POUR UN USAGE AUTHENTIQUE DE LA RAISON


Pratiques n°36, « La place des sciences humaines », 1er trimestre 2007

Les sciences humaines mettent en œuvre des formes de rationalité spécifiques, différentes de la rationalité quantificatrice des sciences exactes, tout aussi fondatrices et indispensables dans la formation des futurs médecins. Mais il faut pour cela lever l'hypothèque d'une tradition réductionniste aussi liée aux intérêts financiers que contraire à l'intérêt d'une médecine responsable.

La médecine n'est pas une science, c'est une pratique, en vue de laquelle la formation, n'est pas seulement un processus d'intégration des connaissances, mais aussi, pour le soignant, un véritable facteur de construction (ou de déconstruction) de soi.
Dans cette mesure, la formation médicale se présente, dans toute société, comme un enjeu politique majeur, non seulement parce qu'en termes de santé publique elle conditionne le devenir d'une population, mais parce qu'en termes d'éducation, elle conditionne les modes de pensée professionnels qui sont l'un des fondements du lien social.
Si la médecine (de la racine indo-européenne "med" qui signifie la mesure au sens d'un équilibre) a bien pour fonction un rééquilibrage des défaillances du corps, c'est dans la conception même que le soignant se fait originellement de ce corps et des équilibres dont il est le lieu, que peut se constituer une pensée du soin. Et cette pensée elle-même suppose une réflexion sur la relation au milieu physique et mental, culturel et affectif, par lequel tout sujet, soignant ou soigné, est déterminé.

1. Origines et conséquences économiques du réductionnisme biologique

La même perspective, qui avait permis au XVIème siècle de sortir de l'obscurantisme religieux pour fonder les sciences physiques sur une pensée rationnelle de la matière, devient à la fin du XIXème une nouvelle forme d'obscurantisme, qui prétend réduire la pensée rationnelle elle-même aux déterminants physico-chimiques de la matière.
Cette conception, issue du modèle de la "médecine expérimentale" forgé par Claude Bernard au mileu du XIXème,s'est instiutionnalisée et a fait école, dans la mesure même où elle est devenue, dans une société industrielle, source de production : la charnière du XIXème au XXème siècle "invente la biomédecine" pour reprendre l'expression de Jean-Paul Gaudillière, non pas seulement pour ce qu'elle permet de penser le corps, mais pour ce qu'elle permet de produire, d'échanger et de vendre tout ce qui peut servir de substitut à son fonctionnement naturel (y compris les tissus organiques), et de traduire l'intention thérapeutique en termes de marchandise. On ne s'étonnera donc pas qu'au XXème siècle, la "molécularisation des sciences de la vie" (1) ait pu produire un véritable "complexe médicalo-bio-industriel" qui mobilise les mêmes énergies, et les mêmes lobbies, que le tristement célèbre complexe militaro-industriel à l'origine du commerce des armes. L'ancien secrétaire d'Etat américain à la Défense, qui a initié la deuxième guerre du Golfe, était aussi à la tête d'un lobby pharmaceutique.
C'est sur ce fond très rigoureusement mondialisé qu'émerge le constat récemment dressé par une étude de l'INSERM rendue publique en juin 2006, d'une formation médicale en pharmacologie "essentiellement assurée par l'industrie pharmaceutique".

3. Les risques d'une absence de responsabilité critique

Ce serait de l'aveuglement, que de ne pas relier cet état de fait absurde et totalement irrationnel au regard des exigences thérapeutiques les plus élémentaires, à la forme étroite de rationalisme dont elle est issue, et dont elle consitue non pas un effet collatéral, mais la conséquence la plus directe : réduire le corps à ses paramètres biométriques, c'est le soumettre aveuglément à des exigences industrielles de rentabilité qui contredisent pour une large part les impératifs de santé publique. Non seulement les sciences biologiques ne peuvent pas constituer le tout du savoir médical, mais le quasi-monopole, ou le privilège, qui leur est accordé dans la formation des médecins, a pour première conséquence de liver ceux-ci, sans regard critique et sans défense intellectelle, aux injonctions des laboratoires, comme le signale l'étude pré-citée de l'INSERM.
C'est face à ce risque, qui n'est pas seulement médical au sens strict, mais tout simplement politique, puisqu'il concerne les exigences mêmes d'une responsabilité citoyenne du médecin, que doit être posée non pas seulement une exigence d'humanité face à la déshumanisation de la médecine, mais une exigence de rationalité face à sa déraison parée des discours de façade d'une pseudo-rationalité. Et c'est précisément sur ce terrain du combat pour un retour à la raison que doivent s'affirmer les sciences humaines.

4. L'émergence de nouvelles formes de rationalité

Il semble en effet que se rejoue sans cesse, sur le terrain médical, depuis le début du XXème siècle, la scène primitive de l'affrontement qui a vu, depuis la fin du XIXème, les sciences humaines naissantes s'affirmer à l'encontre du monopole rationnel des sciences exactes pour faire valoir leur propre rationalité :

"On nous conteste de tous côtés le droit d'admettre un psychique inconscient et de travailler scientifiquement avec cette hypothèse"(2),

écrivait Freud en 1915 dans la Métapsychologie, pour revendiquer les fondements rationnels de la recherche psychanalytique à l'encontre du positivisme des sciences exactes. Et à la même époque charnière, Durkheim revendiquait, pour les lois de la sociologie naissante, une valeur rationnelle différente, mais égale en dignité scientifique, à celle des lois mathématiques de la physique. De même Max Weber pouvait présenter, dans les origines religieuses et mythologiques des cultures, les éléments qui permettaient l'interprétation, l'analyse et la compréhension de leur réalité économique. La pensée du rationnel s'est ainsi non pas destituée, mais au contraire enrichie et complexifiée, de ces nouvelles formes de rationalité appliquées non plus à la stricte matérialité des phénomènes naturels, mais à la symbolique des phénomènes culturels. Et la psychiatrie médicale a bien dû intégrer dans son corpus de savoirs les éléments fondateurs issus de la recherche psychanalytique.

5. L'obscurantime neurobiologique et ses conséquences en termes de santé publique

Et pourtant, cet affrontement originel semble ne pas devoir finir. En 1983, publiant L'homme neuronal, Jean-Pierre Changeux assurait à nouveau de beaux jours au positivisme scientiste du XIXème siècle, avec des arguments issus de la recherche neurobiologique du XXème siècle.
Tout, dans cette forme de pensée, manifeste cette assurance un peu hautaine des représentants les plus dogmatiques des sciences "dures" ou "exactes", face aux sciences humaines considérées à peu près à l'égal des superstitions les plus primitives : ce ne pourrait être qu'un "avatar" (3), qui aurait "coupé" la réflexion sur le fonctionnement mental d'un strict déterminisme neurobiologique. Et la réflexion sur le contexte social ou éducatif des sujets, sur une construction de la subjectivité à partir du langage, des relations affectives et des contraintes culturelles, ne saurait être qu'un effet d'irrationalité.
De cette idéologie réductionniste, parfaitement satisfaite et sûre de sa scientificité, la surconsommation en psychotropes est l'un des effets les plus radicaux : il est clair que si les mécanismes psychiques peuvent se réduire exclusivement à l'étendue organique du système nerveux, la logique la plus élémentaire veut que la frappe pharmacologique sur celui-ci soit le mode d'action le plus efficace.

6. Les enjeux de l'enseignement des sciences humaines

On le voit, ce qui est requis d'un enseignement des sciences humaines en médecine n'a rien à voir avec un vernis culturel qui permettrait de compléter la formation universitaire du bon docteur humaniste. C'est bien plutôt un combat contre les formes d'obscurantisme médical qui prétendent réduire le sujet à la mesure quantitative de ses paramètres biométriques.
C'est aussi un combat contre le désinvestissement du médecin à l'égard de sa responsabilité sociale. Or cet exercice de la responsabilité ne peut être qu'un exercice éclairé, appuyé sur une connaissance des réalités socio-économiques dans lesquelles il s'inscrit : c'est ce que montre toute la médecine des Lumières instituant le concept de santé publique.
Mais, là où ces réalités contredisent toute intention thérapeutique, c'est d'une connaissance critique qu'il devra s'agir. Trop souvent en effet, là même où les sciences sociales sont utilisées, c'est dans leur usage exclusivement statistique et normalisateur, à la manière dont la psychologie comportementaliste peut l'être sur le poste des ressources humaines d'une entreprise. C'est ainsi que les concepts anglo-saxons de "médecine fondée sur la preuve" ou de "critères de qualité", originellement issus d'une réflexion sociologique, contribuent à une tendance gestionnaire de l'exercice médical.

7. Les spécificités de l'enseignement philosophique

Relativement à l'ensemble des sciences humaines (autour des questionnements sociologiques, économiques et anthropologiques, ou autour des questionnements psychologiques), la philosophie occupe une place à part. D'abord parce qu'en tant que discipline elle leur est antérieure, ensuite parce que leur émergence a produit des scissions au sein de la philosophie elle-même (des sociologues essentiels comme Durkheim ou Bourdieu sont issus de la philosophie, dont leur recherche s'est explicitement dissociée) ; enfin parce qu'elle ne se caractérise pas par les travaux d'enquête indispensables aux sciences humaines.
Par ailleurs, elle présente une spécificité française, qui est d'être enseignée dès la fin du cursus secondaire dans toutes les sections de terminale, à partir d'un programme de notions tournant autour d'enjeux existentiels, épistémologiques et politiques. Il est clair que ces domaines doivent être saisis comme autant d'occasions d'orienter la réflexion critique vers les sciences humaines, et de former de façon propédeutique à un questionnement sur les multiples usages de la rationalité, et à une pensée critique et responsable de la pratique médicale.

Paradoxalement, c'est bien souvent dans l'enseignement de la médecine tropicale, pourtant directement issu de la pensée coloniale, que cette nécessité des sciences humaines est apparue de la manière la plus évidente : c'est là que l'anthropologie a fait son apparition dans le discours médical, précisément parce que les pratiques et les comportements résistaient aux évidences normatives de la médecine occidentale. Peut-être est-ce justement la vraie position rationnelle, comme le montrent, sur le terrain occidental lui-même, les recherches de l'anthropologie médicale contemporaine (4), que de se penser toujours en position d'attente et d'interrogation, non pas face à la maladie, au regard de laquelle il faut aussi des angles d'analyse aigus, précis et immédiatement repérables, mais face au sujet malade, qui requiert, de la façon à la fois la plus immédiate et la plus raisonnée, une pensée du collectif et une reconnaissance de la singularité.

Notes:
1. Voir Jean-Paul Gaudillière, Inventer la biomédecine, La Découverte, 2002
2. Freud, Métapsychologie, Folio Gallimard, 1986, p.66
3. C'est le terme employé par Changeux dans L'homme neuronal, 1983, p.7
4. Voir en particulier les travaux de Marie-Christine Pouchelle

© Christiane Vollaire