Les dérives du concept de « social »


Pour la revue Pratiques n° 74, Solidarités dans le soin
Juin 2016
-------------------------------------
Chapeau : Le mot « social », par une inversion de sens subreptice, a fini par devenir l’objet d’un double langage qui sert de façade à des logiques d’exclusion. Il faut les réfléchir pour retrouver le sens réel d’une solidarité politique.
-------------------------------------
Le mot « social » vient du latin « socius », qui signifie l’associé, le compagnon, l’allié, le complice, dans une relation d’équivalence, de partage et d’égalité. La « societas » latine est réunion, communauté, association commerciale, société fermière, alliance, union politique, sociale ou économique, dans laquelle les responsabilités sont en partage. Le « sociofraudus » est celui qui trompe son associé, et le verbe « sociare » signifie partager son trône, mettre en commun sa puissance. C’est l’équivalent du « politès » grec, qui signifie le concitoyen, l’égal au sein de la Cité, celui avec qui l’on partage les lois communes et la responsabilité politique. « Politikos » désigne donc en grec ce qui rassemble les citoyens, le social, et qualifie l’humanité par opposition à l’animalité. C’est ce qui permet à Aristote, au IVème siècle av JC, de qualifier l’homme d’ « animal politique », c'est-à-dire d’être vivant spécifiquement destiné à l’entrée en société, c'est-à-dire à la prise de décision commune.
Le terme de « corps social », tel qu’un théoricien comme Hobbes va le conceptualiser au XVIIème siècle, définit une solidarité politique entre les citoyens qui se sentent solidarisés au moins par la fiction d’un pacte.
Comment ce terme, qui devrait être au cœur des logiques de solidarité, en est-il arrivé à légitimer des logiques d’exclusion et à leur servir de prétexte ?

1. Un renversement de sens

A la période contemporaine, le mot en est venu à désigner exactement l’inverse de ce qu’il prétendait mettre en œuvre : de l’expression des relations d’équivalence, il en est venu à évoquer au contraire la réalité de l’inégalité, et à désigner en particulier tout le champ des positions subalternes. Tout ce qui fait qu’il n’existe précisément pas de corps social, mais seulement des rapports de classe : politique sociale, aide sociale, mesure sociale, font partie des catégories juridiques et institutionnelles applicables exclusivement aux classes dites « défavorisées », c'est-à-dire aux groupes de population considérés comme subalternes en termes de statut économique, et par là même aussi en termes de reconnaissance et de valeur symbolique. Des ensembles sociétaux qui font l’objet non pas d’un droit commun, mais de sortes de juridictions d’exception destinées à promouvoir, par une terminologie éloquente, des mesures de « discrimination positive ».
De plus en plus, ces mesures à la marge, elles-mêmes précaires et susceptibles à tout moment, selon les aléas des décisions législatives ou gouvernementales, d’être remises en cause, vont devenir le lot quotidien non pas de groupes marginaux, mais de catégories entières de population soumises à leur arbitraire.
Assistante sociale, travailleur social, éducateur social, quelles que soient les convictions profondes et les qualités de ceux qui les portent, sont des professions institutionnellement dédiées à cette activité de distribuer les mesures sociales, dans des parts du territoire national qui deviennent elles-mêmes des « zones » : d’éducation prioritaire ou d’urbanisation prioritaire. « Prioritaire » signifiant ici, par un redoutable effet de double langage, parfaitement secondaire, voire tout à fait accessoire. Et, à coup sûr, nullement premier ni essentiel en termes de décision politique. Est social ce qui exclut les sujets des processus de décision pour en faire des objets de la décision. Et de ce point de vue, l’architecture et l’urbanisme sont des domaines dont la dimension institutionnelle contribue à créer des dispositifs d’assignation qui rendent passif celui qui en est l’objet, au lieu de faire reconnaître la spécificité et la temporalité des positions qui rendent actif. « Social » finit ainsi par désigner paradoxalement ce qui est non pas liant, mais au contraire délié des politiques communes pour faire l’objet de mesures spécifiques, temporaires, précaires ou d’exception.

2. Logement social et logiques d’assistanat

Le logement social fait évidemment partie de ces catégories : il est attribué sur des zones spécifiques et déterminées, à des sujets qui sont supposés n’avoir pas d’accès possible au logement dans les termes du droit (et du coût) commun. Dans des espaces où la spéculation immobilière est particulièrement virulente, aucune catégorie même moyenne de la population n’y aura accès, et la demande de logement social deviendra un moyen de se loger pour tous ceux dont la position sociale sera non pas du tout marginale, mais plutôt majoritaire. C'est-à-dire non spécifiquement privilégiée.
Cette dégradation du mot « social » coïncide à la fois avec une montée des inégalités, et avec une tentative de mettre en œuvre les formes d’occultation qui peuvent la masquer. Le double langage dont le terme est vecteur traduit une volonté d’euphémisation : la violence économique de l’inégalité s’y traduit en termes d’insistance politique sur l’effet de compensation. Et du même coup, le droit commun y bascule du côté de logiques d’assistanat parfaitement conformes à une rhétorique humanitaire plutôt qu’à une reconnaissance des droits.
Ensuite, dans un second temps, c’est cette logique d’assistanat qui permettra de traiter d’« assisté » celui qu’on y a soumis, et de lui infliger le discrédit social imputé au parasite. Celui qui fait l’objet de « mesures sociales », celui qui fait une demande de « logement social », celui qui se retrouve dans le bureau de l’assistante sociale, ou qui se voit attribuer un éducateur social, semble avoir été dévié des circuits de la production pour être réorienté vers ceux de la soumission. Et de ce cercle de la réorientation dévaluante, il est particulièrement difficile, voire quasiment impossible, de s’extraire.
L’espace est donc l’objet d’une logique d’exclusion, qui se nourrit ensuite elle-même de ses propres exclusives. Les logiques bureaucratiques n’en sont pas seulement la conséquence administrative : elles en sont aussi un instrument, puisqu’elles contribuent à la dévalorisation sociale des catégories dites « défavorisées » par le contrôle permanent qui leur est imposé. Remplir d’interminables formulaires pour l’accès au logement, pour l’accès aux soins, pour l’accès aux droits, présente alors trois effets : d’une part maintenir les personnes dans la conviction qu’elles sont bien des assistées, ou des assujetties ; d’autre part exercer sur elles la permanence d’un contrôle accru ; enfin, donner une occasion supplémentaire au système (celle d’une erreur de la part du demandeur ou d’un oubli administratif) de ne pas leur accorder le droit qu’ils sont ainsi contraints de réclamer.

3. L’impact inégalisant des technocraties bureaucratiques

L’intervention des logiques bureaucratiques est ainsi analysée par l’anthropologue David Graeber dans Bureaucratie, un ouvrage récemment paru où il analyse les mécanismes économico-politiques de cette forme de soumission spécifique qu’est l’assignation à la bureaucratie, dans un espace ultra-libéral qui prétendait pourtant la combattre. Il écrit ainsi :

Loi d’airain du libéralisme : Toute réforme de marché –toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché – aura pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’État.

Et il désigne l’accentuation de ce phénomène à partir des années 1970, dont il fait le point de cristallisation autour du modèle entrepreneurial américain :

Ce qui a posé les bases de notre réalité actuelle, c’est une sorte de pivotement stratégique des hautes sphères de la bureaucratie d’entreprise aux Etats-Unis à partir des années 1970. Ces dirigeants se sont éloignés des travailleurs et rapprochés des actionnaires, puis, finalement, de toute la structure financière. Les fusions et acquisitions, OPA, obligations pourries et pillages des actifs - nés sous Reagan et Thatcher et parvenus à leur apogée avec l’ascension des fonds d’investissement privés – n’ont été que quelques uns des mécanismes initiaux les plus spectaculaires qui ont concrétisé ce renversement d’alliances.

L’ouvrage de David Graeber éclaire ainsi d’un jour violent les tenants et les aboutissants de cette forme spécifique d’abstraction de la vie que constitue le moment bureaucratique : celui où l’accumulation des données du mot et du chiffre va tenir lieu de rapport au réel, et de ce fait même produire du réel, dans la mesure où l’usage de l’accumulation est lui-même performatif.
À cet égard, l’ère de l’informatique va ouvrir un champ infini à l’intention bureaucratique : le stockage des données ne nécessite même plus ni l’espace concret d’un bureau, ni l’objet palpable d’une feuille de papier. Et ce ne sont plus seulement les corps qui sont réduits à l’abstraction des chiffres, mais les chiffres eux-mêmes qui sont virtualisés, et en quelque sorte déterritorialisés de leur espace d’apparition. L’intérêt du travail de Graeber est qu’il relie la question technocratique de la bureaucratie à ses déterminants, c'est-à-dire à ses visées économiques et socio-politiques. Son analyse tient tous les bouts de la chaîne :

C’est le véritable point culminant de la montagne des formulaires d’évaluation : à la base, l’assistante sociale exaspérante chargée de déterminer si vous êtes vraiment assez pauvre pour mériter une exonération des frais médicaux de vos enfants, et au sommet, le trader « haute fréquence » en complet qui parie sur le temps que vous allez mettre à déclarer forfait pour votre prêt immobilier.

En une phrase, le harcèlement social est directement connecté à la financiarisation de l’économie, et il en apparaît comme la conséquence directe. L’abstraction du réel que constitue la financiarisation de l’économie sous la figure du trader apparaît comme l’une des faces de la tête de Janus dont l’autre face est celle de l’assistante sociale : d’un côté le déchaînement de la spéculation financière qui va permettre des enrichissements sans frein ; de l’autre, celui de la culpabilisation sociale, qui va légitimer des appauvrissements sans compensation. Et entre les deux, toute la chaîne du rapport à l’assurance : assurance sociale qui ouvre le droit au soin ; assurance bancaire qui ouvre le droit au prêt, et de ce fait spécule aussi sur tout ce qui pourrait le fermer. Spéculation financière, spéculation immobilière, spéculation sur la santé, sont les formes différenciées d’une identique abstraction de la vie dont la systémique bureaucratique prend les contours du système assurantiel : parier sur le temps que vous allez mettre à déclarer forfait pour votre prêt immobilier, c’est non seulement anticiper sur les conditions réelles du prêt et sur les virtualités morbides incluses dans la définition même de toute vie humaine, mais c’est aussi spéculer sur le découragement que va immanquablement produire la machine bureaucratique. Et ce découragement aura pour conséquence que non seulement bien des prêts immobiliers, mais aussi bien des droits au soin ne seront pas ouverts. Il aura aussi pour conséquence que le corps lui-même, en tant que potentiel biologique de maladie ou de mort, sera en quelque sorte mis en gage dans le système de prêt, comme vecteur biopolitique de sa propre valeur économique, dans une rigoureuse mise en application du calcul des probabilités, prenant en compte une accumulation de données dont la somme vaudra non seulement comme possibilité d’acheter, mais aussi comme possibilité de se soigner, et donc de promouvoir sa propre valeur marchande.
Ainsi Graeber écrit-il :

À la fin du XXème siècle, les citoyens de classe moyenne n’ont-ils pas passé de plus en plus d’heures à se débattre avec les menus à option des boîtes vocales ou les interfaces des sites Web ? Et les moins fortunés, encore plus de temps à sauter dans des cerceaux toujours plus emmêlés pour accéder à des services sociaux toujours plus maigres ?

Ainsi le harcèlement du contrôle va-t-il systématiquement s’accentuer de la précarisation des sujets : relativement acceptable – même si difficilement supportable – pour des sujets issus des classes moyennes et sédentaires sur leur territoire d’origine, il devient radicalement intrusif à l’égard des sujets considérés comme dégradés, socialement dévalorisés, économiquement exploités ou « ethniquement » subalternes.
Désigner la perversion des logiques « sociales » et les formes bureaucratiques qui en sont l’instrument, c’est viser à redonner son sens fondateur au mot « social » : celui d’un ferment de solidarité.