole qui devient alors l’un des moyens de l’assujettissement. Et Foucault insiste très clairement sur le double sens du mot : d’une part celui de sujets de droit, autonomes, reconnus comme responsables de leur propre devenir ; d’autre part celui de personnes assujetties, inféodées à des rapports de domination. Le même mouvement, qui nous transforme en sujets et nous permet d’avoir accès à notre propre parole et de faire entendre un discours singulier, est aussi celui qui nous assujettit à un contexte politique d’inscription du discours dans une visibilité commune. Dans la temporalité historique, ce passage des processus d’assujettissement aux processus de subjectivation se présente, par l’histoire même de la médecine, comme science de la sexualité :

Ce pouvoir sur la vie s’est développé depuis le XVIIème siècle sous deux formes principales ; elles ne sont pas antithétiques, elles constituent plutôt deux pôles de développement. (…)
L’un des pôles, le premier, semble-t-il, à s’être formé, a été centré sur le corps comme machine. (…) Tout cela a été assuré par des procédures de pouvoir qui caractérisent les disciplines : anatomo-politique du corps humain. Le second, qui s’est formé un peu plus tard, vers le milieu du XVIIIème siècle, est centré sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques. (…) Leur prise en charge s’opère par toute une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une bio-politique de la population. Les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s’est déployée l’organisation du pouvoir sur la vie.

3. Subjectivation et assujettissement

Ainsi s’opère, dans ce passage du XVIIème au XVIIIème siècle, le moment-charnière du passage d’un pouvoir souverain, vertical et surplombant, s’exerçant par la discipline et la contrainte (à l’image du pouvoir monarchique), à un pouvoir diffus, horizontal et disséminé, s’exerçant par la surveillance et le contrôle (à l’image du pouvoir libéral). Et l’on peut y voir précisément le passage d’un pouvoir étatique à des formes de pouvoir dés-étatisées, non moins dominatrices, mais moins évidemment contraignantes. Parallèlement s’opère le passage de l’ anatomo-politique du corps humain à la bio-politique de la population. Et ce moment du texte est la première apparition de ce terme dans la pensée foucaldienne. Passage précisément de l’assujettissement, comme contrainte exercée par le souverain sur ses sujets, à la subjectivation, comme construction intérieure de la subjectivité par les modalités du pouvoir. C’est dans cette perspective que le langage de l’individualisation et de l’autonomisation prend le relais du langage de la discipline. Raison pour laquelle, dans la pensée de Foucault, il y a une véritable « ironie » dans cette reconfiguration d’une autonomie de la parole. Et c’est la formule qui clôt l’ouvrage :

Ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu’il y va de notre « libération ».

La sociologue Dominique Memmi, traitant du rapport à la médecine, va donner des applications précises de cette « ironie » désignée par Foucault, en utilisant le concept de « bio-réflexivité » issu de la sociologie américaine, dans l’ouvrage Faire vivre et laisser mourir, dont le titre est emprunté à Foucault :

À la bio-individuation, correspond donc un gouvernement des conduites particulier : un gouvernement qui met volontiers le « bio », le « soma », le donné organique au centre de ses préoccupations (justifiant un retour de l’intérêt pour la biopolitique contemporaine), mais aussi un gouvernement s’appuyant formellement sur l’individuation : c'est-à-dire qui confie volontiers la gestion rationnelle de l’objet dont il entend réguler les usages (ici le corps) aux individus, qui évalueront eux-mêmes l’évolution probable de leurs données corporelles et feront eux-mêmes le calcul des risques et des coûts financiers de sa correction.

L’auto-évaluation, loin d’être un facteur d’émancipation réelle des sujets, est au contraire un produit de la bio-réflexivité : ce qui permet aux patients de produire du réflexif par l’intériorisation de leurs propres données biologiques, qu’ils assimilent comme des composants de leur identité. Et cette reconnaissance de soi comme corps évaluable constitue tout à la fois un mode de subjectivation et un processus d’assujettissement. C’est le fondement même de l’auto-évaluation en médecine, qui prétend transformer chaque personne en entrepreneur de soi-même par une forme de délégation de pouvoir que Memmi analyse dans un autre ouvrage :

S’est mis en place un mode de régulation des « excès », qui délègue fortement aux sujets le soin de contrôler leurs conduites. L’autorité étatique tend à transiter de plus en plus par la parole. Et cette « surveillance discursive » est elle-même déléguée à la périphérie du service public, à des représentants de professions dites « libérales ».

De l’autonomisation du contrôle à la « surveillance discursive », s’est opérée cette délégation de pouvoir par laquelle chaque sujet est supposé intégrer la norme gestionnaire de la biopolitique des populations. Dans le domaine médical plus que dans tout autre, cette intégration de la norme, par la rhétorique de l’autonomie, reconduit les indistinctions entre service public et professions libérales, dont témoignent actuellement les tensions contradictoires au sein du milieu médical lui-même. l’Etat tend à y devenir le médiateur paradoxal des instances libérales, qui visent à annuler ses fonctions régulatrices.

C’est donc peut-être en réfléchissant les fonctions ambivalentes de l’institution, qu’on peut trouver les parades à cette politique du double langage qui corrompt dès sa naissance l’ambition même de l’autonomie. Dans les années soixante, le philosophe et économiste Cornélius Castoriadis la pensait à partir du groupe de réflexion Socialisme ou Barbarie, en réfléchissant la fonction de l’imaginaire dans la création des institutions. Il écrivait :

Notre rapport au social – et à l’historique, qui en est le déploiement dans le temps – ne peut pas être appelé rapport de dépendance, cela n’aurait aucun sens. C’est un rapport d’inhérence, qui comme tel n’est ni liberté ni aliénation, mais le terrain sur lequel seulement liberté et aliénation peuvent exister.

Une telle formule était précisément destinée à contredire le discours libéral de la liberté : celui qui prétend que les institutions seraient la contrainte aliénante et extérieure à soi, dont il faudrait se libérer par l’autonomie, conçue comme un retour à une origine indépendante de tout pouvoir. Pour Castoriadis au contraire, l’institution est d’abord ce qui autonomise le sujet à l’égard de la nature : elle est la forme d’une création humaine qui n’est pas soumise au déterminisme naturel, et peut donc, de ce fait être modulable, modifiable. Mais ce qui fait obstacle à sa modulation est la manière dont elle risque sans cesse de se fossiliser dans des rapports de pouvoir qui en brisent la dimension créatrice. Et cette cassure est précisément liée à la dimension économique de la contrainte, qui vient faire obstacle à la créativité politique. C’est seulement par un appel à cette créativité commune, et aux formes de revendication dont elle est porteuse, que peut se restaurer un concept vivifiant de l’autonomie.

© Christiane Vollaire