NO LIMITS : TROP, OU TROP PEU ?


Pratiques n° 63, Août 2013, En faire trop

Un paradoxe semble caractériser la façon dont s’exerce, dans les sociétés industrialisées, ce que Michel Foucault appelait, dans les années soixante-dix, « la médicalisation du monde ». C’est le double sentiment qu’elle fait éprouver, de harcèlement et d’abandon. Des sujets traités en patients, dans le temps même où ils sont en bonne santé, soumis à des questionnaires médicaux sans fin pour offrir des garanties aux compagnies d’assurances. Et, dans le même temps, largués sans surveillance à la sortie d’une intervention, éjectés de l’hôpital avant rétablissement, exclus de l’accès aux soins.
Michaël Moore, dans le film Sicko, en offrait, vu des USA en 2007, un raccourci cruellement saisissant dans son humour noir : il emmenait un bateau de patients privés de soins devant la baie de Guantanamo, où il demandait qu’on les accueille, au motif du fait qu’on trouvait là, de très loin, la plus grande densité de médecins du continent américain. La métaphore était ici radicalisée à l’extrême : le trop de médicalisation dans les geôles de Guantanamo ne concerne rien qui ait un rapport quelconque avec le soin au sens d’attention portée à l’amélioration de la santé, c’est au contraire la surveillance médicale que suppose la pratique de la torture. Mais, dans le même temps où une médecine de pointe est mobilisée pour la répression, l’accès aux soins est compromis, les restrictions budgétaires concernant les politiques de santé ou les prescriptions de gestion hospitalière de plus en plus drastiques. L’étau de la surveillance se resserre, dans le temps même où se relâche la réalité du soin.

1. De Guantanamo à Wozzeck

Cette référence à l’omniprésence médicale sur l’île de Guantanamo fait ici sens : il y a bien une fonction policière du harcèlement médical, qui est l’envers exact de sa fonction soignante. Et l’on peut de ce point de vue établir un parallèle, à cent-soixante-dix ans d’écart, entre le film de Michaël Moore et la pièce que Georg Büchner, dramaturge, philosophe et médecin laissa inachevée, l’année de sa mort en 1837. Wozzeck, le personnage central qui donne son nom à la pièce, inspirée d’un fait divers, est un soldat du peuple, soumis tel un automate aux ordres de son capitaine. Mais cette domination militaire n’est pas la pire qu’il subisse. Son autre tyran est un médecin, qui ne cesse de le harceler par la constance de ses protocoles d’observation. Wozzeck chair à canon est aussi, et sur le même mode, chair à dissection, matière à investigation. Il court, hors d’haleine, pour obéir aux injonctions militaires autant qu’aux prescriptions médicales, qui ne sont que deux formes différentes de la même aliénation sociale.
« Tu cours dans la vie comme un rasoir ouvert », lui dit sa compagne, qu’il finira par tuer. Wozzeck, pièce de souffle court, aux répliques sèches et brutales, nous met en présence de ce sujet humain, affolé comme un rat de laboratoire, tendu entre la tyrannie militaire et la tyrannie médicale, instrumentalisé dans son activité professionnelle dans le temps même où il est soumis à l’investigation incessante de son corps et de son esprit. Dans cette pièce, Büchner, lui-même médecin, dénonce de l’intérieur cette ambition de toute-puissance de l’observation clinique, ce regard qui produit la pathologie qu’il prétend résoudre. Et ce regard est le regard même du positivisme scientiste du XIXème siècle, tel que Flaubert le dénoncera dans Bouvard et Pécuchet, ou par le personnage du pharmacien Homais dans Madame Bovary.
Mais cette volonté de toute-puissance scientiste n’est pas une simple curiosité intellectuelle, c’est une véritable position politique, qui engage la totalité du corps social. Dans Wozzeck, la tyrannie du capitaine va de pair avec le harcèlement du médecin, il en est l’exact complémentaire : la surveillance médicale y est l’autre face de l’enrôlement militaire. Sujet aussi passif et obéissant dans l’exercice des armes, qu’il l’est comme objet d’observation, de recherche et d’expérimentation médicale, Wozzeck est toujours visé par un regard surplombant, qui vise à l’instrumentaliser de façon totale. Et par cet effet totalitaire du regard de l’autre, il perd ses propres possibilités de subjectivation : il n’a plus l’espace mental pour se représenter à lui-même.

2. L’absorption du champ social dans le champ médical

Büchner écrivait cette pièce au début du XIXème siècle. Mais elle fait véritablement modèle d’un tournant épistémologique et politique, d’une émergence des processus panoptiques dont Foucault montrera qu’elle inscrit notre actualité dans une filiation historique. Dans deux conférences de 1974, prononcées à Rio de Janeiro, Foucault réfutait en effet l’idée d’une crise contemporaine de la médecine, qui serait spécifique de la deuxième moitié du XXème siècle, en montrant comment les tensions et les contradictions de la médecine contemporaine s’inscrivent en réalité dans le prolongement de ce tournant qui s’est opéré à la fin du XVIIIème siècle :

Il s’agit de mieux connaître non pas la crise actuelle de la médecine, qui est un concept faux, mais le modèle de fonctionnement historique de cette discipline depuis le XVIIIème siècle, pour savoir dans quelle mesure il est possible de le modifier.

Et il définissait ainsi la médicalisation de la société :

La médicalisation, c'est-à-dire le fait que l’existence, la conduite, le comportement, le corps humain, s’intègrent à partir du XVIIIème siècle dans un réseau de médicalisation de plus en plus dense et important, qui laisse échapper de moins en moins de choses.

C’est dans cette ligne, qui part du médecin expérimentateur de Wozzeck, que le XXème siècle va marquer non pas une modification de fond, mais une étape supplémentaire :

La nocivité de la médecine se mesurait proportionnellement à sa non-scientificité. Mais ce qui apparaît au début du XXème siècle, c’est le fait que la médecine peut être dangereuse, non pas par son ignorance, mais par son savoir, précisément parce qu’elle est une science.

Et cette étape est celle qui tend vers une absorption totale du champ social dans le champ médical :

La médecine n’a plus aujourd’hui de champ extérieur. (…) Nous vivons dans des « Etats médicaux ouverts », dans lesquels la médicalisation est sans limites.

Cette médicalisation sans limites n’est pas seulement une ouverture du savoir à des possibilités d’extension infinie, mais c’est bien plutôt une sorte de contamination de l’ensemble des champs sociaux par le discours médical. Et, en quelque sorte, une impossibilité de penser et de vivre hors du champ et du vocabulaire même de l’investigation biologique. Dans cette impossibilité du hors-champ, la médecine s’affirme moins comme un espace de savoir que comme un acte de pouvoir sans alternative :

La médecine s’impose à l’individu, malade ou non, comme un acte d’autorité. (…) Aujourd’hui, on n’embauche plus quelqu'un sans l’avis du médecin, qui examine autoritairement l’individu. (…) Il existe une politique systématique et obligatoire de localisation des maladies dans la population. (…) Une personne accusée d’avoir commis un délit doit obligatoirement se soumettre à l’examen d’un expert psychiatre.

Mais cette extension indéfinie de la surveillance médicale, dans sa finalité de contrôle, a bien pour corollaire l’indifférence radicale à la santé, donnant ainsi lieu à un double paradoxe : d’une part, l’extension du champ d’investigation médical ne se traduit pas en termes d’amélioration de la santé. Mais d’autre part, cette progressive uniformisation globalisante des normes de santé va de pair avec des effets manifestes de différence et d’inégalité. Ce double paradoxe doit nous conduire à interroger la fonction même de la norme, et la finalité de la surveillance. L’établissement des normes est indispensable pour élaborer une planification des politiques de santé, et il offre de ce point de vue des points de repère parfaitement légitimes et utiles. Mais il tend aussi à réduire la perception des variations et des différences, et par là même à les pathologiser abusivement. Canguilhem le montrait clairement en écrivant, en 1943, sa thèse sur Le Normal et le pathologique, saisissant la nécessité de l’écart comme une nécessité vitale, la possibilité organique pour chaque vivant de produire ses propres différences comme modalités de son équilibre.
De ce fait, la surveillance va produire un effet à la fois descriptif et prescriptif : en repérant les anomalies, elle impose une conception de l’anormal (puis de l’anomal : ce qui ne répond à aucune loi), qui va provoquer ce que Foucault appellera une « orthopédie », une exigence de redressement qui confine au dressage. De cette orthopédie participent toutes les dimensions prothétiques des sociétés contemporaines, que ce soit la prothèse chimique des médicaments, ou la prothèse mécanique des instruments d’information et de communication qui tendent en quelque sorte à innerver les comportements.

3. Les extensions biopolitiques du design contemporain

A Saint-Étienne, la Biennale du design de 2013 en offrait la parfaite illustration. Elle portait un titre emblématique : L’empathie ou l’expérience de l’autre. Mais de quel contenu ce titre se faisait-il l’affiche ?
Si l’on examine les thèmes des huit biennales qui se sont succédé entre 1998 et 2013, on voit se dérouler une progressive intériorisation dans les sujets de la question du design, une dimension de plus en plus invasive des recherches qui le concernent et de ses propres processus de valorisation, passant d’un design de l’environnement et du milieu de vie à des formes de design proprement biologiques. « Enjeux du design dans le monde économique » à la première édition, « Énergies inventives » à la seconde, « Histoire et état du design actuel » à la troisième (incluant un passage du design militaire au design civil), reprise de la question économique à la quatrième, « Cohabitations » à la cinquième, « Être acteur de l’innovation » à la sixième, « Téléportation » à la septième, pour aboutir à « L’Empathie » à la dernière.
Progressivement, dans le temps même d’une ouverture de la Biennale aux entreprises, on est passé de la reconnaissance des problématiques économiques, à leur effacement derrière des problématiques émotionnelles, et l’extension massive de la manifestation aux acteurs économiques et aux idéologies entrepreneuriales s’est accompagné d’une sorte de déni paradoxal sur la question commerciale, produisant un véritable effet de double langage. L’usage du vocabulaire affectif de l’altérité et de l’empathie propose ainsi en réalité une véritable biologisation du design, et ouvre à la possibilité de son intégration dans tous les registres de l’existence : un casque de tuyaux en plastique pour récupérer l’énergie passive dépensée pendant le temps du sommeil, une programmation alimentaire intégralement réduite à la forme gellule, des prothèses locomotrices pour accélérer la vitesse de la marche. Telles sont quelques unes des illustrations de cette « empathie » qu’annonce le titre. Et, pour toutes ces innovations, sont convoqués des médecins, des spécialistes de neurobiologie ou d’orthopédie, faisant percevoir à chaque sujet son propre corps naturel comme un corps en quelque sorte universellement handicapé, en manque des performances dont le design intégré au corps doit pouvoir le rendre capable.
Mais ce faisant, le sujet devient aussi virtuellement transparent, intégralement compréhensible, et par là-même contrôlable et programmable, jusque dans l’intimité de son sommeil, de sa respiration et de son alimentation, par une véritable perversion du concept d’empathie : non pas ce qui permet, de façon singulière, la communication intersubjective, mais au contraire ce qui ouvre l’intégralité du sujet à un design pensé non plus comme un mode de rapport à l’environnement technique, mais comme une véritable invasion organique.
De ce même mouvement totalisant, participe très insidieusement non seulement la disparition des sujets singuliers, transformés en consommateurs d’objets uniformément invasifs, mais, de façon parfaitement éloquente, la notion même d’auteur. Aux noms des designers, artistes créateurs d’objets, se substituent les noms des entreprises qui en diffusent la marque, faisant passer la responsabilité de l’objet et sa reconnaissance, de la défense du droit d’auteur au copyright de la firme industrielle. C’est dire que dans le temps même où le vocabulaire de l’économie disparaît de l’intitulé de la manifestation, la réalité de ses enjeux revient en force sous la forme de cet effacement de l’artiste au profit de la marque. Et dans ces enjeux, les technologies médicales sont au cœur même de l’innovation, dans toute la puissance de leur invasivité. Un excès qui déborde toutes les limites de l’intériorité, illustrant parfaitement l’analyse de Foucault :

Pour la société capitaliste, c’est le bio-politique qui importait avant tout. Le biologique, le somatique, le corporel. Le corps est une réalité bio-politique ; la médecine est une stratégie bio-politique.

Mais cette invasion de l’intériorité du corps ne concerne évidemment pas que le corps, et les considérables progrès de la neurobiologie, dans leur visée même d’ « empathie », engagent un impact profondément mental. Dans une conférence prononcée à Kyoto en 1970, intitulée « la folie et la société », Foucault le désigne de façon économique, par la médicalisation de la folie qui se produit au tournant de la révolution industrielle, et qui produira la folie même du personnage de Wozzeck :

Pourquoi la situation des fous a-t-elle changé de la fin du XVIIIème au début du XIXème siècle ? (…) C’est qu’à partir du début du XIXème siècle, la vitesse du développement industriel s’est accélérée, et que, en tant que premier principe du capitalisme, les hordes de chômeurs prolétaires étaient considérées comme une armée de réserve de la force de travail.
(…) Si cette médicalisation s’est produite, c’est pour des raisons essentiellement économiques et sociales : c’est ainsi que le fou a été identifié au malade mental, et qu’une entité appelée maladie mentale a été découverte et développée.

La folie devenue maladie, c’est aussi la porte ouverte à l’investigation chimique de l’intériorité mentale. Un moins de violence physique pour une plus large totalisation de la surveillance, incluant beaucoup plus que la folie, et touchant au cœur même de la pensée. Trop de contrôle, pour trop peu d’attention au singulier.

© Christiane Vollaire