L'ANOMALIE IDENTIFIANTE


Pratiques n°33, « L'envie de guérir », avril 2006

Résumé : Guérir n'est pas se protéger du monde, mais se rendre capable de s'y exposer. C'est pourquoi la santé ne peut pas être un état de neutralité, mais au contraire une capacité de puissance émotionnelle, à laquelle le domaine de l'esthétique peut servir d'analogie.

"Ce que nous appelons quotidienneté n'est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d'anesthésie".

En deux lignes, dans le "prière d'insérer" d'un petit ouvrage paru en 1974 (1), Georges Perec, à propos de notre inscription dans l'espace ordinaire de l'existence, réussit à dire quelque chose de la santé. Si celle-ci, selon la canonique définition de Leriche, se définit bien comme "la vie dans le silence des organes", c'est à cette neutralité, celle de l'anesthésie ou celle du silence, que devrait viser la guérison. C'est bien à ce silence que s'oppose le cri de douleur, c'est à cette anesthésie que met fin le vécu pathologique, et c'est elle que le traitement vise à restaurer. Cet espace indifférencié de la norme serait celui-là même où la pathologie inscrit les différences. Et guérir nous ramènerait à cette sérénité de l'âme et du corps que les Stoïciens qualifiaient déjà de "liberté d'indifférence".

A un autre niveau, "ce que nous appelons quotidienneté n'est pas évidence mais opacité" ne signifie rien d'autre qu'une forme d'aveuglement, ce que Perec appelle "cécité". Ne pas souffrir, c'est occulter le réel, et une vie non problématique suppose cette forme d'aveuglement : se rendre indifférent à un environnement nécessairement pathogène. Guérir serait accéder à cette cécité, qui peut rendre le monde lui-même asymptomatique.
Dans tous les cas, si la maladie apparaît comme manifestation d'une relation avec le monde extérieur, qui fragilise le sujet et le rend vulnérable, la condition de la guérison sera celle d'un réancrage du sujet à l'intérieur de soi. Mais ce retour à soi doit-il se signifier par la neutralité ?

1. Combiner les nécessités de l'échange et celles de la résistance

Dans un environnement systématiquement contraire (celui de la nature ou celui de l'ordre social), le paradoxe de la vie est qu'elle doit combiner les nécessités de l'échange à celles de la résistance, et donc sans cesse entrer en relation avec ce qui la menace : s'exposer à cela même dont elle doit se protéger. C'est ce que montre le principe même, parfaitement organique, de l'acquisition de l'immunité. Mais c'est ce que montre aussi la dynamique de toute relation humaine : là où la peur de l'entrée en relation devient pathologique, c'est l'existence sociale et mentale du sujet qui est menacée, de la même manière que le refus de l'exposition physique inhibera la constitution de l'immunité. Peut-être l'état authentiquement pathologique est-il celui où domine cette peur, celui dans lequel l'inhibition a envahi toutes les possibilités d'exposition. Sur le plan social, il se traduit par la dérive sécuritaire, comme identification de l'échange à l'invasion, et de l'altérité au danger. La guérison ne peut alors être conçue que comme une forme de l'éradication, dans un corps social considéré sous le seul angle de la menace extérieure. Mais c'est précisément, comme l'histoire nous le dit, sous ses formes les plus antiques comme les plus actuelles, cette volonté de guérison elle-même qui est pathologique, puisque la réalité de la vie y devient la maladie essentielle de l'impureté, de la mixité et de la promiscuité.

2. Les conditions pessimistes de la solidarité

Or ce fantasme de la pureté n'est rien d'autre que celui d'une adéquation parfaite entre le monde et soi, d'une identification de l'individu à un milieu intégralement protecteur, à une nature pourvoyeuse. C'est la représentation eudémoniste d'un monde fait pour l'homme, la possibilité envisagée d'une sorte de paradis terrestre, qui conduit à considérer comme maladie les différences entre les hommes, et dès lors à faire de la discrimination le principe même de la guérison.
Mais peut-être sera-t-on plus proche d'une expérience du réel, si l'on envisage le point de vue que Canguilhem attribue à Lamack :

"Selon Lamarck, la situation du vivant dans le milieu est une situation que l'on peut dire désolante, et désolée. La vie et le milieu qui l'ignore sont deux séries d'événements asynchrones. (…) C'est le vivant lui-même qui a, au fond, l'initiative de l'effort qu'il fait pour n'être pas lâché par son milieu." (2)

Cette "asynchronie" entre la vie et le milieu, cette inadéquation du vivant à un environnement indifférent, constituent précisément la "désolation" initiale à laquelle le sujet doit s'affronter pour survivre. Mais c'est cette désolation initiale qui nécessite que la volonté de survie prenne les formes de la solidarité. La solidarité entre les hommes n'est pas naturelle, mais elle est la condition, culturelle et voulue par eux, de leur survie dans ses dimensions les plus matérielles. C'est paradoxalement ici un concept optimiste de la nature qui pousse à la discrimination, là où un concept pessimiste pousse à l'unification.

3. Pathogénie familiale et problématique de la guérison

Mais en même temps, demeure ce sentiment originel d'une vie exposée, de l'ordre de l'anomalie, par rapport à laquelle le retour à la santé n'est jamais qu'un retour à la précarité.
Demeure également, en parallèle à l'hostilité du milieu naturel, celle du milieu culturel, dans lequel la nécessité de la solidarité se réduit très vite à celle de la division sociale. Dans lequel aussi les solidarités elles-mêmes deviennent pathogènes. Mettre en évidence les redoutables injonctions paradoxales dont le milieu familial est porteur, et la vocation disciplinaire qui se cache, ou plutôt se potentialise de la charge affective dont il est vecteur, comme l'écrit Jacques Donzelot dans "La Police des famille"s (3), c'est détecter, dans la pathogénie des solidarités familiales, l'origine même de la maladie. Et c'est précisément là l'objet de l'interprétation psychanalytique. L'antipsychiatrie en tirera le conséquences ultimes, en faisant de la normalité familiale l'origine même de la pathologie mentale. Guérir n'aura alors pas d'autre condition qu'un refus assumé de la norme. Mais qu'est-ce qu'une guérison qui ne permet pas la réintégration dans un ordre social ? Et de quoi guérit-on par le refus d'appartenance ?

4. La Grande Santé

A cette double question, la réponse est nécessairement nietzschéenne : c'est en opposant la volonté de vie à la volonté d'ordre, que Nietzsche fait de la vie un principe de désordre et d'anomie. Je ne suis authentiquement vivant, c'est-à-dire pas seulement survivant, mais doté de la force d'une pulsion vitale, que dans la mesure où j'échappe aux régulations de la norme, où ma volonté de puissance s'affirme comme un principe radical d'individuation. La situation "désolante" dont parle Canguillhem à propos de Lamarck, Nietzsche la retourne en situation d'isolement volontaire revendiqué comme singularité : il n'y a pas de volonté de puissance hors de l'affirmation de soi dans son unicité. Et c'est cette dimension affirmative de la vie qui conditionne ce qu'il appelle "la grande santé", comme revendication de l'excès contre toutes les formes de mesure.
On ne guérit de l'étroitesse de la vie normée que par l'exigence de la démesure. On voit bien en quoi cette revendication de la "grande santé" va à l'encontre de toutes les injonctions rationnelles qui visent, précisément, à la santé au sens positivement médical du terme. Et de fait, dans la perspective nietzschéenne, ce sont les principes corrélés de rationalité et de collectivité qui vont à l'encontre de la vie. Si donc la guérison est inassignable à tout exercice de la raison, c'est qu'on sort de la maladie seulement par une forme de reconversion de soi, par une sorte de métamorphose intérieure, qui doit se faire indépendamment de toute injonction extérieure. On ne guérit en quelque sorte qu'en posture d'exception, et en posant cette exceptionnalité même comme thérapeutique, à l'encontre de ce que Nietzsche désigne comme "la morale du troupeau".

5. La fonction esthétique

Ce que dit une telle position, c'est que la guérison est liée à une forme de représentation de soi, à un concept en quelque sorte esthétique de l'existence, qui lie le retour à la vie à la reconnaissance absolue d'une singularité, à un refus radical de la neutralité.
Or une telle conception interroge aussi le rapport de l'art au pathologique et au thérapeutique, dans toute la modernité post-romantique, dont Nietzsche est un représentant et dont nous sommes nous-mêmes issus. L'artiste en effet y incarne la double figure paradoxale de la sacralisation et de la malédiction, assumant dans sa production une distance à l'égard du monde et une inadéquation à sa norme. Sous le regard du positivisme médical, cette anormalité a fonction symptomatique : l'œuvre tire sa force des failles de son auteur, et l'état pathologique est à l'origine de la pulsion créatrice. Comme le montre Jacques Rancière dans L'inconscient esthétique, l'interprétation psychanalytique que donne Freud de l'œuvre de Vinci n'échappe pas à cette forme diagnostique de pathologisation.
Mais dans le même temps, et sous des formes différentes, l'art lui-même ne se reconnaît comme tel que par une forme d'inadéquation à l'existence, de distance prise à l'égard du réel jusque dans la représentation la plus documentaire de celui-ci. Baudelaire pose sur Paris le regard de la modernité à travers la distance critique de la nostalgie. Et les actionistes viennois des années soixante exorciseront dans leurs performances le non-dit des violences sociales issues de la guerre.
Dans tous les cas, l'émotion esthétique vise, de la manière la plus élémentaire, à éliminer cette "anesthésie" du quotidien dont parle Perec ; à faire surgir, à l'encontre de la "cécité", la puissance d'une représentation, à singulariser la perception dans un vécu émotionnel, fût-il violent ou douloureux. En ce sens, une inadéquation pathologique à l'existence est reconvertie en puissance d'identification, au double sens où elle identifie son auteur et où elle fait entrer les spectateurs eux-mêmes dans une démarche d'identification. C'est sans doute ici qu'on peut parler d'une fonction cathartique ou thérapeutique de l'art, associant un processus de reconnaissance des dimensions pathogènes de l'environnement à une faculté libératrice de cristallisation des émotions.

Cette reconnaissance des inadéquations, cette mise en tension des antagonismes, cette reconversion du pathologique en cathartique, qui caractérisent la production esthétique, valent ainsi modèle des processus de singularisation qui caractérisent l'équilibre précaire d'une guérison. Peut-être est-il alors possible de considérer celle-ci non comme retour à la neutralité, mais à l'inverse, comme capacité d'assumer l'affrontement au monde.

Notes:
1. Georges Perec, Espèces d'espaces, Galilée, 1974 / 2000
2. Georges Canguilhem, "Le vivant et son milieu", in La Connaissance de la vie, Vrin, 1985, p.136
3. Jacques Donzelot, La Police des familles, Minuit, 1977

© Christiane Vollaire