LA MEDECINE INTERLOQUEE


Pratiques n°32, « Le temps de la parole », janvier 2006

A quels niveaux se joue un déficit de la parole dans la médecine contemporaine ? N'est-ce pas, plutôt qu'au niveau d'une relation interindividuelle médecin/patient, au niveau beaucoup plus large d'une médecine interloquée au sens propre, c'est-à-dire coupée de la capacité de parole (puisque "loquor" en latin signifie parler) ; d'un pouvoir médical paradoxalement privé lui-même de l'accès au discours ? C'est cette privation globale, dont les déficits de la relation ne sont que l'une des formes, qu'on voudrait analyser ici.
Il s'agit de montrer que l'institution médicale elle-même est, à plusieurs degrés, victime du déficit qu'elle s'est à elle-même imposé, et qui apparaît ici comme une authentique défaillance.

1. "Logos" et "ratio"

Il ne sera pas inutile, pour comprendre cette défaillance, de rappeler ici les deux termes, l'un latin l'autre grec, à l'origine des mots qui désignent en français la rationalité : si le latin "ratio", qui a donné la raison, signifie dans son sens originel la part ou la mesure au sens comptable du mot, le grec "logos", qui a donné la logique, signifie le discours organisé. D'un côté, donc, une dimension mathématique ; de l'autre, une dimension linguistique. Il est clair que la raison médicale procède elle-même de ces deux dimensions : l'une qui la pousse, de la façon la plus légitime, à mathématiser son objet et à le quantifier. Et qui pourrait nier les progrès que cette quantification a permis, la simplification des procédures de diagnostic et de contrôle qui évite les aléas et les tâtonnements ? L'autre, au contraire, qui la fait travailler sur la parole : capacité de désigner par la nosographie, de décrire subtilement telle ou telle symptomatologie, de transmettre un savoir, d'interroger un patient, de communiquer une information, de faire circuler un discours sur la réalité de la maladie et la compréhension des fonctionnements du corps.
Ces deux formes de la rationalité, l'une quantifiante l'autre qualifiante, se complètent nécessairement pour constituer le savoir médical, et chacune tire sa propre efficacité de son interaction avec l'autre. Une rhétorique sans support probatoire et quantifiable renverrait à une médecine de Diafoirus : celle-là même que Descartes dénonçait, à la même époque que Molière, en cherchant à rationaliser la recherche médicale. La médecine contemporaine n'est plus menacée par ce genre d'excès. Elle l'est en revanche par l'excès inverse : une prolifération des bilans chiffrés, qui finit par tenir lieu d'évaluation diagnostique. Une traduction immédiate et sommaire, qui délivre du travail complexe de l'interprétation, de l'argumentation, du croisement des données cliniques et des données biologiques, de la confrontation des sensations subjectives et des symptômes objectivables, des données du laboratoires, de celles de l'imagerie et de celles de l'entretien.
Ce privilège de la "ratio" sur le "logos", de la quantification sur la qualification, de la mesure sur le discours, conduit ainsi à de véritables failles dans l'exercice médical, traduites en termes de faute, et dès lors aussi, de casse. On pourrait dire à cet égard que le nouveau "diafoirisme" de la médecine aurait substitué, à la rhétorique verbeuse du latin de cuisine médiéval, la litanie tout aussi académique et vide de la récitation des chiffres. Dans les deux cas, on n'a pas affaire à une parole interprétante, mais à une mécanique récitative.

2. Le déni des effets secondaires

Une illustration en est donnée dans les plaintes constamment recueillies auprès des patients sur le déficit d'informations concernant les effets secondaires des thérapies. Or il se trouve que ces effets, s'ils peuvent être qualifiés de "secondaires" relativement à l'effet thérapeutique prioritairement recherché, n'en demeurent pas moins, au regard du vécu du patient, des effets majeurs, pouvant mettre en péril son équilibre, sa vie et sa santé au même titre que la maladie : considérer comme "secondaire" une impuissance sexuelle liée à la prise de bétabloquants revient, en termes militaires, à considérer comme "collatéral" un dommage de guerre consistant en un bombardement de population.
Ce qui traumatise le patient est souvent moins l'effet lui-même que la surprise totale qu'il suscite, parce qu'il n'a été ni annoncé, ni explicité par le médecin, et demeure considéré par lui, de l'extérieur, comme effectivement négligeable. Ainsi, par exemple, un patient se plaint-il, lors de son séjour en réanimation à la suite d'un état de mal asthmatique, de n'avoir à aucun moment été informé du violent syndrome de sevrage lié à la prise de salbutamol :

"Je trouvais étonnant que rien du discours que la médecine tient sur l'asthme ne m'ait permis de soupçonner l'importance du mécanisme de l'intoxication/sevrage dans l'asthme. (…) mon impression était qu'il y avait là une véritable faille dans le discours théorique sur l'asthme, qu'il y avait là en tout cas une faille dans le discours que l'on tient au malade et que la médecine créait par là, elle-même, un obstacle à la guérison." (1)

Dès lors que la pathologie a été évaluée, le traitement quantifié, appliqué, et son résultat thérapeutique rendu évident, l'information sur les risques du processus de sevrage de ce même traitemement apparaît elle-même comme aussi secondaire que son effet. Or l'auteur, dans ce texte autobiographique, présente précisément la dimension doublement pathogène, non seulement du processus de sevrage, mais du déni dont il fait l'objet, de son non accompagnement par la parole. Et cette pathogénie est montrée non comme un simple déficit relationnel, mais comme une véritable faille dans l'efficacité médicale elle-même, et de ce fait comme une faute thérapeutique.

3. Le "quasi-cadavre" et le sujet

Dans la suite de l'article, il affirme clairement que, dès avant le sevrage, dans le moment même de la réanimation, l'attention des soignants au corps ne peut ramener à la vie que si elle ne se retourne pas en inattention à la personne, c'est-à-dire si elle s'accompagne, précisément de la parole :

"La parole à moi adressée sous-entendait que, bien que je fusse un quasi-cadavre, j'étais en même temps un humain, un sujet. La médecine s'occupait du quasi-cadavre, de mon corps de mort-vivant, et la parole s'adressait à l'autre que j'étais, à celui que j'étais déjà en train de devenir et qui lui-même permettrait à l'être que je serais un mois plus tard d'écrire." (2)

La force de ce passage est dans la mise en abîme des processus de dédoublement auxquels il donne lieu, entre lesquels précisément la circulation de la parole est seule à pouvoir faire unité : le moi "quasi-cadavre" ou "mort-vivant" est aussi l'autre d'un moi-sujet. Et ce moi-sujet, qui demeure en latence et imperceptible dans le presque mort, est celui auquel s'adresse (en dépit de l'apparente absence de réceptivité) la parole du soignant, quand ses gestes s'appliquent au "quasi-cadavre". Et de fait, c'est de cette apparente absence de réceptivité que surgira, un mois plus tard, cette sorte de réactivité décalée que constitue la parole écrite du patient dont le texte est issu.
Ainsi, dans le moment même d'une maximalisation de la technicité, dans un service dont le fonctionnement entier repose sur la quantification et sur la mesure, sur la surveillance des scopes et l'évaluation quotidienne et souvent même horaire des bilans biologiques, sur le réglage des machines et le chiffrage des apports respiratoires et nutritionnels, est affirmée comme décisive et tout aussi vitale, en-dehors même de tout contexte d'information ou d'échange relationnel, cette ultime nécessité d'entendre "la parole à moi adressée".

4. Perte de la parole et perte du pouvoir

Mais cette maximalisation de la technicité prend une acuité toute particulière à la période contemporaine, où l'omniprésence des données chiffrées, qui semble fonder le pouvoir médical dans sa légitimité scientifique, se retourne en réalité contre lui. C'est ce que montre en particulier le travail d'historien effectué par Jean-Paul Gaudillière. Il met en effet en évidence, dans les années de l'après-guerre, une véritable et très insidieuse confiscation du pouvoir médical, passant, dans le système hospitalo-universitaire, des mains du notable clinicien à celles du laboratoire biologique. Autrement dit, d'un discours sur l'expérience du corps, à la production de paramètres sur sa quantification. Or ce recul du "logos" au profit de la "ratio" ne profite précisément pas au corps médical : il s'effectue même aux dépens de celui-ci. Là où le clinicien, jusque dans la théâtralisation de son savoir, manifestait son pouvoir sur le corps par un discours complexe de l'interprétation des signes, issu d'une combinaison entre l'approche empirique du corps et la désignation nosographique, le bilan chiffré renvoie, lui, à une simple mécanique de traduction du nombre en pathologie, et de celle-ci en quantification thérapeutique. Et l'on peut dire à cet égard que les techniques de réanimation, découvertes précisément à la fin de la seconde guerre mondiale, deviennent insidieusement le modèle de tout exercice médical, par la réduction qu'elles opèrent du corps à ses paramètres biologiques. Comme l'écrit Gaudillière :

"Toute une partie de l'histoire de l'après-guerre est donc celle des tensions entre le modèle clinique et les acteurs d'une biomédecine nourrie de l'alliance du biologiste et de l'industriel."(3)

Ce que Gaudillière appelle la "molécularisation des sciences médicales" a donc pour premier effet un transfert de pouvoir d'une médecine de la parole (y compris dans son sens le plus autoritaire) à une médecine du chiffre. Mais aussi, par là, une soumission du médecin au biologiste ; et beaucoup plus largement, une soumission de l'exercice médical à la logique (et à la logistique) du laboratoire. Et, dès lors, cette soumission s'applique à ce que l'auteur n'hésite pas à appeler "le complexe médicalo-bio-industriel", dont les enjeux économiques débordent évidemment très largement la simple question du soin : l'inscription de l'hôpital dans le système industriel est ainsi la forme la plus radicale de la confiscation de la parole du praticien, en amont même, et en quelque sorte en préfiguration de celle du patient. La médecine interloquée est une médecine que sa volonté de rationalisation conduit à perdre, en même temps que la parole, le pouvoir même qu'elle revendique sur le devenir médical de ses patients.

5. Le conflit entre raison administrative et raison médicale

Un autre versant de ce paradoxe de la revendication de pouvoir est donné à l'échelle même de l'hôpital, dans ce que l'anthropologue Marie-Christine Pouchelle désigne comme "une prise de pouvoir de la raison administrative sur la raison médicale" :

"Dans la hiérarchie des pouvoirs à l'hôpital, les médecins chefs de service cèdent de plus en plus le pas aux directeurs administratifs, non seulement pour des raisons économiques, mais aussi parce que ces derniers sont clairement désignés comme légalement responsables de tout ce qui se passe dans leur établissement, y compris sur le plan thérapeutique." (4)

Cette "raison administrative" est donc bien une raison gestionnaire, une raison du comptage des lits, de l'énumération des coûts et de la balance des profits. Une "ratio" au sens le plus originel du terme, qui, là encore, coupe la parole à la raison médicale, pouvant exiger la libération d'un lit là où la considération de l'état du malade ne devrait pas le permettre ; la suppression d'un poste là où les nécessités du service ne devraient pas l'autoriser. Et, face à cette raison comptable, le seul argumentaire authentiquement médical (celui d'une défense, par l'équipe soignante, de l'intérêt du patient) est radicalement occulté, passé sous silence. Là où le médecin n'affronte pas la raison gestionnaire (dominante pour de simples raisons financières), il n'a ainsi que le choix d'en être tacitement complice, en anticipant de lui-même sur ses exigences.
Mais l'auteur place aussi cette prise de pouvoir sur un autre terrain : celui de la responsabilité juridique. la parole médicale est ainsi doublement verrouillée : et comme parole de la décision thérapeutique, et comme parole de la responsabilité éthique, puisque, face aux litiges de la judiciarisation de la médecine, c'est encore l'administration gestionnaire qui fait écran entre médecin et patient.

Dans le tome I de L'histoire de la sexualité, Michel Foucault avait développé la dénonciation d'une parole en quelque sorte extorquée au patient par le pouvoir médical, d'un régime de l'aveu qui contraint les sujets à parler au médecin comme il les contraignait précédemment à parler au confesseur. Dans la médecine contemporaine, ce régime de l'aveu apparaît à la fois réel et marginalisé par un régime du silence, par un règne du chiffre qui a cessé d'être l'auxiliaire légitime de la parole médicale pour devenir son substitut. Or cette médecine interloquée est précisément celle-là même qui coupe la parole au patient : à l'impossibilité de parler qui caractérise ce pouvoir castré, fait évidemment pendant l'incapacité d'écouter, autant que de susciter la parole. Il semble à cet égard qu'une authentique légitimité médicale ne puisse se restaurer que par une instrumentalisation de la "ratio" au profit d'un "logos" refondé enfin par la parole des sujets.

Notes:
1. Dominique Mangin, "L'expérience de la subjectivité absolue", in Les Temps modernes n°556, nov. 1992, p.133
2. Ibid., p.155
3. Jean-Paul Gaudillière, Inventer la biomédecine. La France, l'Amérique et la production des savoirs du vivant (1945-1965), La Découverte, 2002, p.16
4. Marie-Christine Pouchelle, L'Hôpital corps et âme, Essais d'anthropologie hospitalière, ed. Séli Arslan, 2003, p.114.

© Christiane Vollaire