La médicalisation de la vie


Pour Les Classiques du soin 2
À paraître dans la collection Questions de soin aux PUF.
Dir : Céline Lefève, Jean-Christophe Mino et Nathalie Zaccaï-Reyners
Février 2016
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À propos du texte d’Ivan Illich
Tiré de Némésis medicale, l’expropriation de la santé, Seuil, 1975
(Introduction, pages 10-11)
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Ivan Illich, né en 1926 et mort en 2002, est l’un des auteurs les plus percutants de la deuxième moitié du XXème siècle, inclassable par son parcours intellectuel, qui le mène à interroger sans cesse les fondements et les effets des institutions qui régissent la vie sociale des sujets. Ses deux œuvres majeures (Une société sans école, paru en 1971 et Nemesis médicale, paru en 1975), posent un regard d’une rare virulence critique, l’un sur l’institution scolaire, l’autre sur l’institution médicale. C’est sur l’introduction de la seconde qu’on va se pencher ici. Et pour cela, il est nécessaire de l’inscrire dans son contexte.
Entre 1961 et 1976, Illich, d’origine autrichienne, mais ayant fui l’Autriche sous domination nazie et participé aux mouvements de libération en Italie, a fondé et animé au Mexique le Centre Interculturel de Documentation (CIDOC), vivier international de recherche et d’éducation populaire et alternative. Il le ferme en 1976 pour éviter une institutionnalisation qu’il refuse, et revient en Europe. C’est un an avant qu’il a publié Némésis médicale.

Némésis est la déesse grecque de la vengeance, dont la référence sert de « source onirique ». Illich l’interprète comme une sorte de retour de bâton des abus de l’industrialisation contre les hommes eux-mêmes : à la fin du texte proposé ici, il emploie le terme d’ « auto-déréglage de l’institution médicale ». Mais pour lui, cet auto-déréglage concerne la totalité du fonctionnement des société industrielles et des institutions dont elles sont le produit : une sorte de suicide social de l’institution, qu’il montre à l’œuvre à travers le paradigme de l’institution médicale, dans la mesure où celle-ci lie étroitement le devenir du corps à celui de la mécanique sociale.
L’intérêt de ce texte, et de l’ouvrage dont il est issu, est le regard étendu qu’il porte sur la question médicale en l’incluant dans la problématique plus large de la santé, et des modes de rapport au pouvoir qu’elle véhicule, par le moyen de la technique.

La « médicalisation de la vie », telle qu’Ivan Illich la présente ici, a été définie par Michel Foucault deux ans auparavant, dans une série de conférences données à Rio de Janeiro en 1974 :

La médicalisation, c'est-à-dire le fait que l’existence, la conduite, le comportement, le corps humain, s’intègrent à partir du XVIIIème siècle dans un réseau de médicalisation de plus en plus dense et important, qui laisse échapper de moins en moins de choses.

Une forme de dialogue et d’interaction s’est donc instaurée, dans ce milieu des années soixante-dix, entre la pensée de Michel Foucault et celle d’Ivan Illich : le chapitre VII de la Némésis, « la maladie hétéronome », est du reste référé explicitement à La Naissance de la clinique, que Foucault a publiée en 1963. Le caractère « incontrôlé » du pouvoir médical dénoncé par Foucault donne ainsi son sens aux trois raisons données par Illich à sa critique de la médicalisation de la vie.
La première raison est technique : si l’on définit la santé comme un processus vital d’auto-équilibrage du sujet (ce que montrait déjà le philosophe Georges Canguilhem, en 1943, en publiant sa thèse Le Normal et le pathologique), alors l’intervention technique vient briser cette dynamique vitale : elle rend hétéronome (soumis une régulation extérieure à lui-même) un sujet que sa condition de vivant définit comme autonome (capable d’une autorégulation organique).
Il ne s’agit pas pour Illich de dire qu’il ne doit pas y avoir d’intervention technique, puisque c’est la fonction positive de la médecine d’intervenir quand l’équilibre organique est menacé. Mais il dénonce ce qui se passe « au-delà d’un certain niveau » d’intervention technique, quand celle-ci finit par envahir le champ de l’existence humaine. Et il le désignera en particulier dans le système de prévention, qui devient invasif en anticipant l’apparition même de la maladie, soumettant le sujet à un contrôle constant pour le faire s’éprouver lui-même non comme une personne dotée de vitalité, mais comme un malade en puissance.

La seconde raison est organisationnelle, c'est-à-dire sociale et politique : l’intervention technique n’est pas aléatoire, elle est instituée, et c’est la médecine en tant qu’institution qui l’impose collectivement. La perte d’autonomie du sujet devient ainsi institutionnelle. C’est pourquoi elle est le « masque sanitaire », c'est-à-dire l’apparence soignante d’une société qui est au contraire devenue pathogène et s’est instituée comme telle. L’institution est le véhicule qui diffuse le virus de la perte d’autonomie à l’ensemble du corps social. Et elle le diffuse sous la forme mensongère d’une exigence de santé publique.

La troisième raison relève de la psychologique collective : l’institutionnalisation de l’intervention technique a pour conséquence une dévitalisation des sujets qui conduit à une forme de castration symbolique : le corps technicisé est réduit à l’état de machine qu’il faut entretenir et réparer. Et c’est précisément cette réduction qui est pathogène, parce qu’elle affecte la représentation qu’il a de lui-même : se percevoir soi-même comme un ensemble de mécanismes soumis au pouvoir d’un médecin-mécanicien, c’est se défaire de la possibilité d’agir sur son propre devenir, en tant que personne aussi bien qu’en tant que membre d’un collectif social.
C’est l’écueil auquel aboutit la conception proposée par Descartes du « corps-machine » : la médecine technicienne considère le corps comme un simple objet que la médecine a pour fonction de manipuler, indépendamment de la subjectivité qui l’anime. On est ici à l’opposé de ce que Nietzsche, dans Le Gai Savoir, appelle « la grande santé », comme puissance vitale d’affirmation de soi.
L’« appareil biomédical » va donc se confondre avec un système de désubjectivation, qui anihile la puissance mentale de la personne pour la réduire au statut de « patient », c'est-à-dire d’individu passif exposé à l’action continue de l’intervention médicale sur l’ensemble de ses éléments organiques. Et de ce fait, cet ensemble ne sera pas considéré en tant qu’ensemble, mais en tant que parties dissociées les unes des autres, et offertes chacune à l’expertise d’un spécialiste.

La métaphore de l’« atelier de réparation et d’entretien » est ici particulièrement éclairante, puisqu’elle inclut le corps de l’homme comme force de travail dans la mécanique de production industrielle qui génère le système de santé. L’usure du corps est produite par ce système lui-même comme un effet de son exploitation, et c’est ce système qui institue la médecine comme « atelier de réparation » des dommages qu’il a lui-même causés. L’assujettissement va alors se redoubler du fait que le sujet exploité et usé par le travail se trouve en position de « réclamer » l’aide médicale, c'est-à-dire de quémander l’intervention qui augmente son assujettissement.

Il s’agit au final pour Illich de dénoncer non pas dans la médecine en soi, mais dans l’institution médicale telle qu’elle s’impose par l’industrialisation de la société, un processus d’aliénation : ce qu’il appelle, dans le titre même de l’ouvrage, « expropriation de la santé », par laquelle les sujets se laissent déposséder de leur propre pouvoir sur eux-mêmes.
La médecine conçue sur ce mode participe d’un pouvoir technocratique dévitalisant, et elle devient pour cette raison pathogène : c’est ce qu’Illich appelle « iatrogénèse », et qu’il va envisager sous les trois formes que cette introduction annonce, et qui sont intrinsèquement liées l’une à l’autre : « iatrogénèse clinique » pour les abus de l’intervention technique, « iatrogénèse sociale » pour l’institutionnalisation de cette intervention, « iatrogénèse structurelle » pour les effets de cette intervention sur la structure subjective elle-même : l’intervention médicale ainsi comprise engage un mécanisme de contreproductivité, puisqu’elle obtient un résultat pathogène qui est à l’encontre de son intention soignante.
Et l’un de ses effets est de fragiliser le sujet, de le rendre moins endurant à la normalité de la douleur, plus anxieux parce que plus dépendant, plus effaré par l’inéluctabilité de la mort.
Illich en donnera l’exemple dans le vécu de la douleur physique autant que de la souffrance psychique, qui sont au cœur d’une injonction paradoxale :

L’individu a appris à se percevoir comme « consommateur d’anesthésiants » et se lance à le recherche de traitements qui lui procurent une insensibilité, une inconscience, une aboulie ou une apathie artificiellement provoquées.
En même temps l’inévitabilité de la douleur se transforme, dans la doctrine de la politique chrétienne, en devoir de souffrir et en instrument sans précédent de répression. On ne peut pas comprendre le phénomène occidental de lutte institutionnelle médicale contre la douleur sans voir en elle une réaction à l’utilisation politique d’un prétendu devoir de souffrir dans l’Occident chrétien.

La demande permanente du sujet face à la douleur, sa soumission provoquée à la prescription médicale d’antalgiques et de psychotropes, ne le rendent pas seulement dépendant du médecin par l’abaissement de son propre seuil de tolérance à la souffrance, mais elles le mettent en position quasi-masochiste face à une institution qui s’est construite sur le modèle de l’injonction judéo-chrétienne à souffrir. C’est ce qu’on observera dans la réticence fréquente des services hospitaliers à prescrire des antalgiques là où ils sont nécessaires, dans le temps même où la prescription des psychotropes en cabinet devient exponentielle.

Lire ce texte quarante ans plus tard, à la lumière des réalités contemporaines, c’est prendre conscience de la lucidité dont il était porteur, et de la façon dont elle doit éclairer le regard critique que nous pouvons porter sur l’institution médicale. Le travail d’Illich n’est pas défaitiste mais offensif : il était destiné d’abord à aiguiser la vigilance. En ce sens, sa réflexion sur la question de l’industrialisation inspirera largement les revendications contemporaines non seulement sur une critique de l’institution médicale, mais sur les relations de la santé à l’environnement, naturel aussi bien que social. Une large part de la pensée écologiste lui est redevable ; mais aussi une part de la pensée « écosophique » de Félix Guattari qui réfléchit la relation entre les trois écologies : celle qui concerne l’équilibre de l’environnement physique, celle de l’environnement social et celle de l’environnement mental. Enfin, toute la pensée contemporaine de la relation entre santé et travail, telle qu’elle est portée par la sociologie et par l’anthropologie, autant que par les revendications sociales, s’appuie sur la richesse et la profondeur des analyses d’Illich.

Texte commenté :

Ivan ILLICH
NÉMÉSIS MEDICALE, l’expropriation de la santé Seuil, 1975 (Introduction, pages 10-11).

La médicalisation de la vie est malsaine pour trois raisons : au-delà d’un certain niveau, l’intervention technique sur l’organisme ôte au patient les caractéristiques du vivant qu’on désigne communément par le mot de « santé » ; l’organisation nécessaire pour soutenir cette intervention devient le masque sanitaire d’une société destructrice ; et finalement, la prise en charge de l’individu par l’appareil biomédical du système industriel ôte au citoyen tout pouvoir de maîtriser politiquement ce système. La médecine devient un atelier de réparation et d’entretien destiné à maintenir en état de fonctionnement l’homme usé par une production inhumaine. C’est lui qui doit réclamer la consommation médicale pour pouvoir continuer à se faire exploiter.
Dans trois parties de mon essai de dimensions inégales, je traite de ces trois niveaux d’une médecine maligne.
Le premier chapitre est une introduction à la littérature ayant pour thème l’efficacité technique de l’intervention médicale : son histoire, son présent et ses perspectives. L’inefficacité et le danger de la médecine coûteuse sont des sujets rebattus. Je dois pourtant m’y arrêter brièvement pour introduire mon argumentation. Mais ce n’est pas, de loin, le thème central de mon propos.
La seconde partie du livre consiste en trois chapitre consacrés à : une présentation de six symptômes de l’impact malsain de la médecine sur le milieu (chap. II), une théorie qui permet de saisir le mécanisme de contreproductivité qui se manifeste dans plusieurs de nos grandes institutions (chap. III) et la vanité dans une société liée à la croissance de cinq types de tentatives politiques visant à redresser cette contreproductivité (chap. IV).
La troisième partie traite de l’impact psychologique sur les individus des signes et des symboles engendrés par le rituel médical : leur dureté réaliste s’émousse, leur volonté de vivre s’effrite et leur angoisse de la mort devient insupportable. Douleur, maladie et mort deviennent des stimuli pour la production de marchandises et de tabous d’un nouveau type qui paralysent l’expérience vécue.
Le dernier chapitre du livre traite des sources oniriques de cet auto-déréglage de l’institution médicale.