Hygiène et discrimination


Pour la revue Pratiques, n° 69, Maladies évitables
Mars 2015
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Un problème de santé publique s’est posé en termes internationaux tout au long de l’année 2014, articulant, à tous les niveaux d’une réflexion sanitaire et politique, ce que signifie le verbe « éviter » lorsqu’on parle d’une maladie, et ce que des choix politiques peuvent rendre précisément inévitable en termes de santé : le virus Ebola a donné ainsi, une année durant, toutes les occasions de mettre à nu les différents rouages des usages politiques de la médecine, de ce qu’ils provoquent et de ce qu’ils permettent.

1. Les origines d’une guerre contre l’épidémie

Le virus a été repéré pour la première fois en 1976, dans ce qui était alors le Zaïre, et qui est devenu la République Démocratique du Congo, dans la périphérie d’un fleuve qui lui a donné son nom. Il y a eu ensuite des pics de contamination en Ouganda ou en RDC, jusqu’à la flambée de 2014 qui, partie de la Guinée en décembre 2013, a affecté le Libéria et la Sierra-Leone. Essentiellement sur ces trois pays, selon les sources de l’OMS, 9000 personnes sont mortes, et 22 000 ont été infectées, pendant l’année 2014. Mais, durant toute cette année, c’est seulement le 8 août, à partir du moment où le virus a franchi les limites du continent africain, que le directeur général de l’OMS a déclaré une « urgence de santé publique de portée internationale » et mis en place des mesures destinées à l’enrayer.
L’épidémiologiste belge Peter Piot, co-découvreur du virus en 1976, affirme dans un entretien publié en février 2015 :

Nous nous sommes tous trompés, je me suis trompé, et nous avons perdu beaucoup de temps. Seules les ONG ont été parfaites. En mars (2014), on a raté collectivement le coche : il fallait mettre le paquet, comme ils l’ont fait au Mali, au Nigéria et au Sénégal. C’est la grande leçon. Quand on met le paquet, cela marche : s’organiser, mettre en place une surveillance et un diagnostic, et après réagir tout de suite, et très fort.

Ce qui attire ici notre attention est étrangement non pas un point d’épidémiologie, mais un point de grammaire : le passage du « on » au « ils », et la façon dont doivent s’attribuer, dans cet aveu d’erreur, les pronoms personnels. Le « on » dans lequel s’inclut Peter Piot représente les agences internationales, fautives d’une erreur d’évaluation des besoins ; le « ils » représente les ONG, dont l’intervention sur les trois pays cités (Mali, Nigéria, Sénégal) aurait permis d’y enrayer l’épidémie, dans le temps même où elle flambait sur les trois pays où le « paquet » n’avait pas été mis (Guinée, Libéria, Sierra-Leone).
Des ONG françaises actives sur leurs lieux d’intervention (les anciennes colonies françaises), des agences internationales insuffisamment réactives sur les leurs, « mettre le paquet », « réagir très fort », tout un vocabulaire de la guerre bactériologique menée de l’extérieur sur un territoire totalement ouvert à l’intervention, pensée dans les mêmes termes militaires que la lutte contre le « terrorisme », Boko-Haram ou l’Etat islamique ; l’intervention américaine en Irak ou l’intervention française au Mali. Et, tout à coup, une agitation, puis un aveu d’impuissance de l’OMS au moment où l’épidémie se déterritorialise pour atteindre d’autres continents. Le « On » et le « Ils », en tant qu’acteurs, ne représentent que les différents éléments de l’intervention occidentale, et l’élément reconnu le plus efficace est par définition le plus proche du terrain : les organisations humanitaires.
Dans l’aide-mémoire n° 103 de l’OMS, publié en septembre 2014, il est pourtant reconnu que la participation de la communauté est essentielle pour juguler les flambées, et que les soins de soutien précoces, axés sur la réhydratation et le traitement symptomatique améliorent les taux de survie.

2. Service de la dette et déstructuration des systèmes de santé

Mais un autre point attire l’attention dans l’article cité précédemment, information donnée par le chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital Bichat à Paris : La quasi-totalité des rapatriés ont été guéris.
Dans le même temps où est évoquée la nécessaire participation de la communauté pour assurer l’efficacité de la lutte contre la maladie, est affirmé aussi que le rapatriement est la condition de la guérison. Enfin, l’origine même de l’épidémie, dans l’aide-mémoire de l’OMS, est présentée comme liée à des facteurs non pas naturels, mais bel et bien socio-économiques et politiques :

Les pays les plus touchés (la Guinée, la Sierra Leone et le Libéria) ont des systèmes de santé très fragiles, manquent de ressources humaines et d’infrastructures et sortent à peine de longues périodes de conflits et d’instabilité.

Ce délicat vocabulaire de la « fragilité » des systèmes de santé, liée aux guerres intestines, prend toutefois une tout autre connotation si on le rapporte à l’analyse qu’en donne le journaliste Christian Losson :

Si l’épidémie a pu ainsi se propager, c’est qu’elle a touché des pays saignés à blanc par les plans de rigueur. (…) Les bailleurs internationaux endossent une responsabilité écrasante dans la vague de démantèlement de ce bien public commun qu’est la santé. (…) Des experts du département de sociologie de l’Université de Cambridge, d’Oxford, de la London School of Hygiene and Tropical Medicine viennent ainsi de fustiger dans The Lancet « les programmes de réformes économiques » impulsés par le FMI depuis les années 90. Qui ont conduit à des « réductions dans les dépenses publiques », à la « prioritisation » du service de la dette ».

Il est clair que ces pays saignés à blanc par les plans de rigueur ne le sont pas moins par la corruption interne, par l’évasion fiscale de leurs dirigeants et la violence des discriminations sociales dont ils sont le lieu. Mais c’est exactement cela que le « service de la dette » contribue à entretenir, à régénérer et, au final, à légitimer. Et ce modèle s’applique tout autant à la Grèce ou au Portugal saignés à blanc par les plans de rigueur de la troïka.
Cette « fragilisation » des systèmes de santé recouvre ainsi plusieurs échelles de discrimination : celle qui établit la ligne de partage entre ceux qui bénéficieront ou non de la possibilité d’un rapatriement ; mais aussi, sur le terrain même, celle qui va mettre en place les nécessités d’une médecine du tri. Un ouvrage , recensé dans ce numéro de Pratiques, en fait l’analyse. Mais le problème est abordé, autour des interventions de Médecins Sans Frontières, à propos d’Ebola, dans un entretien avec Rony Brauman :

Quel type de triage face à l’afflux des patients ? Qui cherche-t-on à traiter en premier : l’épidémie ou les malades de l’épidémie ? Autrement dit, cherche-t-on à faire de la médecine populationnelle, de la santé publique, ou de la médecine individuelle, de la santé « personnelle » ? (…) L’éthique utilitariste invite à tenter de soigner en priorité ceux qui doivent soigner les autres. Des priorités peuvent donc être accordées à des professions, vu leur exposition et leur rôle pour la collectivité.

Ce que finit ainsi par produire une médecine du tri induite par la destruction du système de santé lui-même, c’est une discrimination qui va paradoxalement privilégier le soignant aux dépens du soigné, dans une sorte de struggle for life hâtivement justifié par « l’éthique utilitariste » ; mais à laquelle on pourrait ici donner un autre nom : celui du corporatisme.
Il ne s’agit évidemment pas ici du « dilemme entre santé publique et santé personnelle » évoqué dans l’entretien, précisément parce que la santé publique est la condition sine qua non de la santé individuelle, et non pas son antagoniste. Il s’agit au contraire d’une absence de santé publique qui conduit des intervenants extérieurs, quelle que soit par ailleurs leur compétence et leur bonne volonté, à se faire les agents et les reproducteurs d’un système de tri qui n’est pas seulement médical, mais a de multiples conséquences socio-politiques. Et aussi de nombreux antécédents.

3. Une histoire de la discrimination sanitaire

Sur ce point, un ouvrage récemment paru de l’historien Olivier Lecour Grandmaison, nous paraît particulièrement éclairant. Intitulé L’Empire des hygiénistes, il explore les origines d’une hygiène coloniale pour en saisir les fondements et les présupposés, et en mettre au jour les non-dits et les effets de double langage. Il montre ainsi en particulier comment la médecine coloniale doit maintenir d’abord et avant tout la santé des expatriés. Elle s’appuie pour cela d’abord sur des principes d’urbanisme, décrits et justifiés en ces termes :

On découvre ainsi que les politiques urbaines mises en œuvre dans ces territoires reposent sur des principes de ségrégation identiques. Ils s’appliquent également en Indochine, où le « natif » est une menace sur le plan sanitaire et une « gêne » pour les Blancs : ses « habitudes », son « inobservance de la propreté, les odeurs souvent nauséabondes des condiments qu’il emploie pour sa cuisine » sont autant de désagréments. Comment les éviter ? En imitant le « système anglais dans l’Inde », où les « quartiers européens » sont toujours édifiés « en-dehors de la cité indigène ».

En 1961, Frantz Fanon, psychiatre d’origine antillaise, devenu militant du Front de Libération National algérien, publiait, juste avant de mourir, Les Damnés de la terre. On pouvait y lire :

La ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. C’est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés. (… ) La ville du colonisé est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. (… ) C’est un monde sans intervalle, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres. La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière.

Ainsi, clairement, on voit dans ces deux textes la question de l’hygiène traitée dans ses deux versants : une accusation de défaut d’hygiène chez « l’indigène » qui légitime la ségrégation en vue de protéger l’expatrié. Et une ségrégation qui, à son tour, produit le défaut d’hygiène qu’elle prétend dénoncer. Un moralisme de l’hygiénisme conduit ainsi, sans faille, à justifier pour des raisons sanitaires une discrimination territoriale dont la conséquence est précisément le déficit sanitaire des populations autochtones. On peut ainsi appliquer au champ de la médecine ce que l’auteur affirme du droit :

Dans les possessions exotiques, à la différence de l’Europe, le droit n’a pas pour fonction de poser les fondements institutionnels et législatifs d’un Etat démocratique, d’émanciper et de rendre égaux les hommes et les citoyens, mais de discriminer les autochtones pour les soumettre aussi étroitement que possible.

L’ouvrage entier tourne autour d’une analyse des usages du concept de « mise en valeur » des territoires africains en particulier, pour montrer comment cette noble ambition est justement le premier facteur de la discrimination des personnes :

Plus généralement, la majorité des juristes et des responsables politiques de la Troisième République ont toujours combattu toute mesure susceptible de porter atteinte à ce qu’ils nomment les « nécessités » de la « mise en valeur » des colonies. En témoigne l’hostilité de la plupart des contemporains à la convention du 28 juin 1930, adoptée par la Conférence générale de l’Organisation internationale du travail, destinée à interdire le « travail forcé ou obligatoire ».

Ce travail forcé, qui prend le relais d’un esclavage malencontreusement aboli sur tout territoire dépendant de la France par le décret du 27 avril 1848, est la condition première de la « mise en valeur » des territoires, dont les conséquences sur la santé des populations sont parfaitement décrites, à propos de la construction de la ligne de chemin de fer Congo-Océan, décidée en 1922 par convention entre l’Etat français et une compagnie privée :

17 000 « indigènes » périssent au cours de la construction des 140 premiers kilomètres de cet ouvrage, destiné à relier Brazzaville, capitale de A-EF, à Pointe-Noire, sur la côte atlantique. (…) En 1928 devant une commission ad-hoc de la Chambre des députés, le ministre des colonies, André Maginot, reconnaît que la mortalité sur ce chantier atteint 57% des effectifs.

Des nécessités de préserver la santé des expatriés aux nécessités de la « mise en valeur » des territoires, le lien est indissociable, et il s’articule sur les nécessités de la ségrégation par le travail, qui fonde elle-même une théorie du prestige pour laquelle, par exemple, porter est le signe extérieur et immédiatement visible de l’infériorité. Faire porter ses affaires, ou se faire porter soi-même, ira donc de pair avec des formes d’esclavage domestique qui désignent l’infériorité morale en même temps qu’elles conduisent à des pathologies physiques, vertébrales et musculaires.
De façon métaphorique, et pourtant parfaitement concrète, le service de la dette reconduit une telle politique du portage. Et elle permet de saisir, dans le domaine des politiques sanitaires, ce phénomène contradictoire de l’intervention guerrière contre la maladie, et des préconisations économiques qui participent à la déstructuration de toute possibilité d’un système de santé. De fait, c’est parce qu’il menaçait les territoires occidentaux qu’Ebola a fait, tardivement, l’objet d’une mobilisation massive de l’OMS.

Ce qui peut nous saisir, dans ce cercle parfaitement logique qui associe la lutte contre l’épidémie à la production des conditions de la maladie, est peut-être moins la passivité qu’elle vise à maintenir, que le double langage qui lui sert d’instrument. Double langage qui s’applique à ces « on » et « ils » désignant exclusivement les acteurs occidentaux, seuls précisément considérés comme sujets de ce dont les ressortissants d’Afrique occidentale ne seraient que des objets (de soin ou de tri).
Dans ce double langage s’établit la continuité d’une situation post-coloniale si ancrée dans les esprits et le langage qu’elle en vient à se cacher à elle-même ses propres origines. La repérer ne permet pas seulement d’en déjouer les pièges, mais de construire une autre forme de rapport à la santé, délivrée des formes de négationnisme construites par le double langage colonial.