La Maladie comme enjeu politique


Entretien avec Eugénia Vilela
pour la revue Pratiques n° 70 La santé, une zone à défendre
16 mai 2015
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Eugénia Vilela, philosophe et professeure à l’Université de Porto, analyse, dans le rapport du vécu individuel au collectif, les effets de l’« austérité » sur le système de santé portugais, sous la coupe de la Troïka.
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CV : Comment peux-tu nous présenter la situation de la santé au Portugal livré aux politiques d’austérité ?

EV : À partir de la Révolution des œillets du 25 avril 1974, s’était construite une politique de santé publique qui garantissait que toutes les personnes puissent accéder à une égalité des soins. Mais, après cette construction qui a duré presque quarante ans, il a suffi de quatre années seulement pour détruire ce système de santé. Depuis 2011-2012, l’entrée de la Troïka au Portugal (Fonds Monétaire International, Banque Centrale Européenne et Union Européenne) a imposé une politique d’austérité qui s’est introduite par tous les espaces de la société portugaise.
Les hôpitaux, jusque là dirigés par des médecins, l’ont été désormais par des gestionnaires. Dès que l’objectif économique s’est imposé, l’institution de la santé est devenue une institution à gérer comme n’importe quelle autre. On a oublié la santé comme enjeu politique, pour lui substituer comme enjeu principal l’argent public, en oubliant qu’il faisait partie des contributions politiques des citoyens : c’était un vol des propres droits des citoyens.
Ce qui a été détruit, c’est le droit d’être soignés dignement du simple fait de l’appartenance à une société. L’espace clinique est devenu un espace paradigmatique d’une obsession économique et financière. La dégradation gestionnaire des conditions de travail des médecins et des infirmiers est analogue de celle du vécu des malades. Les salaires ont baissé pour tous les fonctionnaires, donc aussi pour les professionnels de santé, dans le temps même où le nombre d’heures de travail augmentait, de façon violente : un manque de reconnaissance du travail lui-même, et donc une dégradation des métiers, en même temps qu’une dégradation de l’accueil et de l’attention aux patients, avec toutes les conséquences non seulement pathogènes mais mortifères que cela a entraîné.

CV : Qu’est-ce que cet abandon social implique en termes de contrôle ?

EV : Parallèlement à cette dégradation, le personnel de santé a été surveillé continuellement par une administration gestionnaire, en vue d’une simple finalité de profit. Augmenter les heures de travail impliquait de voir plus de malades, et chaque médecin est lui-même surveillé par rapport aux demandes d’examens qu’il doit prescrire : il faut obéir à des ordres internes de l’administration des hôpitaux, qui indiquent les examens qu’il faut surtout ne pas prescrire parce qu’ils sont trop chers, et trouver aussi une façon de soigner qui soit la moins chère selon la loi du marché, même si le résultat s’avère catastrophique en termes de santé publique. Ce qui a impliqué, du côté des professionnels de santé, une forme d’asphyxie, de détresse face à leurs propres actions. Les infirmiers et médecins essaient de sortir du système public de santé parce qu’ils ne peuvent pas garantir les soins des malades dans des conditions admissibles d’un point de vue éthique. Avec l’entrée du FMI, les hôpitaux privés ont ainsi augmenté en nombre et en dimension. C’est une logique de concurrence gestionnaire de l’espace hospitalier entre le public et le privé : les gestionnaires du privé essaient d’appliquer touts les règles de concurrence pour construire leurs propres cadres sous une violente politique de libéralisme économique. Ça n’implique pas seulement la diminution du temps qu’il faut donner à chaque malade, mais aussi, l’impossibilité, par exemple en chirurgie, de répondre aux besoins réels : ainsi meurent tout simplement de nombreux patients en attente d’intervention, dans une situation de détresse généralisée.

CV : Peux-tu préciser ce que tu disais au début, de la transformation positive du système de soins au moment de la Révolution des Œillets ?

EV : Avant avril 1974, on vivait sous un régime fasciste, et la possibilité d’un espace public partagé, qui reconnaisse une égalité fondamentale dans l’accès aux soins, était vraiment presque inexistante. On intériorisait une différence constitutive entre les classes sociales, qui impliquait la soumission à un mode de penser l’autre selon les différentes appartenances de classe. Cela avait des conséquences profondes sur la façon dont on se sentait le droit d’être soignés. De la même façon que la notion de droit était occultée par le pouvoir fasciste, l’accès à la santé l’était aussi. Il y avait clairement un axe hiérarchique du point de vue du rapport des classes, des personnes et de la santé. Et il y avait, du fait du pouvoir de Salazar, cette forme de soumission de la pensée, qui repliait le pays sur lui-même, dans un système ultra-nationaliste d’enfermement,. Une soumission qui n’était pas consciente. Les personnes malades n’avaient pas conscience d’avoir le droit d’être soignées quelle que soit leur appartenance sociale. Quand on parle avec des personnes qui ont vécu cela, on perçoit l’absence de reconnaissance de leur propre droit à la santé.
En 74, avec la Révolution et la fin du régime fasciste, il y a eu reconnaissance d’une appartenance à la communauté d’un peuple, et l’idée de peuple sous sa forme égalitaire a produit un renversement du rapport des gens à leurs devoirs et à leurs droits. L’expression « Le peuple est là » était souvent utilisée dans cette période. Et certaines affiches représentaient même le peuple par un geste qui était un bras d’honneur : « Le peuple est là, et voilà ce qu’on vous fait ». On apprenait la force de la parole partagée, par une nouvelle éducation qui tournait le dos à la peur et mettait fin au silence et au mutisme. C’était le droit à pouvoir parler et agir, et cette parole-action générait de nouvelles revendications. C’est dans ce contexte que le système public de santé a été construit, comme un des acquis du 25 avril 74.
Mais à partir du moment où la Troïka est entrée, elle a introduit une dépendance à l’égard de décisions arbitraires. Et la souveraineté de l’Etat s’est perdue dans la soumission de ses responsables politiques, soumission a-critique et aveugle aux trois éléments de la Troïka, qui ne connaissaient rien du système de santé portugais. Or, même si ce dernier avait de grandes qualités, il était moins fort que d’autres systèmes européens où des politiques de santé démocratisées existaient de plus longue date.
Non seulement les hôpitaux, mais les dispensaires ont fermé dans les campagnes, ce qui fait que les gens n’ont plus d’accès aux soins. Pour y avoir accès, il faut parfois se déplacer sur des centaines de kilomètres. Le taux de mortalité s’est donc considérablement élevé. Il y a des épisodes caricaturaux. Par exemple, comme il fallait des autorisations pour faire un parcours en ambulance, parce que la bureaucratie s’est multipliée aussi, il faut maintenant d’autres autorisations pour avoir de l’essence pour les ambulances. Et il arrive qu’une ambulance amenant une personne malade, s’arrêtant pour s’approvisionner, ne puisse pas prendre d’essence parce qu’elle n’a pas le formulaire nécessaire.
A cause de ce mouvement de fermeture des hôpitaux et des dispensaires, tout se concentre dans les grands hôpitaux centraux. Et la diminution du nombre des lits a produit un clash dans la santé publique : non seulement les gens doivent attendre parfois des années pour se faire opérer, mais on doit attendre des heures pour des cas d’extrême urgence : dans les hôpitaux publics, les médecins disent qu’on vit un scénario de guerre du Tiers-monde.

CV : Est-ce qu’une forme de fatalisme social est revenue en force ?

EV : À partir de l’intervention de la Troïka, des familles entières ont perdu leur travail, le taux de chômage s’est envolé, l’émigration a augmenté de façon plus importante encore qu’au moment record de la fin des années soixante. Ces conditions de vie économique et sociale ont provoqué une forme d’épuisement, et de ce fait une perte de conscience sociale, un renversement individualiste de survie. Il faut survivre et essayer d’en trouver les moyens . Et en en même temps s’est instaurée, pour cette raison même, une forme de désistement à l’égard du commun. Et la défection de cette conscience sociale que la Révolution avait suscitée depuis 1974, a renforcé une passivité politique en face de ce que sont les droits de chacun et de tous à l’égard de leur propre vie.

CV : En Grèce, un mouvement revendicatif s’est constitué de façon visible. Peut-on en voir des indices au Portugal ?

EV : Aucun mouvement comparable. Au Portugal les fondements culturels et historiques nous déterminent à être dans ce que le destin nous apporte : cette forme de fado qui se répand dans toutes les expressions de la vie. La présence politique du peuple, au Portugal, n’était pas encore enracinée de manière profonde. L’épuisement que ces quatre années ont produit, a comme oblitéré les possibilités de transformation de la scène politique partagée. C’est comme si c’était un retour, comme si ça fermait un cercle avec ce fatalisme de l’esprit portugais : ça a fait résonance avec ce passé. La construction d’une énergie collective avait rompu avec cela, depuis 1974 jusqu’au moment où, avec la Troïka, tout ça a commencé à se défaire.
En mai 2014, le gouvernement portugais a célébré la fin de l’intervention directe de la Troïka, avec des effets de propagande symbolique qui n’avaient rien à voir avec la réalité. Pendant ces trois-quatre années, il y avait un silence dérangeant au Portugal, qui venait du peuple portugais. On subissait ces conséquences destructrices criminelles. La mort s’est répandue, la mortalité des personnes âgées a augmenté : les différences de température dues aux économies de chauffage ont fait augmenter les pneumonies chez les personnes âgées. Et ces personnes étaient retrouvées mortes depuis des jours parce qu’elles ne pouvaient plus payer des aides pour prendre soin d’elles. C’était une façon de donner la mort, une politique criminelle subie dans des conditions d’un silence assourdissant.
En Grèce, on a vu une réaction de vraie présence politique dans l’espace commun. Au Portugal , il y a seulement eu deux grandes manifestations civiles. Mais ces manifestations n’étaient pas des formes de revendication. C’était plutôt le partage d’une déception et d’une tristesse : une impossibilité de réaction et à une condamnation de soi-même. C’était la reconnaissance d’une impossibilité d’action, plutôt que la violence d’une action qui essaie de répondre aux forces destructrices. En Grèce il y avait cet affrontement ; au Portugal, il n’y a pas eu affrontement … Et le gouvernement a explicitement salué le peuple portugais comme étant un peuple « civilisé » ! Au Portugal, aucun mouvement civil ne s’est formé de façon organisée. En Grèce il y a eu un mouvement civil qui a fait place à d’autres mouvements qui se sont eux-mêmes constitués en tant que parti politique. Au Portugal, l’individualisme était la façon d’exister ; alors, cette forme de partage des idées n’a pas produit un organisme social vivant. En 1974, la Révolution des œillets a été faite originellement par des intellectuels et des militaires, elle n’a pas été déclenchée par le peuple lui–même. C’était la joie absolue de découvrir une façon de vivre énergisante. Mais cette énergie avait été donnée, et non véritablement conquise.

CV : Comment relies-tu cette spécificité politique à ton expérience de la maladie et du système de soins au Portugal ?

EV : Certains intègrent cette destruction du système de soins comme une sorte de retour à la normalité sociale. J’ai essayé de penser, de me demander comment l’expérience de la maladie pouvait permettre de le penser autrement. On a l’habitude de vivre la maladie comme un temps entre parenthèses de la vie, comme une expérience d’exception meurtrière. Alors, je me dis : « Qu’est-ce que je peux faire avec cette expérience ? » Par quel acte est-ce que je peux faire que la maladie puisse être pensable, et pas simplement un mode de destruction de ton propre corps. Moi, en tant que malade, qu’est-ce que je pense dans cette expérience ? Et je me suis dit : « Ce n’est pas la bonne question, parce qu’il y a un Je trop proche, et ce Je me perturbe ». C’est plutôt : qu’est-ce que cette expérience de la maladie donne à penser ? Donner à penser, c’est une façon de s’inscrire dans un espace qui ne soit pas narcissique et renfermé sur soi-même. Mais comment envisager cette expérience radicale, et rendre communicable et énergisante pour d’autres la transformation qu’elle opère ?
Je ne veux pas faire un journal de l’expérience « Eugénia en tant que malade ». Mais il s’agit plutôt d’être présent à sa propre vie, être contemporain de soi-même dans la maladie. La maladie fait partie de ce qu’est la vie en elle-même. Et faire cette expérience de la maladie comme faisant partie de sa propre vie, suppose que ça ne soit pas un intervalle ou une simple interruption vide. L’interruption de la maladie dans le cours ordinaire de la vie donne accès à une expérience existentielle profonde. Tu sens que ton corps est en fait un sismographe.
C’est cette possibilité de partager par la pensée, qui te permet de ne pas être absolument asphyxié par ce que tu vis. Ça te permet d’avoir non pas un détachement, mais une distance de la pensée. Pour reprendre la distinction établie par Hannah Arendt entre privé et public, si je me complaisais dans un rapport un peu narcissique à cette expérience, si je retournais les instruments de pensée pour une narration du pathos, je créerais quelque chose qui est du côté de l’obscénité, parce que tu fais que ton corps soit absolument nu dans l’exposition que tu en fais. Alors, il ne s’agit pas de faire une exposition publique de cette expérience extrême de ton corps que la maladie produit, mais de faire que cette expérience singulière de la pensée puisse se donner en partage comme une forme de communauté de pensée. Je peux partager ça et déclencher une prise de conscience pour ceux qui passent par la même expérience, et qui n’ont pas initialement les mêmes outils pour comprendre ce qui se passe. C’est vraiment croire dans la force politique essentielle à tous les humains : comment passer d’une expérience radicalement intime et privée, à un espace public ? La pensée permet une tension qui empêche le rapport fusionnel avec la souffrance : penser ce qui est en train d’arriver, et ce que ça signifie, te donne une expérience élargie que tu peux partager.
Par exemple, j’ai toujours senti qu’il fallait avoir un énorme courage pour faire ce qu’a fait Hervé Guibert : filmer sa dégradation liée au sida ; mais en même temps, il y avait quelque chose là d’un voyeurisme sur soi-même, par un regard qui semblait d‘une absolue lucidité sur ce qui arrivait. Il y avait un regard obscène sur sa propre souffrance, comme si on se donnait à soi-même la condition de peuple exposé. Et la limite entre cette exposition et la dignité que la lucidité te donne peut du coup devenir confuse. Tu exerces un pouvoir sur l’autre en disant : « Tu ne peux savoir ce que c’est, parce que tu ne le vis pas ». Pour Hervé Guibert, on ne pouvait se donner le droit de rien critiquer, même esthétiquement, parce qu’il y avait quelque chose de l’ordre du sacré et du non criticable dans cette exposition de la vie impossible.

CV : Comment transmettrais-tu alors ton expérience de la maladie ?

EV : On doit devenir une machine de guerre contre toutes les formes de destruction massives d’un système de santé, tous ces rapports qui sont des rapports de pouvoir sur toi-même. Et cette machine de guerre doit produire un sens partagé par la pensée. Quand on dit à quelqu'un qu’il ne peut pas expérimenter de qu’on vit, (ce qui est, par certains aspects, toujours le cas), alors on interdit que la maladie en tant qu’expérience puisse être un mouvement de pensée, et de pensée politique aussi. C’est comme si on la mettait du côté d’un absolu privé, du secret, de quelque chose qui ne peut pas même se dire, du côté de l’effroi.
Pour moi au contraire, il faut essayer que ce que tu dis puisse être pensé de façon critique : que la maladie en tant qu’expérience puisse être elle-même le sens d’une pensée critique, et pas quelque chose qu’on renvoie du côté d’une sorte d’exil de la vie. C’est ce qui te permet, en étant malade, de ne justement pas te définir en tant que malade. C’est une expérience qui va faire partie de toi, mais il y a tous les enjeux de singularité de ce qui te constitue, tes désirs, ton rêve, ton travail.
L’institution déclenche des mouvements d’anéantissement : tu deviens une identité à la fois fermée et ouverte à un pouvoir invasif, tu deviens un malade, ce qui implique que tu perds ton activité : on attend que tu deviennes un être agi. Et si en tant que malade, on intègre cette définition, alors on est doublement assujetti, par l’institution et par soi-même. On se réduit à un simple objet, comme si toi tu devenais un corps vide, un organisme. Comme si tu devenais l’espace où la médecine travaille. Mais alors, comment pourrait-on vivre avec une maladie chronique grave sans avoir la sensation d’être déjà mort ? C’est justement pour cela qu’il ne faut pas accepter cette condition, mais au contraire mettre en œuvre cette intuition qu’il y a des forces qui se jouent en toi, qui peuvent faire toute la différence pour continuer dans la vie, et pas simplement ne pas mourir.
C’est cela qui permet à chacun de trouver ses propres formes singulières de résistance, car il n’y a pas de forme universelle. Et il s’agit aussi de trouver ton propre désordre dans les ordres que les différentes formes de politique renversent sur toi. Pas simplement de résister, mais que ce mode singulier de résistance puisse être partagé.
Quand quelqu'un te dit « Avec cette maladie, tu as six mois de vie », ça peut être criminel parce que c’est une condamnation de l’autre à un simple corps biologique. Et c’est l’imposition, par le discours médical, d’une évidence qui n’en est pas une : que l’ordre de ta vie dépend de tous les régimes de vérité de cette science-là. Les médecins deviennent comme des mécaniciens, et c’est justement cela qui peut tuer : j’ai vu des personnes absolument effondrées. J’ai vu une collègue à qui on donnait six mois de vie, et ça a été horrible pour elle. Elle ne vivait pas, mais était toujours en préparation de sa mort. Et ça a des résultats totalement mortifères.
L’expérience de la maladie grave est celle d’une contemporanéité en toi de la vie et de la mort. C’est un affrontement continu, et il faut en faire une force qui fasse place à la résistance. Non pas la résistance comprise comme simple réaction, mais au contraire l’affirmation d’une autre forme de vie plus intense. Cette intensité change de voltage tout le temps, et ça ne doit pas produire un court-circuit en toi, mais permettre de créer quelque chose.
Il faut que les groupes de patients ne soient pas un simple regroupement thérapeutique réitérant l’institution et désactivant la force de l’expérience, mais essaient de créer quelque chose de commun entre des expériences similaires, qui puisse être la naissance d’une prise de position par la parole et par la pensée. C’est là que tu peux sentir une force dans le commun, qui te permet aussi à toi-même de t’éprouver libre dans la maladie, et ne pas te laisser emprisonner mentalement par elle. Car, comme tous les prisonniers, ou tu meurs en prison, ou tu poses un acte qui te constitue. Ça suppose de savoir que tu te sentes toi-même non pas au centre du monde (la maladie ne te met pas au centre du monde), mais véritablement dans le monde.

CV : Qu’entends-tu par « être dans le monde » ?

EV : Il y a des mouvements paradoxaux dans le temps de la maladie : d’un côté l’institution dilue les traits par lesquels tu te reconnais en te réduisant à être seulement un « malade » ; et d’un autre côté tu es toi-même tellement replié sur ta propre souffrance, que tu fais de toi-même le centre du monde. Du coup, c’est comme s’il y avait une implosion en toi. Et ça c’est mortifère. Mais sentir que tu es dans le monde, c’est ce qui fait que tous les rapports que tu peux établir puissent être des rapports qui subvertissent tous les genres : pour le discours médical tu es un malade, pour le discours social tu dois être éloigné de la vue des autres. Mais c’est à toi même de revendiquer que tu ne sois pas énoncé socialement, politiquement et cliniquement comme on veut t’énoncer. Si on t’immobilise conceptuellement, cliniquement, socialement, cette contrainte immobilise aussi ta pensée, et t’empêche de surmonter les conditions mêmes de la maladie. Refuser cela, c’est un acte politique.
Par exemple, à l’Institut Portugais d’Oncologie, on a des numéros. Je suis un certain numéro, et c’est comme ça que je dois m’identifier. Ce qui se passait au commencement, c’est que j’oubliais mon numéro. On appelait le numéro et je ne bougeais pas. Puis j’ai commencé à réagir au numéro en disant : « C’est moi ». Mais j’ai pensé : comment ça, c’est moi ? C’est un numéro de gestion. Alors je me suis dit : « Qu’est-ce qui se passe si je ne réponds pas ? » J’ai fait ça, et ça a été efficace : je ne répondais pas, et après un certain nombre d’énoncés du numéro, on disait mon nom. Ce sont des petites stratégies de rien, qui sont une forme de résistance très spécifique pour ne pas se laisser détruire. C’est une résistance au discours de gestion des malades, à toutes ces formes d’énonciation qui te vident.
Je me disais que pour pouvoir lutter et détruire une machine bureaucratique, on doit de l’intérieur en ronger les mécanismes, et non pas la détruire de l’extérieur. Ne pas répondre au numéro, c’est produire des failles dans la machine, et c’est par ces failles qu’on peut se dire qu’un jour la machine bureaucratique va s’écrouler.
Ce que j’ai senti, c’est comment la maladie en tant qu’expérience, peut être le scénario de toute une vie. Et si c’est le cas, comment faire partager à d’autres des connaissances que j’ai acquises par l’expérience de la maladie ou par les rencontres.
Par exemple, tout se passe comme si la maladie rendait nécessairement immédiatement les personnes laides. Ça n’a pas un sens seulement individuel, car c’est l’espace social qui te renvoie à une honte de la maladie par la laideur : honte d’être malade, culpabilité, responsabilité, laideur, sont des choses à travailler ensemble. J’ai rencontré des femmes qui sont atteintes par le cancer et qui disaient : on se sent tellement laides, on perd tous les signes qui t’identifient et dans lesquels tu te reconnais, et ça t’enlève ton inscritption sensuelle dans le regard des autres. Ce qu’on ne reconnaît pas non plus dans la maladie, c’est la joie, le rire. J’ai parlé à quelque femmes, et elles étaient vraiment partantes pour échanger sur tout cela. L’une d’elles a dit : « Je devrais être fière d’être en vie, et que l’absence de cheveux soit une cicatrice de ma lutte ». Et une autre a répondu : « Ah, je n’avais jamais pensé à ça ».
C’est ainsi que m’est venue l’idée de demander aux médecins, de pouvoir organiser des rencontres où je transmettrais à d’autres patients les connaissances acquises par l’expérience de la maladie, et pourrais échanger avec eux sur ce que les médecins, pris dans l’institution et identifiés à elle, ne transmettent pas.
Devant le risque de mort, et parce que la maladie est une manifestation de la vie, la dignité, tout autant que la beauté, sont des formes de résistance essentielles. Et l’apprentissage que cela suppose n’est pas seulement une nécessité individuelle : il doit devenir une exigence politique.