MOURIR : VIOLENCE ET PACIFICATION


Pratiques n° 66, Juin 2014, Fin de vie

En octobre 1983, âgé de 86 ans, le sociologue Norbert Elias était invité à présenter une conférence à un congrès médical. Spécialiste de l’analyse des processus de civilisation, et de ce qu’il appelle « l’auto-contrôle de la violence », dans les pratiques sportives ou dans ce qu’il analyse comme La Société de cour et les formes de domestication de la brutalité, il applique ses acquis réflexifs et méthodologiques à la réalité biologique incontournable du vieillissement et de la mort. Et fait, de cette manière, surgir un paradoxe fondateur :

Les progrès de la pacification interne de nos sociétés industrialisées, le rapprochement notable du seuil de gêne face à la violence, aboutissent à une antipathie parfaitement sensible, quoique tacite, des vivants à l’égard des mourants. (…) Le fait de mourir, sous quelque angle qu’on l’envisage, est un acte de violence.

C’est précisément parce que la pacification des sociétés contemporaines suppose un refus de la violence de la nature, que la mort, dans sa violence naturelle (violence ultime faite à la vie), est occultée, masquée, euphémisée dans le discours. Mais du coup, c’est la réalité du processus de vieillissement, dans ses effets de dégradation conduisant à la mort, qui est en quelque sorte déniée. Et par là, une violence est faite aux mourants : non pas celle de la mort qui les attend, mais celle de leur mise à l’écart du monde dans le temps même de leur fin de vie. C’est ce constat qui l’a amené à écrire, un an plus tôt, La Solitude des mourants, comme un manifeste intellectuel tiré d’un constat expérimental : sa propre expérience du vieillissement, et des formes de discrimination qu’il induit.

1. Violence naturelle et violence politique

Quand un être en train de mourir doit éprouver le sentiment – bien qu’il soit encore en vie – qu’il ne signifie plus rien pour ceux qui l’entourent, c’est alors qu’il est vraiment solitaire.

Et à l’appui de cette définition de la solitude éprouvée au moment de mourir, comme privation du sens que les autres peuvent donner à notre propre vie, il ne cite pas les lieux traditionnels de fin de vie du monde occidental, tels qu’on les pense pour le citoyen ordinaire (hôpitaux, centres de long séjour, unités de soins palliatifs). Mais il associe la mort des exclus et celle des réprouvés, des opposants politiques ; une mort « sans intention de la donner » et une mort intentionnellement donnée :

Le concept de solitude s’applique aussi à des êtres humains qui vivent au milieu de beaucoup d’autres, pour qui ils n’ont eux-mêmes aucune signification (…). Les clochards, les buveurs d’alcool méthylique installés dans les entrées d’immeubles tandis que les passants affairés vont et viennent devant eux, sont à ranger dans ce groupe. Les prisons et les salles de torture des dictateurs sont des exemples de cette forme de solitude.

Et il y intègre aussi les grandes famines, comme construction politique de l’abandon voué à la mort lente et consciente :

Ce qui est effroyable, c’est que (…) des hommes, des femmes et des enfants doivent errer, affamés, à travers un pays dévasté, où la mort prend son temps.

Tout ce panorama du mourir n’est pas seulement destiné à éviter les effets de l’auto-apitoiement, mais à montrer ce que représente l’abandon comme donnée mentale dont les effets sont de fait plus effroyables que ceux de la mort elle-même. Il montre, de ce fait même, à quel point les effets de la pacification sociale ne sont nullement ceux d’une disparition de la violence, mais ceux d’une forme de sa monopolisation. Cette analyse est sous-tendue par celle qui avait été élaborée en 1919 par le sociologue Max Weber dans Le Savant et le politique :

Il faut concevoir l’Etat contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques – revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime.

De ce « monopole de la violence » présenté par Weber, Elias a montré deux formes dans son texte : celle de l’exclusion sociale et celle de la répression. Dans les deux cas c’est bien l’Etat qui décide. Et c’est bien d’un partage administratif ou policier que relèvent les deux phénomènes. La production de ce partage conditionne les formes de pacification qui garantissent la paix sociale et l’accomplissement du processus de civilisation. Elles ne font évidemment pas disparaître la violence elle-même, mais l’ordonnent à une place qui lui est assignée dans l’ordre social. Et tout phénomène social reconnu fait l’objet de cette assignation qui lui permet d’échapper à la violence.

2. L’inassignable et la honte

Or la fin de vie entre dans ces objets que la pacification sociale n’a pas réussi à s’assigner. La mort est donc cet inassignable qui n’a pas de place sociale, et se trouve de ce fait même, renvoyé du côté de la violence, c'est-à-dire abandonné à la violence naturelle de la dégradation et de la disparition. Un renvoi qui signifie, du côté du corps médical, un constat d’impuissance :

Les médecins en particulier, dont c’est pourtant le métier de chercher à maîtriser les forces aveugles de destruction qui sont celles de la nature, se bornent le plus souvent à constater avec consternation l’effondrement de l’autorégulation normale de l’organisme sous la poussée de ces forces, et la destruction de l’organisme lui-même sans qu’aucune résistance leur ait été opposée.

Mais cette « consternation » médicale va de pair avec ce qu’il définit comme une « relégation ». Comme si la mort, comme part animale de l’homme, conséquence de sa naturalité, devait être évacuée de l’espace social moderne et contemporain : l’évacuation de la mort va de pair avec la construction de l’Etat moderne dans ses dimensions hygiénistes, et par là même relégatrices :

Jamais dans l’histoire de l’humanité les mourants n’ont été relégués derrière les coulisses, hors de la vue des vivants, de manière aussi hygiénique ; jamais auparavant les cadavres n’ont été expédiés de la chambre mortuaire au tombeau de manière aussi inodore ni avec une telle perfection technique.

Le même phénomène, qui a permis les progrès du savoir et ceux de la santé, occasionne cette sur-violence que constitue la relégation comme exclusion sociale, en tant que renvoi vers l’animalité :

De même que d’autres aspects animaux de leur vie, la mort, comme événement et comme idée, est reléguée dans une mesure plus grande derrière les coulisses de la vie sociale. Pour les mourants, cela signifie qu’on les relègue de plus en plus derrière les coulisses, eux aussi, et donc qu’on les isole.

Et l’exclusion porte, comme à l’égard des SDF, pour les mêmes raisons intriquées d’hygiénisme et de sensibilisation olfactive, en large part sur la question des odeurs :

Le déclin de l’organisme humain, le processus que nous appelons l’agonie, est souvent loin d’être inodore. Et les sociétés développées inculquent à leurs membres une sensibilité assez développée aux odeurs fortes.

Elias évoque la fin de vie de Jean-Paul Sartre, telle que la décrit Simone de Beauvoir, liée à l’incontinence urinaire. Et cette problématique de l’odeur, qui contribue à l’isolement, se retrouve dans la manière dont Annie Ernaux, dans Une Femme, décrit la fin de vie de sa mère. A chaque fois, la question des odeurs renvoie à celle de la honte de celui dont le corps les produit, déterminant une double forme de l’isolement : celle du dégoût de la part des proches et celle de la honte de la part du sujet vieillissant. Honte de ne se sentir plus digne d’appartenir au « socius » de la communauté humaine :

Elle « se voyait », sa honte de souiller d’urine sa lingerie.

Ce rapport de la honte aux odeurs est au cœur de Patrimoine de Philip Roth, récit de la fin de vie de son père :

Je sentis l’odeur de merde dans l’escalier, à mi-chemin du premier étage. Quand j’arrivai à salle de bain, je trouvai la porte entrebâillée, et sur le seuil, à même le sol du couloir, gisaient sa salopette et son caleçon. Mon père était là au milieu de la pièce, complètement nu, tout juste sorti de la douche et encore dégoulinant. L’odeur était suffocante. En m’apercevant, il fut à deux doigts de fondre en larmes.

L’incontinence urinaire et digestive produit cette triple honte d’avoir perdu le contrôle de son corps, d’exposer l’autre aux effets de cette perte de contrôle, et de manquer aux règles élémentaires de l’hygiène, les premières acquises dans la petite enfance, celles-là même qui nous ont fait sortir de l’animalité. Et celles qui sont précisément survalorisées dans les sociétés contemporaines. Au milieu même de la déréliction mentale dans laquelle se trouve sa mère à la suite de l’Alzheimer dont elle est atteinte, Annie Ernaux évoque cette honte comme un reliquat de présence au monde, et un motif supplémentaire de souffrance. La honte, la relégation, entrent en contradiction violente avec ce qui construit notre sentiment d’appartenance, et nous construit par ce sentiment.

3. Reconstruire l’appartenance

Comme l’écrit Norbert Elias :

Il se peut aussi que les vivants ressentent plus ou moins l’agonie et la mort comme contagieuses, et donc comme une menace ; ils ont alors un mouvement de recul involontaire devant les mourants.

Angoisse, recul, dégoût, peur de la contamination, autant de facteurs qui concourent à la relégation, institutionnalisée dans les espace réservés à la gériatrie, dont Annie Ernaux décrit l’expérience de sa mère :

Elle est entrée définitivement dans cet espace sans saisons. (…) En quelques semaines, le désir de se tenir l’a abandonnée. Elle s’est affaissée, avançant à demi courbée, la tête penchée. Elle a perdu ses lunettes, son regard était opaque, son visage nu, légèrement bouffi, à cause des tranquillisants. Elle a commencé d’avoir quelque chose de sauvage dans son apparence.

Mourir est une fatalité. Mais la relégation en est-elle une ? C’est précisément ce qu’il nous est impossible d’admettre. Et c’est parce qu’on doit le refuser qu’il nous faut l’analyser. C'est-à-dire écouter ceux qui font l’expérience du vieillissement comme les véritables experts des remède possibles à la relégation. Norbert Elias écrit :

Ce n’est pas une chose facile que d’imaginer que son propre corps, qui est si dispos encore et tout plein de sensations agréables, pourrait devenir gourd, las et maladroit. On ne peut pas – au fond, on ne veut pas – l’imaginer. En d’autres termes, l’identification avec ceux qui vieillissent ou qui meurent soulève de façon tout à fait compréhensible des difficultés très spécifiques, pour les autres groupes d’âge.

C’est donc bel et bien dans cette question de l’identification qu’il place la possibilité d’une réintégration sociale des vieillards et des mourants. Est-il si difficile, en réalité, de s’identifier à celui qui est physiquement diminué ? Elias dit : « au fond, on ne veut pas », ce qui signifie bien sûr qu’il n’y a pas la moindre impossibilité, mais seulement un conditionnement social à la dissociation. Et lorsqu’il a précédemment parlé d’une « antipathie parfaitement sensible, quoique tacite, des vivants à l’égard des mourants », il a montré comment cette « antipathie » était un effet du conditionnement des sociétés contemporaines, et donc une forme de déterminisme social. Mais il montre comment cette antipathie a des effets pathogènes, non seulement sur les mourants, mais sur les survivants eux-mêmes, produisant bien évidemment des effet de culpabilisation. Projeter soi-même sa propre dégradation future (et toujours en cours dans toute vie), c’est non pas l’accélérer, mais tout simplement permettre à d’autres de mieux la vivre. Elias a sur ce point une très belle formule :

Nous faisons partie les uns des autres.

Ce que signifie une telle affirmation passe précisément par la question du sens :

La catégorie du « sens » ne peut se comprendre si on la rapporte à un homme isolé ou à un universel qu’on en aurait déduit ; ce qui constitue ce que nous appelons le sens, c’est une multiplicité d’hommes, vivant en groupes, qui dépendent les uns des autres et qui communiquent entre eux.

La quête d’un sens à sa vie, d’une orientation possible qui est la condition même d’une existence humaine, n’a pas d’autre inscription possible que celle du collectif. Et tout ce qui dissocie le vieillard du collectif est précisément ce qui prive sa vie d’un sens, et fait de lui non pas un mourant, mais au sens propre, un mort au sens social du terme, c'est-à-dire cette monstruosité qu’est un mort-vivant. C’est de faire effort vers cette intégration dans le monde commun que doit se soutenir le travail auprès des vieillards, comme le travail auprès des mourants … comme le travail auprès de n’importe quelle personne vivante. En 1983, Philippe Bazin, présentait sa thèse en médecine, élaborée dans un centre de long séjour. Et il décrivait au quotidien, entre autres contradictions, les aberrations du dispositif spatial de ces centres par rapport à cette nécessité relationnelle :

Les malades qui peuvent se lever le font à ce moment-là et sont mis au fauteuil. C’est le moment béni où les vieux voient du monde depuis leur fenêtre. Hélas, une erreur de conception est bien gênante. Les fenêtre sont déparées par un montant horizontal de trente centimètres de large, montant qui est exactement au niveau du visage quand on s’assoit dans le fauteuil. Il leur faut parfois se contorsionner pour voir au-dehors. Pourtant ils m’ont dit aimer voir les enfants sortir de l’école, le docteur arriver en voiture, les paysans se rendre au marché.

Un simple défaut dans la conception architecturale d’une chambre met en évidence l’indifférence des concepteurs aux besoins des patients. Et particulièrement leur inaptitude à concevoir la dimension de relation au monde comme déterminante. Annie Ernaux y insiste en relatant la fin de vie de sa mère :

Les gens qui l’avaient connue (…) ne venaient pas la voir, pour eux elle était déjà morte. Mais elle avait envie de vivre. Elle essayait sans arrêt de se dresser. (…) Elle aimait qu’on l’embrasse et elle avançait les lèvres pour en faire autant.

Et Philip Roth décrit ce geste ultime qui dit la présence de l’autre vivant et aimé, au milieu du terrible travail de la mort :

Après, je ne pus rien faire d’autre que suivre son brancard jusque dans la chambre où on l’installa, et m’asseoir à son chevet. Mourir est un travail, et c’était un travailleur. Mourir est quelque chose d’horrible, et mon père était en train de mourir. Je lui pris la main qui, elle au moins, donnait encore l’impression d’être sa main.

© Christiane Vollaire