L’UNE DES FORMES DE LA VIE


Pratiques n° 50, "Mettre au monde", juillet 2010

Résumé : Enfanter n'est pas un désir universellement partagé, mais c'est l'objet d'un enjeu social lié à l'héritage. Cet enjeu culturel est naturalisé par le droit, qui utilise la norme sexuelle pour légitimer comme phénomène naturel même des procréations médicalement assistées.

Hypatie, philosophe d'Alexandrie, à la charnière du Vème siècle de notre ère, est morte violentée et martyrisée … par les chrétiens. Spécialiste d'astronomie, passionnée de philosophie, elle est d'abord marquée, dans l'histoire des idées, comme femme : d'elle, on raconte l'anecdote selon laquelle elle aurait jeté son linge hygiénique à un soupirant en lui demandant si c'était bien cela qu'il désirait en elle.
Ce geste interroge par ce qu'il veut signifier : est-ce un refus de la naturalité féminine, un désir de n'être pas femme ? Ou la mise en évidence de ce à quoi aboutira nécessairement le désir dont elle est l'objet ? Dans l'Antiquité alexandrine, la sexualité est techniquement indissociable de la procréation, et celle-ci signifie la réclusion dans la fonction maternelle.
Or le dispositif actuel, depuis les bouleversements techniques liés au progrès de la contraception, et à la possibilité d'enfanter indépendamment de tout acte sexuel, dissocie radicalement deux désirs : celui de faire l'amour, et celui d'avoir des enfants. Mais cette dissociation, rendue possible à un niveau biotechnologique, demeure dans les mentalités un impensable.

1. L'abîme des possibles

Un quasi-lynchage médiatique a récemment visé un petit livre de la philosophe Elisabeth Badinter, dont l'affirmation centrale, très simple, était la suivante :

Qu'on le veuille ou non, la maternité n'est plus qu'un aspect important de l'identité féminine, et non plus le facteur nécessaire à l'acquisition du sentiment de plénitude du soi féminin. (1)

Elle interroge ainsi la variété du non-désir d'enfant, non seulement dans ses dimensions raisonnées, mais dans ses dimensions spontanées, tout aussi naturellement éprouvées que le désir inverse. En montrant que les femmes childless (sans enfants) se considèrent dans bien des cas comme childfree (libres d'enfants) :

Non seulement elles rejettent l'essence maternelle traditionnelle de la féminité, mais elles se pensent même plus féminines que les femmes épanouies dans leur maternité. Pour les unes, les activités liées à la maternité sont désexualisantes, et donc déféminisantes. (…) Pour les autres, le désir d'enfant leur est totalement étranger et la notion même d'instinct maternel n'a aucun sens. Pour autant, il serait aberrant de les exclure de la gente féminine, ou de s'en tenir au diagnostic pathologique comme on le faisait encore hier. (2)

Il serait en effet aberrant de s'en tenir au diagnostic pathologique pour des choix de vie qui, loin d'être pathogènes, apparaissent au contraire à un nombre de moins en moins négligeable de femmes comme vitalisants. Et supposent une déliaison radicale entre désir sexuel et désir d'enfanter. Mais c'est précisément cette déliaison qui demeure, en dépit de toutes les évidences, vertigineusement complexe à penser dans toutes ses conséquence, parce qu'elle ouvre le champ des possibles comme un abîme.
C'est au-dessus de cet abîme, qu'un ouvrage de la juriste Marcela Iacub nous oblige à nous pencher. Il porte un titre très hitchcockien Le Crime était presque sexuel. Et un sous-titre moins sexy … et autres essais de casuistique juridique. Il montre comment le droit, légiférant sur le domaine de la procréation, est amené à produire non pas des obligations ou des interdits, mais tout simplement des fictions. Dans un certain nombre de cas, le droit ne vise pas à interdire ou à occulter la sexualité, mais au contraire à la produire là même où elle n'a pas eu lieu. C'est cette fiction rétroactive qu'elle appelle "un crime parfait". Si en effet dans un crime ordinaire le premier fait indubitable est la réalité du meurtre, dans le crime parfait, c'est au contraire celle-ci qui est douteuse, voire parfaitement escamotée.
Et elle montre comment se produit cette fiction dans les juridictions liées à l'Assistance Médicale à la Procréation :

Tout a été prévu selon un plan minutieux et sophistiqué afin que l'enfant né des nouvelles technologies soit rattaché, comme l'effet à sa cause, à un acte sexuel de ses parents, et ce sans qu'aucune trace visible puisse révéler que cet acte n'a jamais eu lieu. (3)

Le droit ment délibérément, dit Marcela Iacub, pour rattacher la réalité génétique de la rencontre d'un ovule et d'un spermatozoïde à la fiction biologique d'une rencontre sexuelle. Il ment pour attribuer une causalité naturelle à un acte technique, pour introduire de la naturalité dans un dispositif radicalement technologique.

2. Naturalité et transmission de l'héritage

Et ceci nous dit à quel point, d'un point de vue juridique, la sexualité est d'autant plus fondamentale qu'elle apparaît comme un garant effectif de la légalité. Autrement dit, d'autant plus nécessaire qu'elle est fondamentalement dissociée de tout rapport au désir. Ce qui intéresse le législateur dans cet escamotage de l'origine technique de la procréation, c'est exclusivement la possibilité de légitimer la filiation, c'est-à-dire la transmission. L'hérédité biologique doit s'originer dans la sexualité, parce que c'est celle-ci qui permet d'en tracer les limites et d'en fixer les liens. Et cette fixation des liens est la condition de l'héritage, c'est-à-dire de la transmission des biens. Il faut donc, Marcela Iacub le montre, que cet acte technique puisse seulement concerner un couple susceptible potentiellement de procréer par les voies naturelles, et la loi fait comme si ce potentiel s'était effectivement réalisé, comme si cette pure virtualité s'était en effet actualisée. Seule la fiction d'un acte sexuel permet de cadrer la légitimité d'une filiation.
On retrouve exactement le même principe dans les Pensées de Pascal, fragments jetés sur le papier en plein cœur de l'absolutisme monarchique du XVIIème siècle, et publiés à titre posthume. Dans cet ouvrage d'une ironie féroce et d'un pessimisme radicalement violent sur la nature humaine, on trouve ceci au chapitre intitulé "La Justice et la raison des effets" :

Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un Etat, le premier fils d'une reine ?L'on ne choisit pas pour gouverner un bateau celui des voyageurs qui est de meilleure maison. Cette loi serait ridicule et injuste ; mais parce qu'ils le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on ? Le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d'incontestable. C'est le fils aîné du roi ; cela est net, il n'y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire, car la guerre civile est le plus grand des maux. (4)

Ce qui rend "incontestable" l'héritage du royaume, c'est l'acte sexuel qui a produit la filiation. Et il faut la certitude que cet acte ait eu lieu entre le roi et la reine pour que la filiation soit établie. Raison pour laquelle, si le roi peut avoir des bâtards, la reine ne le peut pas : c'est à l'accouchement qu'est proclamé l'héritier, et la virilité du roi garantit l'acte sexuel fécondant à l'origine de la grossesse. Il est roi par sa virilité exercée sur la reine, quelles que soient les preuves qu'il donne par ailleurs de ses préférences sexuelles. Ce que l'historien allemand Ernst Kantorowicz appelait en 1957, dans un ouvrage resté resté célèbre, Les deux Corps du roi : corps physique individualisé, et corps symbolique, dont la filiation garantit la pérennité de l'Etat.
Ce que dit ici Pascal montre bien évidemment que l'exercice du pouvoir n'a rien à voir avec les compétences, mais seulement avec le signe biologique de la filiation, rendu visible par la visibilité de la grossesse et par le spectacle de l'accouchement. L'incontestable politique est un incontestable biologique.
Mais on peut dire de la même manière que l'incontestable biologique est un incontestable social, et que là où il n'existe pas, il faut le produire. Ce que fait le droit en légiférant sur l'AMP. Ce droit établit la fiction d'un acte qui n'a pas eu lieu, pour légitimer un accouchement qui s'est bien produit. Et montre par là que les formes de légitimation sociale renvoient toujours à la naturalité. Ou, comme le dit Marcela Iacub, la technique ne se représente paradoxalement à elle-même que comme imitation de la nature, et vise par là à s'effacer comme technique pour renvoyer le sujet, par la puissance de la filiation, à une animalité fondamentale.

(Cela) peut s'expliquer aussi par la volonté de la loi d'imiter, jusqu'aux dernières limites, l'acte sexuel reproductif. L'implantation consentie se substitue au contact des corps mais ceci jusqu'à une certaine limite : l'homme et la femme doivent en apparence pouvoir se confondredans un acte sexuel reproductif et ce geste d'imitation de la nature ne s'accomplit qu'au moment où le corps de la femme est effectivement fécondé. (5)

3. Technique émancipatrice, technique aliénante

Que nous dit cette volonté d'imitation de la nature, sinon l'exigence de naturaliser un processus qui a cessé d'être naturel ? Et que nous dit cette exigence, sinon une tendance permanente à légitimer l'institution par la nature, légitimation dont procède, elle aussi, la naturalisation du désir. Même si les fondements de la psychanalyse ne cessent de nous montrer à quel point le désir est culturellement construit, et l'inconscient, pour reprendre la formule de Lacan, "structuré comme un langage", même si les fondements de la sociologie nous montrent à quel point les conduites et les appétences qui les sous-tendent sont socialement déterminées, l'institution ne cesse pas pour autant, tout instituée qu'elle soit, de se justifier par une nature qu'elle vise en même temps toujours à évacuer. Comme l'écrit Marcela Iacub :

Ce nouvel horizon qu'ouvrent les techniques de procréation artificielle dans des sociétés comme les nôtres (…) permet de prédire que, dans un avenir plus ou moins proche, ces procédés deviendront le moyen privilégié pour la production d'enfants. Ceci revient à dire que les techniques de procréation artificielle condamnent l'acte sexuel à une mort lente quoique certaine en tant que procédé technique de fabrication d'enfants. Désormais la nature ne peut pas être ordonnée par la loi comme instance extérieure, comme fondement ou comme limite des règles concernant la reproduction biologique. (6)

Cette condamnation de l'acte sexuel à une mort lente en tant que procédé technique de fabrication d'enfant n'est pas une condamnation de la sexualité, elle est au contraire une forme majeure de sa libération. Que l'acte sexuel perde sa fonction technique, dit précisément qu'il rentre dans sa fonction proprement humaine, qui est celle de la réponse au désir. C'est ce que visent, depuis la plus haute Antiquité, toutes les techniques contraceptives plus ou moins fiables, plus ou moins maladroitement improvisées, transmises ou élaborées, pour permettre aux femmes d'échapper à la cohorte infinie des grossesses non désirées.
Ce découplage, en permettant d'échapper à l'enfantement comme fatalité, permet aussi de le produire comme désir, radicalement dissocié de l'injonction hétérosexuelle. Il permet de montrer que le désir d'enfant est ni plus ni moins naturel que le désir de l'autre sexe.

Mais en même temps, cette dissociation de la sexualité et de la procréation suppose aussi un rapport accru à l'institution médicale, et un risque de dépendance plus étroite à l'égard de ses décisions. Là où l'on peut dénoncer une surmédicalisation des suivis de grossesses pour les grossesses naturelles, celle-ci devient plus pregnante encore dans le cas des grossesses techniquement induites. Et en ce sens, les nouveaux modes de procréation, s'ils participent d'une émancipation à l'égard de la nature, engagent au contraire des liens plus étroits à la puissance technique et aux institutions qui la représentent.
Si le désir, qu'il soit ou non d'avoir des enfants, n'est jamais intégralement naturel, si enfanter relève majoritairement, depuis l'essor des techniques contraceptives et abortives, d'une décision culturelle, les moyens techniques qui en conditionnent le choix demeurent, pour cette raison même, soumis à la décision institutionnelle et à cette gestion des corps que Foucault qualifie de "biopolitique".

4. Questionner la légitimité du désir

Ensuite se présente un nouveau découplage : celui d'une filiation qui n'est plus liée à l'enfantement. Et d'un désir d'enfants radicalement dissocié de la continuité biologique. Ici s'impose ce fait très élémentaire, largement vulgarisé par Dolto, qu'un enfant né de son propre sang doit, comme n'importe quel étranger, être adopté pour trouver sa place au sein d'une communauté familiale. Il n'y a rien de naturel à aimer son enfant biologique, et le rejet, la répulsion, la haine, sont aussi spontanés que l'amour. Tout nous dit, dans les histoires d'enfants jetés à la poubelle, congelés, battus, ou tout simplement, et beaucoup plus fréquemment, mal aimés, que la pulsion de mort n'est pas plus contre-nature que la pulsion de vie, et que vouloir le bien d'un autre né pour nous survivre relève moins de la naturalité que d'un intense travail sur soi.
Ou, comme l'écrit Elisabeth Badinter :

On ne s'interroge jamais sur la légitimité d'un désir d'enfant. Pourtant, nul n'ignore les ravages de l'irresponsabilité maternelle. (…) Etrangement, la société paraît plus interpellée par celles qui mesurent leurs responsabilités que par celles qui les ignorent. (7)

Si la société paraît "plus interpellée" par un questionnement sur les engagements liés à la maternité que par l'évidence naïve de son vécu, c'est précisément que cette évidence entre dans une stratégie fondamentale de tout corps social : celle de sa pérennisation par l'enfantement. Cette stratégie est encore informée par les régimes de reproduction traditionnels, alors même que les possibilités techniques qu'elle a produites tendent à rendre ces régimes obsolètes. La naturalisation du désir d'enfants comme norme entre dans la même stratégie que la naturalisation du geste procréatif dans la loi qui crée la fiction d'une relation sexuelle. Et cette naturalisation suppose qu'on n'interroge pas la légitimité de ce désir, tandis que l'on questionne constamment la légitimité de son absence.
Être mère est une fonction sociale qu'il faut coûte que coûte relier au statut d'être femme. Mais les questionnements actuels sur le genre, tels que les présente la philosophe américaine Judith Butler, montrent à quel point le statut même de la féminité est un statut socialement construit, même si les organes femelles de la procréation sont, eux, naturels. Il est naturel de véler pour une vache, mais il n'a jamais été naturel, depuis que les liens de la filiation sont institués, c'est-à-dire depis que les hommes parlent, communiquent et s'organisent politiquement, d'enfanter pour une femme. Pas plus qu'il n'est naturel de ne pas le faire.
Et, à la période contemporaine, cette non-naturalité s'affirme avec une telle évidence qu'il devient objectivement impossible de la nier. C'est un véritable travail, et d'autant plus contraignant qu'il va à l'encontre non pas de la nature mais du désir, de réduire une femme à n'être qu'une mère. L'acharnement avec lequel s'y sont toujours employés les fondamentalistes des grands systèmes religieux le montre : militants anti-avortement de l'extrême droite catholique, intervenant violemment dans les hôpitaux, extrêmistes bouddhistes sanctionnant le viol d'une peine de mort pour la victime, ou fondamentalistes juifs ou musulmans tenant leurs femmes à l'écart de l'espace public pour les cantonner à leur fonction maternelle, comme le faisaient les "démocrates" grecs dans leurs gynécées.
Ce travail, dans les démocraties contemporaines, se fait beaucoup plus insidieusement, par une peopolisation du politique ou du monde médiatique, qui produit la femme comme mère en tant qu'icône, et l'offre en modèle à l'adoration populaire à la une des organes de presse les plus massivement diffusés. Le même corps hypersexué, jugé désirable, jeté en pâture au voyeurisme des passants, devient progressivement sous leurs yeux un corps en gestation, dont la grossesse est un nouvel argument d'exposition publique.

Mais mettre au monde n'est pas seulement exhiber l'objet d'un désir privé, c'est d'abord faire exister un nouveau sujet dans l'espace public, et le rendre apte à tisser les liens qui le délieront de son origine. A cet égard, la figure de la maternité est une figure nécessairement transitoire, destinée à faire passage. Et la fonction maternelle peut être aussi bien dissociée de la procréation biologique que de la sexuation féminine. Aussi bien cristallisée dans une personne que diffractée dans plusieurs. Autant liée à une représentation familiale qu'à d'autres formes de convivialité. Intégrant aussi bien l'homoparentalité que d'autres styles de vie éducatifs.
Il est clair en tout cas que là où l'identité féminine est socialement cristallisée sur la maternité, elle est nécessairement détournée de la multiplicité des possibles dont elle est porteuse, et renvoyée du créatif au procréatif. Là encore, c'est bien l'idée d'une pluralité sociale qui doit être revendiquée, pour dénoncer l'identification du féminin au maternel, et le véritable sacrifice social que produit cette naturalisation du désir. Elisabeth Badinter le dit en termes très limpides :

Il n'est donc pas question de privilégier l'un ou l'autre des mode de vie. Il ne s'agit que de reconnaître la légitimité d'un choix alternatif. (8)

Notes:
1. Elisabeth Badinter, Le Conflit. La femme et la mère, Flammarion, 2010, p.229
2. Ibid, p.227
3. Marcela Iacub, Le Crime était presque sexuel, Champs Flammarion, 2002, p. 203
4. Pascal, Pensées, Garnier-Flammarion, 1976, p. 141
5. Ibid, p. 209
6. Ibid, p. 222
7. Elisabeth Badinter, op. cit., p. 214-215
8. Elisabeth Badinter, op. cit., p. 218