L’usage de la douleur de l’autre


Pour la revue Pratiques n° 81 Souffrance et douleur
Février 2018
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Chapeau : L’exhibition de la souffrance a une histoire, dont participe autant la publicité des supplices que l’affichage des photos de la presse de guerre : c’est l’usage des vaincus ou des subalternes comme trophée, même dans les formes de l’assistance.
Mots-clés : Douleur, Torture, Subalternes, Pulsion scopique, Photo de presse, Pouvoir.
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Robert-François Damiens, domestique, ayant commis sur le roi Louis XV une tentative d’agression sans gravité, sera condamné en 1757 à être écartelé. La blessure infligée au roi est une simple éraflure. Les tortures de Damiens, condamné pour « régicide », dureront tout le temps qui sépare son arrestation de son exécution deux mois plus tard. Et le supplice final de celle-ci, accompli en public, s’étendra sur plusieurs heures, entre le moment où il est amené sur la place et celui où il expire.
Après la Révolution française, la peine du supplice sera supprimée. Et la peine de mort, dans l’usage de la guillotine, sera simplifiée et rendue moins douloureuse par la plus grande efficacité du tranchant de la lame. Lors de la guerre d’Algérie (de 1954 à 1962), où l’usage de la torture a été constant et revendiqué par l’armée, celle-ci ne s’est pas pratiquée publiquement. Actuellement, sur quelques territoires (dont la France depuis 1981), la peine de mort elle-même est abolie. Et les pratiques de torture, mises en évidence dans plusieurs commissariats, font toujours l’objet d’un déni de la part de leurs acteurs, et ne peuvent être attestées qu’à partir d’enquêtes.
Et pourtant, la mise en scène des corps souffrants, déchirés, mutilés, affamés, est non seulement autorisée, mais placardée sur les murs, dans les couloirs de métro, à la une des grands magazines écrits ou télévisuels, au nom de la bienfaisance qui doit intervenir pour en calmer les effets. Et qui, pour cela, est supposée ne pouvoir être mobilisée que par le spectacle de la douleur. C’est cet usage de la douleur qu’on voudrait interroger ici.

1. Effets de pouvoir du supplice

En 1762, cinq ans après le supplice de Damiens, le protestant Jean Calas est condamné au supplice de la roue en place publique. C’est l’année où Rousseau publie Le Contrat social, pour lequel il échappera de justesse au lynchage et devra s’enfuir. En 1764, sept ans après le supplice de Damiens, Cesare Beccaria, jeune juriste italien de vingt-six ans, publie Des délits et des peines. Il interroge l’écart abyssal entre la réalité des délits et la violence disproportionnée des peines qui viennent les sanctionner. On y lit :

Admettons que la cruauté des peines ne soit pas directement opposée au bien public et au but qu’elle se propose d’empêcher les délits ; il suffirait qu’elle fût inutile pour être contraire (…) à la justice et à la nature même du contrat social.

L’exercice institutionnel de la cruauté est une rupture du pacte symbolique qui lie les sujets entre eux en vue d’un bien commun. Mais il ajoute plus loin :

C’est faire fi de toute logique que d’exiger (…) que la douleur devienne le creuset de la vérité, comme si le critère de celle-ci résidait dans les muscles et dans les fibres d’un malheureux. (…) Critère digne d’un cannibale, et que les Romains, barbares eux aussi à plus d’un titre, réservaient aux seuls esclaves, victimes d’une « vertu » féroce et trop louée.

Refuser que « la douleur devienne le creuset de la vérité », c’est affirmer qu’aucune torture ne peut se légitimer par la prétention à extorquer l’aveu. Si la douleur ne peut pas même mettre au jour un savoir, elle n’est alors que le signe d’un abus de pouvoir. Mais l’exemple des Romains, choisi par Beccaria, est ici particulièrement signifiant. D’abord parce qu’il renvoie le modèle romain, si valorisé dans l’esprit du XVIIème siècle issu de la Renaissance, à sa propre barbarie. Et là se fait jour le sens de la rupture du pacte social : ce n’est pas la mise à l’écart d’un sujet, c’est la stigmatisation d’une catégorie sociale. La férocité des châtiments dans la culture romaine était réservée aux esclaves. L’exemple le plus célèbre en est la répression de la révolte guidée par l’esclave thrace Spartacus, au 1er siècle av. JC : sur ordre du Sénat, six mille esclaves seront crucifiés, tout le long de la Via Appia, entre Rome et Capoue (c'est-à-dire sur deux cents kilomètres), pour mettre en scène la cruauté de leur humiliation. La logistique nécessaire à la mise en œuvre d’un tel spectacle est à peine imaginable. Mais, précisément, il faut d’abord que ce soit spectaculaire : que la défaite du subalterne soit érigée en trophée par l’exhibition non seulement de sa mort, mais de la longueur de ses souffrances. Et la crucifixion est, en raison même de son caractère spectaculaire, le châtiment réservé aux esclaves.
Le martyrologue chrétien produira un véritable retournement du stigmate : non seulement le corps exhibé sera celui d’un dieu crucifié, mais toute l’iconographie, des vitraux aux enluminures, de la statuaire à la peinture, est une longue frise de corps tenaillés, tordus, écorchés, livrés aux fauves ou grillés à petit feu, servant d’ornement aux églises, et donnés en modèle à partir d’une sorte d’extase de la douleur. Mais à l’exhibition de ces corps rendus glorieux par leur souffrance sur terre, fait pendant l’exhibition symétrique des corps des damnés soumis aux mêmes tortures dans les entrailles de l’enfer. Comment peut-on alors penser comme dissuasive la vision des mêmes supplices, présentés dans le même temps et dans les mêmes lieux comme incitative ? Et si elle n’est pas dissuasive, quelle est sa fonction ?

2. L’irrespirable de l’ordre sadien

Une réponse est donnée par Roland Barthes, publiant en 1971 Sade, Fourier, Loyola. Il associe dans l’ouvrage les trois figures de celui qui a fondé l’ordre des Jésuites au XVIème siècle, de celui qui a donné son nom aux pratiques de la cruauté au XVIIIème et de celui qui a produit une utopie politique au XIXème. Il écrit :

De Sade à Fourier, ce qui tombe, c’est le sadisme ; de Loyola à Sade, c’est l’interlocution divine. Pour le reste, même écriture : même volupté de classification, même rage de découper (le corps christique, le corps victimal, l’âme humaine), même obsession numérative (compter les péchés, les supplices, les passions et les fautes mêmes du compte), même pratique de l’image (de l’imitation, du tableau, de la séance), (…) Aucun de ces trois auteurs n’est respirable.

Fourier est étranger à l’intention malfaisante promue par Sade, comme Sade est étranger à l’intention religieuse promue par Loyola. Mais de ces trois figures par bien des aspects antagonistes, Barthes tire une configuration analogue : la représentation d’un monde sans espace, sans vide, sans reste, intégralement saturé par la grille classificatoire et énumératrice de la découpe. Le monde irrespirable du plein, de l’explicitation totale, du quadrillage absolument prévisible et automatisé. Son activité motrice est « la rage de découper », et il organise un espace intégralement livré à la frénésie calculatrice. Ni Fourier ni Loyola ne sont explicitement sadiques, mais ils ont en commun de produire l’ordre sadien d’une représentation du pouvoir dans laquelle l’air ne circule pas, rendant impossible l’émergence et le mouvement de l’alternative. Renvoyer Loyola à l’ordre sadien, c’est renvoyer l’iconographie religieuse à la fonction des supplices : ni dissuader le public de l’accomplissement du délit, ni en extorquer l’aveu au condamné, mais mettre en scène la toute-puissance de l’ordre sur les corps, la donner à voir et à entendre dans les mutilations et les cris des suppliciés. Et faire publiquement applaudir le spectacle du pouvoir sur un théâtre de la cruauté (dont Antonin Artaud forgera l’expression en 1938, dans Le Théâtre et son double).
Un autre ouvrage de Roland Barthes éclaire ce point : ce sont les Mythologies, qu’il a publiées quatorze ans plus tôt, en 1957. Il y déploie, dans le même sens de l’étouffement lié à l’absence d’alternative, le système des photos-chocs dans la presse magazine. Et la photographie de reportage, avec ses codes de l’impact et du sensationnel et les conventions de son imagerie, y est singulièrement déconstruite comme système de pouvoir médiatique. Parlant des photos de guerre, il écrit :

Il ne suffit pas au photographe de nous signifier l’horreur pour que nous l’éprouvions. (…) Le photographe a presque toujours surconstruit l’horreur qu’il nous propose, ajoutant au fait, par des contrastes ou des rapprochements, le langage intentionnel de l’horreur.

3. La surconstruction des images

Cette surconstruction intentionnelle de l’image est précisément ce qui la sature et fait que, pour reprendre le texte précédent, elle n’est pas « respirable ». La question n’est pas celle, mille fois rebattue, de la « manipulation » des images, puisque tout acte de production d’image suppose en soi une manipulation, comme n’importe quelle activité constructrice ou créatrice. Mais surconstruire, c’est surligner la construction de telle sorte qu’elle ne laisse plus de place à l’interprétation. De cette manière, elle n’a plus sur le spectateur aucun effet d’éducation (ce qui permet à un sujet de s’extraire de son état originel pour déployer son potentiel de subjectivation), mais un effet de dressage (ce qui mobilise de façon immédiate un effet primaire action-réaction) :

On a frémi pour nous, on a réfléchi pour nous, on a jugé pour nous ; le photographe ne nous a rien laissé, qu’un simple droit d’acquiescement intellectuel : nous ne sommes liés à ces images que par un intérêt technique ; chargées de surindication par l’artiste lui-même, elles n’ont pour nous aucune histoire, nous ne pouvons plus inventer notre propre accueil à cette nourriture synthétique, déjà parfaitement assimilées par son créateur.

À quatorze ans d’écart, Sade, Fourier, Loyola et les Mythologies se font manifestement écho. L’ordre sadien de la photographie de reportage, c’est celui qui, prétendant à la représentation d’un réel, immobilise et tétanise le spectateur dans la scénographie préconstruite et synthétiquement codifiée de la douleur des autres. Et les codes qu’elle utilise sont intégralement banalisés et balisés par l’histoire de l’iconographie religieuse occidentale. Raison pour laquelle les mères pleurant leurs fils après les bombardements, les cadavres d’enfants amoncelés ou les populations livrées à la famine, ne cesseront de rejouer les figurations médiévales ou baroques de la Piéta, du Massacre des innocents ou de l’Exode, faisant barrage par l’image aux analyses critiques des mécanismes de pouvoir contemporains, pour séquestrer le spectateur dans l’éternel des figures immémoriales du pouvoir religieux. Et cet écho fascinatoire ne laisse pas d’espace à un regard critique, n’ouvre pas l’appel d’air d’une respiration. Comme l’écrit Barthes :

Cela ne résonne pas, ne trouble pas, notre accueil se referme trop tôt sur un signe pur ; la lisibilité parfaite de la scène, sa mise en forme, nous dispense de recevoir profondément l’image dans son scandale ; réduite à l’état de pur langage, la photographie ne nous désorganise pas.

Il peut être utile de considérer que la douleur de l’autre, et justement parce qu’il doit être considéré comme tout autre, a, en tant que telle, une fonction. Et que cette fonction est précisément la raison pour laquelle elle est exposée, de façon indifférenciée, par des systèmes médiatiques qui, eux, n’ont pas vocation à combattre ou à critiquer les pouvoirs. Le scandale de l’image, c’est la révolte que devrait provoquer la douleur de l’autre, la fureur qu’elle devrait susciter, l’énergie polémique qu’elle devrait mobiliser, dans l’acuité des analyses politiques et la désignation des responsabilités. Au lieu de quoi l’image émousse cette acuité dans la culture des référents mythologiques et la complaisance morbide de l’immémoriel et du déjà-vu.

4. Le « moindre corps » des subalternes

Que nous renvoie donc l’image des guerriers vaincus, des populations déplacées, des groupes exterminés, des cadavres exhumés et des errants exsangues ? Que nous donne-t-elle à voir qu’on ne puisse anticiper ? Et en quoi cette vision de l’autre pourrait-elle mobiliser une énergie commune ou produire une reconnaissance de sa valeur ? Il semble qu’elle ait au contraire pour fonction spécifique, en dévalorisant l’autre, de démobiliser cette énergie commune et de désagréger les valeurs de solidarité.
Si la peine exercée sur le « criminel » subalterne doit, à l’encontre de ce que préconisait Beccaria, être non pas une juste sanction, mais une humiliation, alors se comprend mieux le traitement médiatique infligé aux « innocents » subalternes, réduits à la fuite et à la mendicité.
En 1975, publiant Surveiller et punir, Michel Foucault se référait au livre de l’historien allemand Ernst Kantorowicz, Les Deux corps du roi, publié la même année que Mythologies de Barthes, en 1957. Kantorowicz analysait le double statut du corps du roi, corps physique de la personne et corps symbolique de la fonction, pour saisir les enjeux de la représentation du pouvoir politique incarné dans un sujet. Foucault inverse la proposition pour parler du corps des « hommes infâmes », subalternes ou condamnés, et souvent condamnés parce que subalternes :

Kantorowitz a donné autrefois du « corps du roi » une analyse remarquable. (…) À l’autre pôle, on pourrait imaginer de placer le corps du condamné ; il a lui aussi son statut juridique, il suscite son cérémonial et il appelle tout un discours théorique, non point pour fonder le « plus de pouvoir » qui affectait la personne du souverain, mais pour coder le « moins de pouvoir » dont sont marqués ceux qu’on soumet à une punition. (…) Il faudrait analyser ce qu’on pourrait appeler, en hommage à Kantorowitz, le « moindre corps du condamné ». (p. 37)

De ce « moindre corps » ne participe pas seulement le condamné, mais le subalterne présumé innocent, que l’on peut faire souffrir impunément ou dont on peut exposer impunément la souffrance. Le philosophe Grégoire Chamayou en donne l’exemple emblématique dans ce qu’il appelle les « technologies d’avilissement », à propos de l’expérimentation médicale :

L'une des formes dominantes des technologies d'acquisition dans l'histoire de l'expérimentation humaine a été l'avilissement des sujets de l'expérience. (…) Les technologies d'avilissement relèvent des technologies politiques, c'est-à-dire des technologies destinées à assurer les conditions d'exercice d'un pouvoir.

Acquérir, exploiter, avilir, sont trois modes d’appropriation de ce que l’auteur appelle « les corps vils ». Et il montre que l’avilissement est évidemment le résultat d’un processus politique : celui qui transforme un groupe de sujets en subalternes pour le compte d’un autre groupe. Si ces technologies ont pour résultat la production de la souffrance de l’autre, elles ont aussi pour moyen son exhibition : montrer l’autre souffrant, dans un contexte discriminant, c’est le montrer défait et réduit, comme l’esclave antique produit par la guerre, à être attaché au char du vainqueur, devenu son maître, comme trophée. On peut ainsi interroger les images contemporaines du monde postcolonial, dans la mise en visibilité de la souffrance de l’autre, sous les auspices de ce que Chamayou appelle « les technologies d’avilissement », pour réfléchir l’analyse qu’il en donne :

Le racisme n’est pas seulement une idéologie fausse, mais aussi le nom d’un ensemble de technologies politiques. Le racisme n’est pas seulement une fausse science, c’est aussi une vraie technique.

De cette « vraie technique » participe un savoir-faire photographique qui peut ainsi s’inscrire dans les « technologies d’avilissement », souvent peu éloignées de celles de l’apitoiement. En 2001, à la suite des attentats du 11 septembre, la philosophe Susan Sontag publiait un livre pour désigner la différence, dans le traitement des images, entre les corps des victimes occidentales des attentats (jamais montrés) et les corps des victimes des famines ou des guerres postcoloniales, systématiquement exhibés à la une des magazines, ou dans les appels de fonds des organisations humanitaires. Elle en concluait :

L’exhibition photographique des cruautés infligées aux autochtones basanés des pays exotiques perpétue cette offre, aveugle aux considérations qui interdisent l’étalage de la violence faite à nos propres victimes; car l’autre, même lorsqu’il n’est pas un ennemi, est toujours perçu comme quelqu’un à voir, et non comme quelqu’un qui (à notre exemple) voit aussi.

Parmi les stratégies d’avilissement, le fait de montrer la douleur de l’autre s’avère particulièrement efficace, puisqu’il peut tout aussi bien, et de façon tout aussi dégradante, susciter la terreur que solliciter la commisération. Cette dernière peut être d’autant plus insidieuse qu’elle fait muter en pouvoir d’assistance la réalité de la domination : au cœur de tous ces jeux du montré et du caché, se joue ainsi une euphémisation de la cruauté. Mais conduire l’autre à exhiber lui-même, pour survivre, la douleur qui lui a été infligée, ajoute à la cruauté une forme beaucoup plus perverse encore de la négation de soi. Car l’incitation à l’exhibition de la douleur, peut prendre aussi la forme du droit au séjour, comme en atteste un article de Didier Fassin, paru en 2004 dans l’ouvrage collectif Le Gouvernement des corps :

Quand un demandeur d’asile débouté s’entend suggérer que s’il avait une pathologie à faire valoir, il pourrait tenter sa chance à nouveau et qu’il finit par obtenir le titre de séjour tant convoité non comme réfugié politique, mais pour raison humanitaire, (…) on peut concevoir que la perception qu’il a de sa place dans la société d’accueil n’en sorte pas indemne. (éditions EHESS, p. 261)

Réduire le militant à ce que son droit d’asile ne lui soit reconnu qu’en tant que corps souffrant, est bien l’une des formes les plus sournoises de la dégradation politique de l’autre.