L’ALIÉNATION MÉDICAMENTEUSE


Pratiques n°21, "Le médicament", avril 2003

Sur l’étal d’un marché du Sierra-Leone, derrière le film transparent de petits sachets de plastique hâtivement noués, des miriades de confettis multicolores aux formes oblongues ou arrondies, derrière un bocal empli des mêmes couleurs éclatantes. On s’approche, on reconnaît dans ce joyeux mélange les antibiotiques, anxiolytiques et autres analgésiques quotidiennement distribués au dispensaire. Ils sont vendus comme des bonbons aux gosses qui passent.
Dans le même temps, un quatre-quatre cahote sur la piste vers le dispensaire. Il croise deux silhouettes, transportant un corps agité dans un filet, qui disparaissent sur le bord de la route. Un flash halluciné des rapports Nord-Sud : la même clandestinité qui fait disparaître les corps à la médecine occidentale, et qui en fait reparaître les médicaments démédicalisés sur le marché.
On posera cette simple question : quelle forme de résistance ce processus d’échappement met-il en oeuvre ? Et, au-delà, à quel type de contrainte réagit-il, qui déborde largement la question des rapports Nord-Sud?

1. Magie et possession

Peut-être cette contrainte est-elle liée au phénomène de sacralisation du médicament, dont la médecine occidentale est elle-même le lieu. Ainsi, plutôt que de mépriser les pratiques magiques ou superstitieuses qu’on attribue aux “autres” médecines, pourrait-on d’abord s’interroger sur le caractère magique de la puissance que nous attribuons à la nôtre, et qui peut nous rendre aussi sourds à une critique de son efficacité qu’aveugles à un questionnement sur sa scientificité.
Car si l’on peut s’offusquer des médicaments distribués à l’aveugle sur le marché, c’est peut-être moins en raison de leur risque de toxicité par usage abusif, que pour le risque, autrement plus symbolique, de désacralisation que produit ce geste. Désacralisation de ce qui est la première vertu du médicament: celle de l’autorité qui le prescrit.
Ainsi se trouve-t-on devant ce paradoxe : la technique pharmacologique, fruit d’une science authentique de la recherche et de l’efficacité des “principes actifs” semble, par les effets mêmes de notre propre surconsommation, mise au service d’une foi aveugle et indiscriminée dans ce que nous appelons “médicament”. Et le médecin en blouse blanche, stéthoscope autour du cou, semble jouer, pour lui-même autant que pour son patient, un rôle analogue à celui du sorcier, prescripteur de potion miraculeuse.
Les rapports Nord-Sud ne seraient rien d’autre, sur ce point précis, que des rapports d’incompatibilité entre deux conceptions différentes de la magie. Mais aussi, ils mettent en évidence ce qui est au coeur de la prescription médicamenteuse : plus profondément que l’intention avouée du soin, un principe originel d’aliénation. Si en effet, aux pratiques magiques, on attribue les rituels de possession, alors il semble bien y avoir, dans le médicament, ce qui induit un tel processus : sa diffusion circulante dans l’intériorité du corps, et les modifications qu’il y produit. Car il est bien du ressort spécifique de la pharmacologie d’étudier et de mettre en évidence, pour déterminer les modes d’action du médicament, les processus de sa diffusion, de son activité cellulaire et de sa métabolisation.

2. L’aliénation économique

Dès lors, la constitution de la médecine comme métier, et de la pharmacie comme auxiliaire de ce métier, fait de cet acte de gouvernement du corps un acte extériorisant : le corps est toujours, pour le prescripteur, un corps de l’autre sous le gouvernement de soi. Mais, par une nouvelle aliénation, le médicament lui-même induit la dépendance du prescripteur à l’égard du producteur.
Or cette seconde forme d’aliénation est beaucoup plus récente que la précédente. Si l’aliénation est le processus par lequel un pouvoir originellement intérieur devient une puissance extérieure, on peut voir l’origine première de la soumission du prescripteur au laboratoire dans la séparation, opérée au XVIIIème, entre apothicaire et épicier, qui signe en réalité une reconnaissance scientifique de la fonction d’apothicaire. La production du médicament, en devenant une spécialité, n’a pu s’émanciper de l’autorité médicale qu’à partir de sa filiation originelle à une intention commerciale.
Au XXème, quand l’essor considérable des découvertes du XIXème est devenu interdépendant de celui des techniques pharmacologiques, c’est l’industrialisation de ces techniques qui transforme l’interdépendance en une dépendance économique de la médecine à l’égard de la production pharmaceutique.
Cette logique d’aliénation de la raison thérapeutique à la raison commerciale subit une accélération considérable à la période contemporaine par les effets de la mondialisation. De manière symptomatique en effet, les dirigeants des grands laboratoires ont cessé, depuis les années soixante, d’être des médecins ou des pharmaciens pour devenir des financiers. En outre, la création en 94 de l’Organisation Mondiale du Commerce a conduit à un accroissement considérable des pouvoirs des firmes multinationales, en réduisant le pouvoir régulateur des Etats. Et l’on peut s’inquiéter de ce que les décisions de l’OMC aient acquis un plus grand poids en matière de politique de santé que celles de l’OMS, dont c’est pourtant la vocation.
Or c’est bien une telle logique d’aliénation qui donne à la raison commerciale un droit de vie et de mort, puisqu’elle conduit à abandonner la recherche ou la production de médicaments vitaux pour des populations entières, au motif de leur non-solvabilité.

3. Usages de la médication psychiatrique

Mais ce qui choque, dans cette aliénation de la raison médicale à la raison économique, est précisément qu’elle se constitue comme l’aboutissement, et en quelque sorte la réalisation, de l’aliénation du corps à la raison médicale : elle n’en est pas la contradiction, mais l’expression ultime. C’est en quoi la question du médicament est véritablement au coeur d’un principe de dépossession de soi. Elle ne met en oeuvre des problèmes d’actualité économique que comme symptômes d’un questionnement plus essentiel sur le principe même de la médication.
Un article récemment paru mentionnait le cas d’une jeune femme, passée en jugement pour un délit, déclarée irresponsable par les psychiatres, et pour laquelle était donc demandé un internement psychiatrique plutôt qu’une peine de prison. Soutenue par sa famille, elle réclamait l’annulation de la décision, préférant subir l’incarcération plutôt que l’internement, au motif que le traitement médicamenteux qui lui était imposé était à ses yeux plus aliénant que les murs d’une prison.
On laissera de côté ici la question de l’expertise psychiatrique et de la légitimité qu’il peut y avoir, pour un médecin, à juger de la responsabilité juridique de quelqu’un, c’est-à-dire à établir avec lui une relation qui n’est précisément pas thérapeutique, mais aliénée cette fois à un système pénal... Ceci pourrait, à soi tout seul, faire l’objet d’un article entier.
On examinera en revanche ce qui peut justifier la préférence de la prison à l’internement thérapeutique, et on l’interprètera à partir d’un concept forgé depuis longtemps, mais qui nous semble particulièrement opérationnel ici : celui d’euphémisation. Il semble en effet que l’internement psychiatrique ne se présente pas, pour celui qui le subit, comme une chance d’échapper à la peine de prison, mais comme une peine substitutive à celle de la prison, substitution qui n’en constitue pas un adoucissement réel, mais un adoucissement terminologique. C’est cela que désigne l’euphémisation : traduire en termes édulcorés une réalité qui conserve toute sa violence. Ainsi l’euphémisation n’est-elle rien d’autre qu’un masquage de la violence effective. Mais on peut aller plus loin en affirmant qu’elle en est au contraire une aggravation, dans la mesure où le non-dit de la violence est plus insidieusement pernicieux que sa visibilité, et autorise ainsi une potentialisation de ses effets.

4. La chimiothérapie comme euphémisation de la contrainte

Ainsi, si l’on a souvent qualifié les neuroleptiques de “camisole chimique”, il faut y voir un glissement de sens plutôt qu’une analogie. En réalité, le neuroleptique est à la camisole ce que l’injection léthale est à la guillotine : non pas un adoucissement de la peine, mais une caution médicale qui lui est conférée, provoquant une lénification du regard sur la peine. La chimiothérapie apparaît alors bien comme une euphémisation de la pratique répressive, dans la mesure où l’intention répressive demeure : celle de faire taire et de maîtriser.
Mais c’est précisément cet usage pénal de la médication psychiatrique qui oblige à s’interroger sur cette médication elle-même. Ainsi Michel Foucault disait-il en 1977 à propos de l’usage punitif à des fins politiques de la médication psychiatrique en URSS (“Enfermement, psychiatrie, prison”, in Dits et Ecrits) :
“Ce qui se passe en URSS n’est que l’intensification de l’intention psychiatrique, (...)sa condensation, (...) sa mise à découvert”.
Il montrait alors comment une nosographie psychiatrique inventée en URSS à de pures fins de légitimation de la répression (le concept de “schizophrénie torpide”, par exemple, syndrome asymptomatique attribué aux dissidents) devait conduire non pas à s’offusquer, mais à s’interroger sur les fondements de légitimation de la nosographie psychiatrique ordinaire. En quoi la validité scientifique de la seconde était-elle plus catégoriquement irrécusable que celle de la première ? Et, dans la mesure où une médication lui est associée, en quoi le choix de cette médication est-il thérapeutiquement justifiable ?
C’est pourquoi Foucault écivait, en 1976, dans un article sur “l’extension sociale de la norme”:
“L’analyse historique est un moyen d’éviter la sacralisation théorique. (...)Elle a à dire quelle est la non scientificité de la science, (...) comment les effets de vérité d’une science sont en même temps des effets de pouvoir.”
Il ne s’agit donc pas ici de dénier toute scientificité à la pharmacologie, mais de montrer comment, dans son usage psychiatrique, elle procède d’intentions dont la scientificité semble, à beaucoup d’égards, sujette à caution.

5. Légitimation de la prescription

Le discours sur les psychotropes en général, et sur les neuroleptiques en particulier est en effet de deux ordres : d’une part il faut éviter que le patient souffre; d’autre part il faut protéger contre les effets de cette souffrance aussi bien l’entourage du patient que le corps social tout entier, et jusqu’au patient lui-même. Pour le second point, c’est la notion de danger qui est mise en avant, à partir d’une hantise du “passage à l’acte”: les manuels de pharmacologie mettent en avant le “risque suicidaire” comme indication majeure de l’hospitalisation, de la mise sous neuroleptiques, et même de l’usage des électrochocs, dans le cadre de la “mélancolie dépressive”.
Or c’est précisément ce concept de “danger pour soi-même” qu’il faut interroger : s’il ne fait pas l’objet d’une demande du patient, qui ce danger concerne-t-il ? Et si l’usage des neuroleptiques, pour éviter le “passage à l’acte”, prive le patient de toute possibilité d’agir, doit-on voir un plus grand danger dans la pathologie elle-même ou dans son traitement ? Le choix du suicide est-il une folie, si la médication ne lui donne pour alternative que les effets secondaires reconnus et répertoriés du traitement neuroleptique ? Effets secondaires qui ne sont rien d’autre eux-mêmes qu’un catalogue de la désidentification : perte de la fonction de relation (“indifférence affective”, “état dépressif”, “impuissance”, frigidité”), dégradation de la représentation de soi (“prise de poids”, “gynécomastie”), perte du contrôle de soi physique et mental (“dyskinésies”, “états confusionnels”).
Il faudrait être fou, précisément, pour ne pas voir ici que le droit de prescription ouvre largement les portes à tous les abus de pouvoir. Pour ne pas anticiper sur les multiples formes d’illégitimité auxquelles un droit aussi exorbitant peut donner lieu, quand le patient est originellement destitué, par le diagnostic psychiatrique lui-même, de ce qui établit la légitimité de tout traitement : son “consentement éclairé” . Or, dédouanée d’une telle exigence à l’égard du patient, la position du médecin se réduit à répondre au désarroi des familles ou à l’impuissance policière, par la caution scientifique de la chimie.

6. Le médicament au coeur d’une double tradition

Si donc l’ambition scientifique de la neurologie est de réduire le fonctionnement psychologique à sa chimie, alors il est clair que l’usage des neuroleptiques ne justifie pas même scientifiquement une telle illusion, puisqu’ils ne visent jamais une intention étiologique. Le traitement neuroleptique est toujours un traitement symptomatique, qui constitue un double aveu d’impuissance de la psychiatrie : impuissance à s’émanciper conceptuellement de la neurologie, dont elle a pourtant exigé de se séparer; impuissance à assumer les acquis de la psychanalyse, sur lesquels elle a pourtant constitué et revendiqué sa différenciation à l’égard de la médecine somatique.

Comment ne pas voir alors que les deux traditions qui ont donné naissance à la psychiatrie sont littéralement inconciliables ? L’une est celle d’un décryptage des processus pathologiques à partir d’une identification intériorisante entre le chercheur et son objet. Elle considère de ce fait l’objet comme un sujet répondant aux mêmes modalités de logique pulsionnelle que le chercheur lui-même. L’autre au contraire vise à neutraliser les effets de cette logique à partir d’une interprétation extériorisante : une séparation radicale entre la position du chercheur et celle de son objet, réduit de ce fait à devenir le lieu purement corporel d’une aliénation médicamenteuse.
Si l’on admet en effet qu’il existe une logique de l’inconscient, il est clair que l’usage des neuroleptiques, fait obstacle à toute manifestation de cette logique par le langage, et donc à toute interprétation possible du symptome. La chimiothérapie aurait ainsi pour première fonction de dédouaner le prescripteur autant que l’institution de toute réflexion critique sur les origines familiales d’une pathologie, sa liaison à un système éducatif ou à un ordre social. C’est ce que mettait déjà en évidence, dans les années soixante, le mouvement de l’anti-psychiatrie; et rien ne permet, aujourd’hui encore, de réfuter un tel soupçon.

Il est clair que, là où se pose en termes de vie et de mort la question d’une santé publique, toute forme d’aliénation économique qui fait obstacle à la médication doit être combattue. Mais cet impératif est inséparable d’un questionnement plus originel sur l’essence même de la volonté médicatrice et les formes de pouvoir qu’elle développe. Si la médication psychiatrique est au coeur d’un tel questionnement, c’est qu’elle oblige, au-delà du champ médical, à interroger la matérialité du corps comme le lieu même de l’identité mentale. Non pour le traduire dans la terminologie primaire du stimulus-réponse, ou pour affirmer un impérialisme de la synapse, mais pour désigner, dans toute intervention pharmacochimique, la potentialité jamais évacuée d’un abus de pouvoir. C’est à cette potentialité que renvoient toutes les formes de résistance à l’injonction médicatrice, et c’est le rôle d’un prescripteur de les analyser et d’en admettre aussi la légitimité.

© Christiane Vollaire