LA REPRÉSENTATION DE SOI : DE L’ESTHÉTIQUE AU NORMATIF


Littérature et médecine ou les pouvoirs du récit, Centre Pompidou, ed. BPI en actes, 2001

CENTRE POMPIDOU - Vendredi 24 mars 2000
Colloque Littérature et médecine, ou les pouvoirs du récit.

Je partirai d’un texte canonique de la philosophie politique : le Léviathan de Hobbes. Hobbes écrit en état d’urgence, au XVIIème, en pleine guerre civile anglaise, cet ouvrage paradoxal qui théorise dans le même mouvement l’intention républicaine et l’intention absolutiste. Mais ce paradoxe n’est que la conséquence d’un paradoxe plus fondateur : celui que constitue cette idée jamais achevée d’une nature humaine. Or cette contradiction dans les termes que représente la nature humaine me semble rivée comme un clou au coeur de l’entreprise médicale. Et ce dilemme lui-même est double:
-1. Ce qui est naturel en l’homme est-il spécifiquement humain ?
-2. Quelle nature avons-nous à respecter en nous ?

A la première question, Hobbes répond par la négative : ce qui est naturel en l’homme est parfaitement commun à l’homme et à l’animal. Il n’y a pas de nature humaine spécifique, mais une nature commune à l’ensemble des êtres vivants, par rapport à laquelle la spécificité humaine est précisément son pouvoir d’artificialiser.
Cependant, cette nature commune à l’homme et à l’animal est elle-même double, puisqu’elle se traduit en deux tendances antagonistes. On retrouvera, sous une autre forme, cette dimension du conflit interne entre deux naturalités chez Kant, au XVIIIème, comme “insociable sociabilité”, mais aussi chez Freud, dans la tension pulsionnelle entre “Eros” et “Thanatos”.

Hobbes conceptualise cette tension en termes politiques : il tire, d’un constat purement descriptif, une prescription normative.
- Il existe, dit-il, une “loi de nature”, aux termes de laquelle le besoin de vivre est constitutif de tout être biologique. Cette nécessité de la survie est au fondement de toute existence.
- Il existe, par ailleurs, un “droit de nature” aux termes duquel ce besoin de survie peut prendre la forme d’une volonté de domination. Cette tendance violente est, elle aussi, constitutive de la nature et commune à tout être biologique.

Voilà pour le descriptif. Quant au prescriptif, il consistera à affirmer cette fois une spécificité humaine : en l’homme, et seulement en lui, la “loi de nature” est inconditionnellement respectable. Il s’agira donc de transformer cette “loi de nature” en droit positif. Ce qui signifie précisément que la fonction du droit positif sera ni plus ni moins que mettre fin au “droit de nature” pour respecter la “loi de nature”.
Mais cela signifie mettre fin à ce qui en l’homme est effectif (la réalité brutale de sa violence et de son action destructrice) pour promouvoir ce qui en lui est potentiel (le besoin de survie). C’est, chez Hobbes, légitimer le virtuel au détriment de l’actuel. Autrement dit faire de l’homme, à travers le droit, le résultat d’un projet, ou d’une représentation de soi. C’est inscrire la normalité à l’encontre de la réalité, ou le devoir-être à l’encontre de l’être. Ce qui fait l’homme, c’est donc qu’il puisse s’abstraire du présent pour se projeter vers le futur, et par là résister à la présence des choses par la représentation.

Mais, comme une tête de Janus, cette face positive et humanisante du normatif est indissociable de sa face négative. Le projet juridique et politique de Hobbes s’affirme ainsi à la fois défenseur de la vie et dévitalisant : sous forme d’un pacte de soumission, le citoyen abdique toute liberté pour remettre exclusivement aux mains du monarque la garantie de sa sécurité. C’est échanger, comme le dira Rousseau dans le Contrat social , son humanité contre sa vie, ce qui est la condition même de l’esclavage. En termes nietzschéens, c’est renoncer à l’essence de la vie contre la garantie de la survie.
Quand le contrat est passé, les citoyens sont devenus les parties d’un corps géant, qui est celui de l’Etat, dont la première expression métaphorique est le “corps social” : Hobbes l’identifie au Léviathan, monstre biblique formé de corps d’hommes agglutinés.

Ce que Hobbes recherche ainsi face à l’urgence de la guerre civile, c’est une médecine du corps social qui en permette l’unification. Mais le remède qu’il propose est précisément ce qui, donnant son unité à ce corps, lui fait en quelque sorte perdre son âme. Dans cette représentation de l’Etat, l’individu est devenu irreprésentable : la vie biologique n’est respectée en lui que sous la condition de sa mort comme personne. Système absolutiste qui ne peut pas même être dénoncé comme tyrannique, puisqu’il repose sur l’autorité d’un contrat.
L’espace public devient ainsi un espace à la fois totalement normalisé et radicalement désesthétisé, au sens originel de l’ “aisthèsis” : celui d’une sensation détournée de sa naturalité pour s’inscrire dans le champ du culturel. Or un biologique désesthétisé ne peut que renvoyer l’homme à l’animalité, ce qui est précisément la position originaire de Hobbes, identifiant, dans leur double postulation, nature humaine et nature animale.
La centralisation absolue du pouvoir est certainement un remède contre le désordre du corps social, elle ne permet pas l’unification profonde d’une société. Simplement parce que cette unification ne peut se faire, comme le montre Hannah Arendt en analysant le pouvoir totalitaire, qu’à partir d’une reconnaissance de la pluralité. Or la pluralité ne concerne pas seulement la diversité des opinions; elle concerne, dans son essence, la relation esthétique à l’existence, comme relation subjective conditionnée par les émotions et les sensations.
Hobbes établit un Etat contre-nature pour préserver la nature biologique de l’homme : cette tentation est peut-être précisément celle de la médecine institutionnelle. Et son problème majeur est en celà qu’elle risque de détruire ce qu’elle prétend défendre. La position médicale ne risque-t-elle pas, à cet égard, d’entrer en contradiction avec l’intention médicale elle-même ?
Il faudra donc revenir à la seconde question initiale : quelle nature avons-nous à respecter en nous ?

A cette question, un tout petit ouvrage, très récent, me semble apporter une richesse infinie de réponses. Il s’agit de L’Intrus, de Jean-Luc Nancy, paru aux éditions Galilée en janvier 2000. Et ces réponses sont précisément données à partir d’un cas médical. On demande à l’auteur un texte sur “la venue de l’étranger”. Il répond par un écrit à la première personne sur la maladie :
-Maladie cardiaque: mon coeur m’est devenu étranger
-Décision médicale: mon devenir m’est devenu étranger
-Greffe cardiaque: un coeur étranger est devenu le mien
-Risque de rejet: mes défenses immunitaires me sont devenues étrangères
-Cancer consécutif au traitement: mes cellules me sont devenues étrangères
-Traitement consécutif au cancer: mon corps m’est devenu étranger
-Changement de vie: mon être social m’est devenu étranger
En termes philosopheux, on pourrait parler d’une dialectique du soi et du non-soi. Mais cet ouvrage, écrit par un philosophe, n’est pas un texte de philosopheux. C’est le texte d’un homme confronté à cette double dévitalisation que constitue l’intrusion de la maladie et l’intrusion de la médecine. Il faut noter qu’à aucun moment cet empire de la médecine n’est dénoncé come abusif. Il est seulement montré comme nécessairement intrusif, mais inconscient de son intrusion.
Que la médecine soit interventionniste, c’est son rôle, et c’est la demande du patient. Ce que rappelle Jean-Luc Nancy, c’est que cette intervention est agressante même si elle ne se veut pas agressive. Il rappelle que le corps malade est un corps intelligent qui demande à être reconnu, et d’abord par lui-même. Il rappelle que la dépossession de soi, légitimement présupposée par le contrat médical comme elle l’est dans le contrat social défini par Hobbes ( on s’en remet au spécialiste), demeure néanmoins une authentique source de souffrance, bien au-delà de la douleur physique.
Une formule met en évidence cette corrélation entre la dépossession de soi par la maladie et la dépossession de soi par le médical , rendant la représentation même irreprésentable :

“La transplantation impose l’image d’un passage par le néant, d’une sortie dans un espace vidé de toute propriété ou de toute intimité; ou bien au contraire de l’intrusion en moi de cet espace : tuyaux, pinces, sutures et sondes”.

“Impose l’image”, et c’est précisément la représentation qui devient ici insupportable. Ainsi, au moment de ce double “passage par le néant” que constituent l’anesthésie et la circulation extra-corporelle, tout ce qui ne pourra pas être senti physiquement n’en est que plus douloureusement ressenti par une représentation à la fois déficitaire et obnubilante.

Ce que montre Jean-Luc Nancy par cette mise en abîme de la représentation intrusive, c’est d’abord que ce qui va de soi pour le médecin ne peut jamais aller de soi pour le patient (et pas davantage du reste pour le médecin quand il devient patient). La maladie est une expérience-limite qui nous vide de nous-même et touche toujours, d’une manière ou d’une autre, à la question existentielle de l’identité; là où le médical tente au contraire de réduire l’identité à la normativité (corporelle ou psychologique). Or, si nous ne pouvons assumer toute norme qu’à partir de la représentation, alors une médecine qui nous contraint à une norme désesthétisée nous rend la représentation de soi impossible.
Le médecin est donc par définition celui que dépasse toujours l’expérience de l’autre, celui qui reste toujours en-deçà du vécu comme en-deçà de la représentation. Parce que sa fonction initiale est au contraire d’être dans la présence, d’être présent au corps de l’autre. Présence physique distendue corrélativement dans la volonté normative.
Débordé à la fois dans sa volonté de présence et dans sa volonté de normativité, il est sans arrêt contraint de poser des bornes, de borner son regard sur l’autre. Pensant à ce qu’il fait, il ne peut pas s’autoriser à penser ce qu’il fait. Or penser, c’est toujours composer avec le discours de l’autre, composer avec ce qui résiste en lui.

La question de Jean-Luc Nancy est celle de tout homme confronté à ses limites: “Qu’est-ce qui résiste en moi ?” A cette question, lui-même ne peut répondre: “Je deviens comme un androïde de science-fiction”. Aucun médecin ne peut non plus répondre: “Cela se traduit par une extériorisation constante de moi : il faut me mesurer, me contrôler, me tester”.
Seul peut répondre le lecteur : ce qui résiste, c’est toujours la faculté de dire, de se représenter jusque dans cette représentation problématique, de se désigner comme problème.

Peut-être la médecine ne pourra-t-elle alors réaliser son intention thérapeutique qu’en renonçant qu’en renonçant au fantasme de toute-puissance du Léviathan. En se reconnaissant elle-même comme problème avant de se représenter comme solution.

Or c’est précisément cette faculté de se représenter à soi-même come problème qui manque à la dimension technicienne de la médecine. Car la représentation de soi n’est pas seulement celle du patient; c’est aussi celle du médecin, qui n’est elle-même qu’une mise en abîme de celle de la maladie.
Dans les Etudes d’histoire et de philosophie des sciences , Canguilhem oppose ainsi la représentation que donne Bichat de la fonction médicale, à celle qu’en donne Claude Bernard:

“Alors que les métaphores de Bichat sont empruntées à l’art de la guerre, celles de Claude Bernard sont importées du droit constitutionnel”.

L’opposition de ces deux représentations semble être ainsi celle de l’esthétique et du normatif : la représentation romantique de Bichat évoque imédiatement, dans une dimension émotionnelle, la dynamique du combat contre la maladie. Ce faisant, elle fait du médecin l’acteur d’une geste héroïque, mais elle le met aussi en danger : perdre la guerre, c’est être renvoyé à la position du vaincu, c’est perdre quelque chose de soi-même. La position de Claude Bernard, au contraire, place le médecin hors-champ de la bataille : il impose le droit là où la maladie délictueuse y contrevient.

Quelque chose cependant place ces deux positions dans la même perspective : dans les deux cas, les protagonistes sont d’un côté le médecin, de l’autre la maladie. Dans les deux cas, le progrès de la connaissance scientifique repose sur la présupposition d’un malade-objet. La médecine y travaille à partir d’une triple réduction : du malade au corps, du corps à l’organique, de l’organique à l’objectal. Or cette représentation objectivante issue de la recherche médicale va servir de modèle aux activités de la pratique médicale. Et c’est précisément cette confusion qui devient pathogène.
Michel Foucault, dans La Naissance de la Clinique, emploiera à propos de Bichat une formule somptueuse:

“Avec Bichat, la nuit vivante s’éclaire à la lumière de la mort”.

L’homme vivant est un être mystérieux auquel la médecine n’accède pas. Ce que dit cette formule, c’est que c’est seulement à partir de la mort de l’autre que peut s’opérer le processus de connaissance. Une médecine exploratrice, dans la dissection comme dans la vivisection, pour laquelle le corps est nécessairement territoire (d’investigation, de chasse, de guerre ou de pouvoir); pour laquelle, même dans sa dimension vitaliste, le savoir ne peut surgir que de la réduction au mécanique. Bergson dira que l’intelligence fige la vie pour pouvoir la connaître, et la médecine est à cet égard, dans sa constitution même, volonté d’intelligence. Le bon patient du savoir médical est un patient mort, absenté par l’anapath ou par l’anesthésie, objet du conflit irréductible entre ces deux vivants que sont la médecine et la maladie.

Ce point-de-vue objectivant a sa légitimité : il fournit des données effectives et participe à la construction des savoirs. Cependant, il s’avère, d’un point de vue strictement rationnel et indépendamment même de toute considération psychologique, contrevenir non seulement à l’intention thérapeutique, mais même à l’intention cognitive. Si en effet l’objectivation est nécessaire à l’explication des phénomènes organiques, elle s’avère totalement insuffisante à leur compréhension. Françoise Proust le montre dans son essai sur La résistance, à propos de ces deux grandes résistantes à la médecine contemporaine que sont les maladies cancéreuses et les maladies immunitaires, résistantes qui ne cessent de la mettre en échec :

“Lorsque les forces sont mécaniques, la résistance désigne la force dont l’action arrête ou ralentit le mouvement d’une autre force.
Lorsque, cependant, les forces en présence sont pulsionnelles, se transfèrent, se déplacent et se modifient, quelles sont les forces de résistance ?”

Si la vie est “l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort” selon la formule de Bichat, et si la médecine est l’ensemble des actions qui résistent à la maladie, quelles réalités et quelles représentations ce pouvoir de résistance va-t-il devoir mettre en oeuvre pour ne pas se retourner lui-même contre son intention ? Pour ne pas devenir pathogène par les modalités mêmes de sa volonté thérapeutique ?
En désignant les forces en présence comme pulsionnelles, Françoise Proust montre à quel point celui que la médecine s’obstine à nommer “patient” est bien en fait agent, autant dans le processus pathologique que dans le processus thérapeutique.
A la stratégie biologique de la reproduction cellulaire et de l’immunité, doit ainsi s’ajuster étroitement la stratégie intentionnelle du malade. Et la stratégie médicale, pour être efficace, ne peut se manifester que comme fonction de ces deux-là . Car la force des pulsions, associant inextricablement âme et corps, est aussi naturelle que culturalisée, aussi irrépressible que susceptible de régulation.

Ce jeu des stratégies réciproques, impliquant dans une dynamique commune soignant et soigné, est évidemment la condition même de l’efficacité thérapeutique. Si l’on considère la raison comme la faculté de procéder effficacement en vue des fins qu’on s’est asignées, l’expression la plus radicale et la plus rationnelle de l’intelligence médicale consistera alors à renoncer à l’objectivation pour assumer pleinement des stratégies communes. L’objectif premier en sera ainsi non pas la représentation héroïque de l’éternelle lutte contre la maladie ou contre la mort, mais la représentation résistante du refus de la dévitalisation. Un déplacement du centre de gravité, de la représentation médicale à la représentation de soi.

Cette complexité des stratégies, cette conscience des enjeux symboliques et représentatifs de la maladie, cette nécessité des réajustements multiples de la norme à la sensation, aucun contenu positiviste ne peut les fournir; mais aucune expérience directe ne peut non plus en donner les clés. Peut-être le rôle d’une éducation médicale est-il alors d’en transmettre la conscience et les déterminations, pour éviter précisément toute rupture entre l’exigence éthique et l’exigence scientifique. Pour que la médecine soit enfin reconnue pour ce qu’elle doit être : autant une science humaine qu’une science exacte, et les deux indissociablement. Mais aussi autant une pratique de la reconnaissance de l’autre qu’une volonté de savoir.

CENTRE POMPIDOU • Colloque LITTÉRATURE ET MÉDECINE
24-25 mars 2000

Débat POUR UN ENSEIGNEMENT DES “HUMANITÉS MÉDICALES”
Contribution de Christiane Vollaire

L’expression même d’ “humanités médicales” peut prêter à confusion. S’agit-il simplement de donner aux étudiants en médecine une sorte de vernis littéraire, de culture générale plus étendue et plus ouverte que ne le propose leur cursus actuel qui, en particulier dans les dernières décennies, s’est totalement focalisé sur l’apprentissage scientifique ?

I. Les malentendus de la formation médicale

A. La rationalité éthique

“Faire ses humanités” signifiait, au début du XXème siècle, accéder à ce savoir de l’honnête homme qui permet de manifester une aisance intellectuelle dans les domaines les plus variés possibles, et il est vrai que le recentrement des études médicales sur un strict savoir biologique a considérablement diminué les facultés d’ouverture intellectuelle des étudiants en médecine.

L’introduction très récente, encore timide et parcellaire, d’un enseignement de l’éthique, constitue à cet égard une tentative; mais il interroge davantage sur les finalités du savoir médical (au centre du questionnement bioéthique) que sur sa pratique (au coeur de l’entreprise thérapeutique, et de l’échange relationnel que constitue le soin). L’interrogation éthique est de ce fait soit réduite au bioéthique (qui n’en est qu’une dimension particulière), soit abusivement renvoyée à l’affectif, et de ce fait abandonnée au non-rationnel et déléguée au paramédical.

Double erreur, que ce renvoi exclusif de l’éthique à l’affectif, et de l’activité paramédicale à une sorte de psychologisme primaire. Erreur d’une séparation radicale entre la dimension scientifique et la dimension subjective, et d’une dévalorisation de la seconde au profit de la première; erreur d’une dénégation du devoir de savoir à l’infirmier, en même temps que du devoir relationnel au médecin, comme si la complémentarité de ces deux professions ne pouvait résider que dans leur exclusivité réciproque.

B. L’humanisme critique

Cette position est véritablement anti-humaniste, au sens fort de ce terme. L’humanisme est en effet, dans son apparition historique autour du XVIème siècle en Europe, ce mouvement intellectuel et politique, théorique et pratique, qui vise, à l’encontre de la théologie médiévale, à renvoyer de Dieu vers l’homme à la fois l’origine du savoir et la légitimation du pouvoir. Il vise ainsi à faire de l’homme la finalité de sa propre activité. Or on pourrait dire que l’activité médicale, issue de l’humanisme (comme le montre, en 1543, la Fabrica de Vésale qui déploie le corps hors de toute finalité religieuse), a progressivement dérivé vers ce nouveau rapport à l’absolu qu’est le scientisme. La rationalité scientifique semble s’être dévoyée, de sa fondation critique au XVIème, vers une rigidification quantifiante et technicienne qui soumet le cursus médical comme l’appréciation de la santé à une norme mathématico-biologique exclusive. Comme si la normativité biologique s’était accaparé le monopole du jugement sur la vie. De cette dérive déshumanisante, nous sommes à la fois témoins, victimes et acteurs.

II. La finalité du cursus médical

A. Un savoir subordonné à l’intention thérapeutique

Proposer un enseignement des “humanités médicales”, ce n’est alors certainement pas vouloir ripoliner les étudiants en médecine d’un vernis de culture classique avant de les lancer sur le marché. C’est vouloir restaurer aux études médicales leur sens véritable, et renvoyer ainsi, dans un mouvement dont la pensée humaniste est un des modèles, l’activité médicale du ciel des mathématiques, de l’objectivité scientifique qui lui sert de métaphysique, vers l’homme, c’est-à-dire vers une reconnaissance de la subjectivité.
Cette intention mérite cependant d’être justifiée. On peut en effet objecter que cette mathématisation du savoir médical est précisément à l’origine de ses progrès. Aussi ne s’agit-il pas du tout de dénier la valeur et la nécessité de la rationalité scientifique, mais d’en faire l’un des modes de la rationalité médicale. Si la médecine est en effet bien une science, c’est au sens large d’une activité rationnelle qui incorpore corrélativement la dimension des sciences exactes et celle des sciences humaines. On voit ici comment l’attitude humaniste ne prétend pas perdre de vue l’activité rationnelle, mais au contraire l’étendre à un champ qui inclut la mathématisation en la dépassant.

Mais, par ailleurs, la dimension des sciences exactes apparaît bien, dans la constitution du savoir médical, comme un moyen au service d’une fin. C’est précisément cette finalité que la position humaniste permet d’interroger. Ce faisant, elle impose une nouvelle hiérarchie des objectifs médicaux, dans laquelle la volonté de savoir est subordonnée à la volonté d’assistance. Dans laquelle, de ce fait, la priorité doit être affirmée de l’intérêt du patient sur celui du chercheur et du soignant, qui n’en est que le moyen. Une telle attitude soumet les exigences de la biologie à celles de l’intention médicale; intention prioritairement thérapeutique, c’est-à-dire, au sens étymologique, de service rendu à l’autre et de respect. Il est significatif à cet égard que le verbe grec “thérapeuein”, avant d’être un verbe d’action, soit un verbe d’état qui désigne la position du serviteur.

B. L’intelligence subjective

Dans l’état actuel des études médicales, il est clair que cette intention est perdue de vue, et que si certains médecins ou étudiants la conservent comme objectif, c’est de manière quasiment résistante. Pourquoi vouloir alors transformer cette attitude résistante en attitude majoritaire ? Précisément parce que là où l’intention thérapeutique n’est pas première, c’est la médecine elle-même qui risque de devenir pathogène. A la question “Doit-on se satisfaire de la situation actuelle des études de médecine ?”, la réponse est non pour une seule raison, qui est le nombre des cas où l’intention médicale se retourne contre son objectif thérapeutique, non par manque de rationalité scientifique, mais par manque de rationalité éthique, par défaut de reconnaissance de l’autre comme sujet. Par défaut de respect.

Si l’intelligence médicale est d’abord intelligence de l’autre, il est clair que c’est ce type d’intelligence qui doit être acquis dans les études et valorisé dans les évaluations. Or cette intelligence ne peut être ni mathématiquement évaluée ni mathématiquement acquise, et aucun QCM ne peut pour celà se substituer à la complexité de la maîtrise du langage. Si le langage est seul apte à rationnaliser la relation à l’autre, alors la reconnaissance de l’altérité, que nécessite une médecine efficace, doit intégrer l’apprentissage du savoir scientifique dans une maîtrise de la langue comme moyen à la fois de détection, d’écoute et de transmission. Comme moyen aussi de clarification et d’apaisement. Comme le moyen d’affirmer une reconnaissance de la subjectivité derrière les nécessités de l’objectivation.

III.Les questions centrales de la pratique médicale

A. L’injonction paradoxale de la médecine contemporaine

La double question à laquelle doit se confronter et répondre tout projet critique de formation médicale est alors la suivante : A quelles conditions la médecine peut-elle devenir pathogène ? Et comment éviter qu’elle ne le soit ? Mais cette double question n’est que la négative d’une autre: comment former les médecins pour que la médecine réponde le plus efficacement possible à son objectif de soin ?
En énonçant ces questions simples, on ne perd évidemment pas de vue que la médecine est aussi un dispositif économique, un champ de l’acitivité sociale où se confrontent des enjeux industriels et commerciaux; que le médecin n’est que l’un des rouages d’un système dans lequel la charge des investissements liés aux nouvelles technologies médicales, à leurs modalités de recherche, d’application et de commercialisation, pèse de plus en plus lourdemement dans les politiques de santé. Et cependant, le poids d’émotion, la charge affective véhiculée par l’activité médicale demeure la même.
Les médecins actuels sont saisis au coeur de cette contradiction, qu’on pourrait presque dire mécanique, entre deux dynamiques contraires, entre deux forces qui ne peuvent ni s’annuler ni se potentialiser; entre deux charges dont l’effet à la fois cumulatif et antagoniste est totalement déstabilisant.

Donner à des étudiants en médecine les outils pour penser les contradiction de leur métier, c’est précisément les préparer à ce métier. Leur donner les moyens de problématiser leur pratique, c’est leur donner les moyens de l’exercer efficacement.

B. les moyens de problématiser les pratiques

Mais celà signifie d’abord reconnaître les vécus de la pratique médicale, qui ne sont pas seulement ceux du malade, mais aussi ceux du praticien. Dégoût, angoisse, inhibition, qui font toujours l’objet d’une dénégation systématique (se retournant en rodomontades de type “carabin”) doivent faire l’objet d’une reconnaissance pour que leur refoulement ne se retourne pas en affects pathogènes pour le malade. De nombreux textes littéraires formalisent ce rapport émotionnel du médecin à la maladie (Céline, Tchekhov, Benn, Reverzy, etc.). Cette culture-là est exactement à l’opposé d’un vernis mondain : c’est le moyen pour les étudiants de voir écrit ce qu’ils ne peuvent pas dire, c’est l’occasion de penser leur pratique à partir d’un regard à la fois extérieur et complice. C’est déployer leur vécu dans la pratique du langage, et c’est parlà-même apprendre à penser en même temps qu’à dire.

Quelle que soit la pertinence des paramètres biologiques, quelle que soit la perspicacité des techniques d’investigation, quelle que soit l’efficacité des techniques de traitement, demeure la réalité incontournable du face à face entre le médecin et le patient. Demeure le fait que ce face à face est en lui-même un geste thérapeutique, et que s’il n’est pas pris en compte comme tel par le médecin, il peut devenir pathogène. Celà suppose une faculté d’écoute qui n’est innée chez personne, mais doit faire l’objet d’un apprentissage.

Enfin, tout savoir comme toute pratique a besoin de connaître ses propres présupposés pour atteindre ses objectifs. Que la médecine telle qu’elle existe actuellement s’inscrive dans une histoire des savoirs autant que dans une histoire sociale, soit le produit d’un certain nombre de choix autant que d’un certain nombre de dérives, et s’inscrive par là même au confluent de plusieurs traditions, c’est ce qu’un étudiant en médecine ne peut ignorer s’il veut pouvoir être acteur de sa propre fonction.

On le voit, ces exigences sont extrêmement diverses, de la dimension relationnelle à la dimension épistémologique, de l’histoire à la philosophie, de la formalisation des émotions à la reconnaissance des traditions, de l’affectif au politique, de la reconnaissance du vécu à l’intégration des paramètres technico-économiques.
Mais précisément, ce à quoi doit viser un projet de formation, c’est à remettre en perspective ces exigences aussi incontournables que contradictoires, à leur conférer une cohérence qui permette à l’étudiant en médecine de penser son travail avant de penser à son travail, de problématiser sa pratique pour pouvoir en affronter les difficultés non plus à l’encontre du patient, mais dans le sens de leur intérêt commun.

Interventions des participants

- Jean Rey insiste sur la nécessité de sélectionner autrement, de ne pas fonder la sélection sur les analyses scientifiques, mais de favoriser l’analyse critique. Celà suppose d’abandonner les techniques de notation automatique type QCM, mais aussi le mythe de l’exactitude du savoir et de son évaluation.
Il propose également de fonder l’apprentissage sur les problématiques de l’explication : l’une des fonctions essentielles du médecin est de pouvoir expliquer au malade; et pour celà, les médecins devraient d’abord être sélectionnés sur des textes, sur leur capacité à les interpréter et à les produire, sur la qualité de leur rapport au langage.
Il propose en ce sens d’introduire une épreuve de culture générale au niveau des différents examens.

- Alain Sobel se réfère à la médecine expérimentale de Claude Bernard pour montrer que les priorités sont à la fois théoriques et cliniques.
Il estime par ailleurs nécessaire de privilégier les valeurs culturelles du dialogue; mais craint, quant à l’organisation des études, que les disciplines “non scientifiques” se prêtent mal à un mode de sélection équitable dans le cursus. Il propose donc que l’étude de ces disciplines vienne couronner seulement le sommet des études, le moment où la mâturité s’est affirmée.
Il craint par ailleurs que les déterminants actuels du cursus fassent obstacle à la volonté d’introduire les sciences humaines. D’une part en effet, du point de vue de la socialisation estudiantine, le mode de compagnonnage qui fonctionne actuellement chez les étudiants en médecine fait percevoir les sciences humaines comme surannées.
D’autre part, “ceux qui fabriquent les idoles se gardent de donner les torches pour les incendier”. Le pouvoir médical, pour l’organisation des études comme pour celle du système hospitalier, qui sont liées, privilégie en effet une représentation industrielle et commerciale des soins et de la santé.
Il est donc nécessaire que le type de formation qui sera proposé pour les études de médecine soit adéquat aux objectifs généraux de la société.

-Lorand Gaspar rappelle l’énormité de la tâche technicienne qui attend les futurs médecins et chirurgiens: apprentissage des savoirs à la fois diagnostiques et thérapeutiques, mais aussi entretien de ces savoirs.
Il est difficile de combiner ces exigences pratiques aux exigences culturelles et humaines, de trouver le temps et l’énergie pour les deux.
Il faudra bien pourtant que le médecin apprenne à être un être humain face à un autre être humain. Mais cette éducation littéraire et humaniste ne pourra arriver qu’en fin de cursus.

- Corinne Pieters fait part de son expérience de l’enseignement de la philosophie en faculté de médecine, pour affirmer qu’il y a une véritable demande des étudiants, à qui cet enseignement manque comme facteur à la fois d’ouverture et de questionnement. Il ne s’agit pas de leur donner un semblant de culture philosophique, mais de leur transmettre une forme d’exigence réflexive, un état d’esprit qui les oblige à interroger leur pratique. Elle résume l’attitude dynamique qui leur est donnée par cet enseignement en disant qu’ils “apprennent à douter”.

- Gérard Danou montre que le dialogue est une façon de casser le monologue du médecin. Or lire, c’est dialoguer. Dans la médecine actuelle, il semble n’y avoir pas de sujet, il n’y a que de l’objet. La science positive exclut ce qui est de l’ordre de la subjectivité. C’est pourquoi le médecin doit émerger comme sujet. L’humanité médicale n’est donc pas un vernis, elle doit apprendre à être autocritique, à produire un discours permanent d’autoréforme.
Il faut donc, dans le cursus des études médicales, réintroduire le langage.

Interventions du public

- Noëlle Lasne parle de la médecine générale comme d’une “aventure du langage”:
“Je suis médecin généraliste parce que je crois à la primauté absolue du langage”.
Il faut introduire le récit dans l’enseignement médical.
L’exercice principal en médecine consiste en effet à faire venir les réponses, et non pas à les donner.
Il faudra donc trouver les mots justes pour un malade, et ils ne le seront pas pour quelqu’un d’autre.
Etre un vrai médecin, c’est être juste au sens musical, et non pas au sens juridique.
C’est pourquoi il faut réintroduire du sujet par la parole.

- Denis Lemasson, étudiant en médecine, regrette que les études laissent aussi peu de place au doute et à la relation à l’altérité. Il montre que la formation médicale est d’abord une construction du regard médical, qui mécanise le rapport du médecin au patient. Pour le regard médical, le bon malade est toujours un malade objet .
Cette injonction ne cesse jamais d’être une cause de frustration pour l’étudiant en médecine motivé par la dimension relationnelle de l’exercice médical et par le besoin de parole.

-René de Ceccatty s’adresse aux médecins pour leur dire :
“Vous êtes avec des gens pour qui vous n’êtes pas là. Il faut que vous soyez là, et non pas que vous ayez un simple rôle”.
Les difficultés de communication viennent de cette fausse présence, qui réduit le médecin à sa fonction, alors que le malade a, plus que jamais, besoin de se sentir face à une personne.

-Philippe Bazin, hors de la salle mais à la suite du débat, formule un certain nombre de propositions concrètes, partant du constat préalable qu’il y a autant de médecines que de médecins, autant de pratiques différentes que de sujets, et qu’à partir de là le principe même d’une formation totalement normalisante et normative, comme prétend l’être le cursus actuel qui évalue par QCM, est totalement inadapté.
Par ailleurs, les exigences mêmes du métier de médecin sont radicalement différentes selon le type de médecine qu’on exerce (médecine générale, chirurgie, spécialité, recherche, etc.). Il propose donc une séparation dès l’origine entre les différentes voies, qui permette à chacun de suivre les études adaptées à son projet (les connaissances approfondies en biologie moléculaire sont tout aussi inutiles au généraliste qu’elles sont indispensables au chercheur, pour qui en revanche l’éthique de la relation au patient serait sans objet).
Enfin, pour tous ceux qui s’apprêtent à devenir cliniciens, il y aurait obligation d’un stage préparatoire de six mois comme aide-soignants, stage validant pour la poursuite des études.Celà permettrait aux étudiants d’avoir une approche du corps du malade avant d’entreprendre un cursus théorique; mais aussi de s’intégrer dans une équipe hospitalière sans position de supériorité hiérarchique; enfin d’éprouver la relation directe du face à face avec le patient, sans la médiatisationdu savoir et de la position médicale.
La dernière proposition porte sur la nécessité d’une réelle motivation pédagogique des enseignants en faculté de médecine, qui ne seraient plus recrutés sur leurs simples titres hospitaliers, mais sur des critères sélectifs qui évaluent leur aptitude à enseigner , en leur offrant une formation qui les y prépare.

© Christiane Vollaire