LIGNES DE PARTAGE


Pratiques n°64, novembre 2013, Le Secret

Un article de la juriste Dominique Thouvenin, dans le Dictionnaire de la pensée médicale paru aux PUF en 2004 sous la direction de Dominique Lecourt, le montre clairement : la question du secret médical est un enjeu stratégique lié en France à ce moment de basculement historique qu’a constitué la révolution française. Une manière d’inscrire la continuité d’une morale des médecins au-delà des bouleversements politiques, comme une permanence intemporelle.
Mais elle met en évidence la dimension mythique de cette représentation. L’exigence du secret ne se fonde nullement sur un texte déontologique, mais sur un texte juridique, qui l’inscrit dans le Code pénal napoléonien de 1810, réactualisé en 1992, puis reconfiguré et complexifié en 2002 par l’exigence nouvelle du droit à l’information des patients.
C’est au début du XIXème siècle que le Serment d’Hippocrate, issu de la Grèce du Vème siècle av. JC, est exhumé comme un viatique, et c’est en 1941, pendant le régime de Vichy sous Occupation allemande, que l’Ordre des médecins, constitué à cette occasion, fait du secret un article de la déontologie médicale.
La question du secret médical, dans ses dimensions mythiques ou historiques, est donc toujours liée à des lignes de partage politique qu’elle contribue à définir ou à brouiller. A la période contemporaine, où les flux d’information ne cessent de circuler, et où les intérêts des compagnies d’assurance prennent le pas sur la protection de la vie privée, la rétention du secret, si elle demeure une exigence morale, tend de plus en plus à apparaître comme une fiction sociale.

Une première question se pose donc : que protège cette exigence, pour que sa réaffirmation soit au cœur des dispositifs politiques qui fondent l’exercice médical, et incessamment réitérée à l’encontre même du principe de réalité ? Le texte originel du corpus hippocratique est sur ce point éclairant :

Je ferai part des préceptes, des leçons orales et du reste de l’enseignement à mes fils, à ceux de mon maître, et aux disciples liés par un engagement et un serment suivant la loi médicale, mais à nul autre. (…)
Dans quelque maison que j’entre, j’y entrerai pour l’utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons, libres ou esclaves.
Quoi que je voie ou entende dans la société pendant, ou même hors de l'exercice de ma profession, je tairai ce qui n'a jamais besoin d'être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas.

Trois exigence sont ici liées : celle de la protection des secrets du savoir, celle de la retenue émotionnelle, celle de la protection de l’intimité du patient. À chaque fois, il s’agit de retenir ce que les circonstances poussent au contraire toujours à extérioriser : le savoir technique, la libido du médecin, l’information qui lui est ouverte par l’accès à l’espace privé du patient. Le serment est donc en quelque sorte un mode de contention, destiné à faire barrage à une puissance d’extension.
Mais cette puissance d’extension va à l’encontre même de l’intérêt du médecin, et c’est bel et bien son intérêt qu’il protège en la contenant. Intérêt d’un savoir qui doit demeurer ésotérique pour ne pas se dévaluer, perdre son monopole ou s’exposer à la mésinterprétation ; intérêt d’un crédit moral dont il a besoin pour exercer son autorité ; intérêt d’un rapport de confiance qu’il doit maintenir pour conserver sa clientèle.
Il s’agit dans tous les cas de protéger la légitimité d’un pouvoir : l’exercice du pouvoir du médecin est aux conditions d’une limitation de ses prérogatives, qui en assure la pérennisation.

Quand ce serment, élaboré à la fin du IVème siècle av. JC par l’école d’Hippocrate, est publié, il l’est précisément dans le double contexte d’une rivalité entre écoles, et d’une extension de la transmission des pratiques au-delà de l’héritage familial. Un siècle plus tôt, au temps d’Hippocrate lui-même, une part du crédit accordé à sa pratique était liée à la filiation qu’il s’attribuait : descendant d’Asclépios, le dieu de la médecine.
Hippocrate initie donc une médecine qui prend en compte des données objectivables liées à l’observation et à la réflexion, à l’encontre des pratiques magiques souvent en cours dans les explications antérieures qui recourent au surnaturel ; mais il assoit dans le même temps son autorité sur la revendication d’un héritage divin. Et ce conflit entre les fondements de la légitimité scientifique et ceux de l’autorité morale ne cesse toujours pas d’être au cœur des dilemmes de l’institution médicale. Ce sont ces fondements de l’autorité morale que le serment vise à réaffirmer, dans la mesure où ils sont menacés par l’extension de l’Ecole au-delà du cercle familial des héritiers, qui en assurait le crédit. Le serment est aussi un pacte, qui lie par la parole ceux qui ne sont plus liés par les liens du sang. Le signe fort d’une initiation liée à une appartenance.
Historiquement, Hippocrate est originaire de l’île de Kos dans la mer Egée, à quatre kilomètres des côtes turques. Au centre du conflit entre les Grecs et les Perses, mais aussi à un nœud des routes commerciales qui font la richesse économique de l’île. Pendant la vie D’Hippocrate, l’île de Kos est un enjeu des rivalités locales entre les cités grecques. Mais, cinquante ans après sa mort, elle est intégrée dans l’immense empire d’Alexandre le Grand, attribuée à sa mort à son général Ptolémée, et de ce fait liée au devenir prestigieux de l’Égypte, dont Ptolémée devient empereur.
C’est dans cette période d’extension économique et politique que le serment est élaboré, comme une sorte de point de repère dans un monde en mutation : outil corporatiste de référence morale pour l’école hippocratique, et signe de suprématie et de monopole intellectuel, face à la multiplication des écoles qui entrent en rivalité avec elle.
Le secret protège ce monopole dans un contexte de rivalité commerciale entre les écoles de médecine, et le serment en est le rite initiatique, incitant aux deux versants de l’injonction de silence : ne pas divulguer le savoir de l’école (en protéger le brevet), ne pas divulguer la vie privée de sa clientèle.

Sur ce dernier point, il est clair que le texte même n’impose pas le silence sur la maladie, mais sur l’ensemble de la configuration sociale dans laquelle le médecin est amené à consulter et à accéder à un certain nombre d’informations, qui ne sont pas nécessairement intimes, mais requièrent cependant de n’être pas publiques. La ligne de partage qui protège le secret ne passe ni entre médecin et patient, ni entre intime et collectif, mais entre notables et peuple :

Quoi que je voie ou entende dans la société pendant, ou même hors de l'exercice de ma profession, je tairai ce qui n'a jamais besoin d'être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas.

Dans la société, c'est-à-dire dans l’espace particulier que constitue le milieu social du patient, au-delà même de son intimité personnelle ou familiale. Et ce milieu social n’est pas ce que nous appelons maintenant « la société » au sens large, mais le monde de sa classe au sens étroit. Le médecin hippocratique, c’est ce que montre le serment, n’est pas seulement passé du statut de magicien au statut de savant, il est aussi passé du statut de soignant itinérant à celui de notable, dans un monde en pleine expansion économique et politique. Le secret y relève donc davantage d’une double omerta, en défense de sa corporation et en défense de sa classe, que d’une protection de l’intimité individuelle des personnes.

À cet égard, on peut opposer radicalement cette défense du secret telle qu’elle s’instaure dans le serment originel, à celle qui lie paradoxalement, dans la loi française du 4 mars 2002, l’obligation du secret à celle de l’information. L’imputation y est en effet inversée, puisque le secret n’y est plus une exigence morale que s’impose le médecin (ce que signifie précisément le serment), mais un droit reconnu du patient, qui lui est juridiquement opposable.
À la double omerta traditionnelle que constitue le serment du secret, s’oppose la double ouverture contemporaine imposée par la loi de 2002, qui retourne l’intérêt du médecin en intérêt du patient : là où le serment imposait la rétention de l’information médicale, la loi impose au contraire sa transmission ; là où le serment faisait du médecin le décideur de la rétention du secret, la loi en place du côté du patient une décision dont le médecin n’est que le dépositaire. C’est pourquoi Dominique Thouvenin peut affirmer, opposant à la loi de 2002 celle de 1810 qui introduisait la première le secret dans les obligations légales du médecin :

Deux siècles séparent le code pénal de 1810 de la loi relative aux droits des malades ; entre ces deux dates, le secret médical aura subi une révolution centrale qui tient aux rôles réciproques du médecin et du patient tels qu’ils sont reconnus par la loi.

Que signifie ce changement de paradigme ? Il fait tout simplement écho à la montée en puissance des associations de patients, sous l’impulsion en particulier de la configuration sociale spécifique liée à la pandémie du sida. Clairement, le pouvoir associatif renvoie la notabilité du côté des patients, qui ne constituent évidemment pas une classe sociale, mais rassemblent des intérêts communs qui peuvent être portés par la voix des plus favorisés d’entre eux, et constituer, au sens positif du terme, un lobby.
C’était bien la pression de la riche clientèle des médecins de l’école hippocratique qui avait poussé ceux-ci, pour protéger le secret de leurs intérêts de classe, à édicter le serment comme régulation déontologique de leur pratique. Mais il est clair qu’à cette époque même, et dans le même temps, d’autres patients, objets d’observation et d’expérimentation (« corps vils » selon l’expression médiévale reprise dans le titre d’un ouvrage critique de Grégoire Chamayou), esclaves des maisons patriciennes où pénétrait le médecin, ne bénéficiaient pas de cette protection morale. Et si le médecin devait se prémunir de toute convoitise libidinale à leur égard, c’était seulement au titre qu’ils étaient des objets de l’exploitation personnelle de leur maître, une part de sa propriété sur laquelle mettre la main aurait été un vol.

Mais dans le même temps où, en 1941, le serment d’Hippocrate était, pour la première fois en France, réactivé comme texte fondateur, c’était corrélativement à la création de l’Ordre des médecins, instituée dans le grand mouvement corporatiste qui accompagne la disparition de la République française au profit d’un Etat français sous domination nazie. Là où il n’y a plus de République, c'est-à-dire d’espace public représentant l’intérêt commun, là où le mouvement syndical de revendication est démantelé, réémerge le modèle médiéval des corporations, comme îlots de féodalités professionnelles que les liens de notabilité rendent intégralement contrôlables par le pouvoir politique.
Cette histoire de la réémergence du secret ne doit pas être sous-estimée, dans la façon dont elle nous informe sur ses présupposés. Dans un temps (qui n’est pas révolu) où les médecins (et pas seulement allemands) sont les auxiliaires zélés de l’administration concentrationnaire comme des officines d’interrogatoire, que protège l’exigence du secret ? Quels intérêts défend-elle ? En 1941, où les normes morales de la vie sociale et politique, autant que celles de la souveraineté nationale, étaient fondamentalement inversées, que pouvait bien signifier cette volonté de réactiver un code de déontologie, sinon précisément de renvoyer à l’arbitraire des médecins, dont on exigeait par ailleurs l’inféodation au pouvoir, l’obligation dont, depuis 1810, le droit avait été garant ? De ce point de vue, la réémergence du serment d’Hippocrate, et de la valorisation du secret dont il est porteur, loin de constituer un progrès de la moralité, en manifeste au contraire la régression. Elle signifie, dans cette période, que le droit ne garantit plus rien.
Il faudra attendre 1992, pour que la loi de 1810 soit réactualisée. Mais elle n’est véritablement modifiée, dans le sens qu’on a vu, que dix ans plus tard :

La vraie nouveauté de cette loi réside en ce qu’elle fixe pour la première fois des règles d’accès et de circulation de l’information relative au patient. (…) La seule limite posée par la loi est la volonté contraire de la personne concernée, qui peut s’opposer à cet échange.

Que cette démocratisation incontestable du droit fasse suite à la montée en notabilité sociale des collectifs de patients n’ôte rien à la dimension positive d’une telle mesure, et à la mutation juridique qu’elle constitue. La fin de l’article de Dominique Thouvenin, dans les perspectives qu’elle laisse implicitement entrevoir, introduit toutefois une inquiétude :

Dans la mesure où la loi du 4 mars 2002 contribue à favoriser des échanges d’informations sur les personnes plus étendus qu’auparavant, elle fragilise la protection de ces dernières parce qu’elle accroît les risques de divulgation illégitime. (…) (Le patient) n’aura plus à lutter contre le médecin pour être au courant de sa maladie et des soins proposés ; en revanche, il aura à se défendre contre tous ceux qui ont un intérêt à connaître son état de santé de la manière la plus précise possible. Autre époque, autres combats !

On est passé d’une puissance du médecin pour protéger le secret du patient à une puissance du patient pour décider de cette protection … et de là, à une fragilisation du secret.

Dès lors que l’institution médicale ne fait plus rempart, et que dans le même temps la fluidité des flux informatiques accélère la diffusion des données et diminue le pouvoir de contrôle du patient, c’est un autre contrôle qui prend le relais, bien au-delà de l’institution médicale, dans les pouvoirs dont elle est dépendante. Et ceux-ci excédent la puissance de contrôle étatique du droit : la fluidification globalisée des lignes de partage brouille le potentiel de protection.
Ce pouvoir de contrôle se manifeste en particulier dans tout ce qui génère une anticipation sur le devenir des sujets, et spécule nécessairement sur leur finitude, sur notre exposition commune à la maladie, à la sénescence et à la mort : un pouvoir assurantiel qui est le contraire d’une sécurité sociale, puisqu’il repose sur les occurrences de divulgation de l’intimité des patients, leur exposition à la prédation des assureurs, et la possibilité d’en jouer.
Éléments biologiques transmis par les laboratoires, résultats d’examens exigés des médecins, failles informatiques de la protection des données, questionnaires adressés pour l’achat d’un appartement, le crédit d’une voiture ou l’attribution d’un poste, pour n’évoquer que ce qui concerne les populations sédentaires.
Et, pour les migrants, l’obligation de dévoiler le secret de leur corps, de s’exposer comme malades, de faire état publiquement des bilans sanguins ou des examens cliniques. De faire spectacle de leur précarité biologique pour tenter de parer à l’expulsion, ou aux formes les plus insidieuses de l’extermination sociale.
Autre époque, autres combats ! Mais ce sont bien ceux-là qu’il va falloir mener.

© Christiane Vollaire