Interroger les racines


Pour la revue Pratiques n°84, Où va la psychiatrie ?
Décembre 2018
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En 2013, Saïd Bouamama, sociologue, publie l’ouvrage qu’il a conçu en commun avec un groupe de femmes du Blanc-Mesnil, dans la banlieue nord de Paris : Femmes des quartiers populaires, en résistance contre les discriminations. Elles y prennent la parole : « Quand on est pauvre ou issu de l’immigration, on doit en plus des difficultés matérielles quotidiennes supporter les discours tenus sur nous1. » Et elles ajoutent : « Les problèmes de santé ne s’arrêtent pas au physique. Ils ne sont pas forcément visibles. De plus en plus d’habitants craquent psychologiquement. En fait, les soucis se payent aussi mentalement. De plus en plus de mères de famille sont fragilisées et auraient besoin d’être accompagnées. » (p. 58)
À ce besoin massif et de plus en plus prégnant de soutien psychologique, à ce sentiment d’abandon des quartiers issus de l’immigration, un type de réponse se fait jour, et dit clairement quels sont les termes des « discours tenus sur nous ». Il prend la forme d’un concept qui oscille entre le diagnostic psychiatrique et l’assignation criminelle : c’est la « radicalisation ».

Être radical ?
Marie-José Mondzain, philosophe, a déjà répondu dans un petit livre paru en 2017, intitulé Confiscation des mots, des images et du temps, sur l’abus qu’il y a à discréditer le mot de « radicalisation ». Et de nombreux courants philosophiques, sociaux ou politiques se sont explicitement réclamés de cette intention radicale et des valeurs qu’elle peut promouvoir.
Ce qui nous intéresse ici est non pas simplement la confiscation du mot lui-même, qui mérite en effet d’être pointée ; mais plus encore la finalité de ce détournement de sens. Car si, dans la novlangue du « maintien de l’ordre » contemporain, comme dans tous les dispositifs de pouvoir, le radical est discrédité, il l’est ici dans une intention plus précise, puisqu’il est assimilé à l’opprobre jeté sur une catégorie de population bien particulière : les « radicalisés » (ou supposés tels) sont, dans leur immense majorité, « issus de l’immigration ». Le « radicalisme » est donc ici assimilé à un intégrisme religieux issu des courants musulmans, c'est-à-dire essentiellement de ce qu’on appelle « le monde arabe ».
De proche en proche, donc, une identification se fait jour, qui occupe le devant de la scène institutionnelle et médiatique : entre radicalisme et intégrisme, entre intégrisme et Islam, entre islam et monde arabe, entre monde arabe et criminalité, entre criminalité et banlieues populaires. Elle aboutira à un dispositif liant le ministère de l’Intérieur au ministère de la Santé, intitulé « Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation » (CIPDR). C’est le partenariat entre ces deux ministères qui sera à l’origine de l’organisation, du 7 au 10 novembre 2018, des États généraux Psy sur la radicalisation. L’objet en est présenté ainsi : « Les « psys » : psychiatres, psychologues, psychanalystes ont été appelés à monter au front d’une période de déchaînement de la violence terroriste qui est loin d’être terminée, soit pour soigner ses victimes soit pour penser ses ressorts, soit encore pour tenter de réorienter des sujets qui en portent la justification idéologique. »

Le cahier des charges est donc clairement établi en termes guerriers : il s’agit d’une « montée au front » contre le « déchaînement de la violence terroriste », violence aveugle, irrationnelle, sans logique et sans antécédents, à laquelle la logique rationnelle du discours psy doit faire face afin de repacifier un espace national brutalement et injustement violenté. Une guerre de la science psychiatrique, psychologique et psychanalytique, contre l’aveuglement primitif des pulsions.
Cette logique elle-même, dans un contexte lié à l’actualité historique, est de très court terme, puisque la racine unique en remonte aux attentats de 2015 : « Les communications qu’ils vont proposer dans cette assemblée résultent des élaborations contraintes par les épreuves vécues au cours des trois dernières années, et qui ont changé bien des aspects de la vie commune, sous les effets de la crainte et des mesures de sécurité. »
L’avant-2015 y apparaît comme cette « vie commune », menacée et dévastée depuis par les « effets de la crainte et des mesures de sécurité ». À ces états généraux qui présentent l’année 2015 comme une année historique, aucun historien n’est invité. Mais, outre les psys, des membres de l’administration judiciaire, policière, pénitentiaire et militaire, des criminologues, des politologues, des sociologues, un juriste, un éducateur spécialisé.
Quatre-vingt-dix interventions y sont annoncées, où les terminologies autolégitimantes de la « radicalisation », des « radicalités », de la « haine de l’autre », du « terrorisme », de la « délinquance » et de l’« extrémisme » convergent pour désigner « le radicalisé », essentialisé, indépendamment de tout acte commis, puisque cette appellation peut aussi bien qualifier celui qui fréquente des sites Internet suspects, que celui qui tient des propos jugés déplacés.

Une histoire des quartiers populaires
Le programme affiche très clairement l’intention de ce que Michel Foucault aurait appelé une « orthopédie » : un programme de redressement idéologique qui s’affirme comme tel. Quant aux victimes, elles sont exclusivement considérées du côté de ceux qui ont été blessés ou tués (cent quarante-six pour l’ensemble de l’année 2015) et du soutien qui doit être apporté à leurs familles, soutien psychologique indispensable en effet. Mais qui se soucie, par exemple, de l’« opération antiterroriste » du 18 novembre 2015, faisant suite aux attentats du 13, où les forces du RAID vont tirer, en un assaut de fin de nuit, 5 000 munitions sur un immeuble de Saint-Denis où se terrait un suspect, terrorisant les habitants du quartier, en mettant plusieurs en garde à vue sans aucun motif, renvoyant de nombreux résidents à la clandestinité et provoquant un traumatisme durable chez les familles de ces habitations, dans le contexte d’une véritable stratégie de guerre ouverte ?
La question des attentats fait ainsi paradigme des représentations de quartiers où, comme partout, le plus fort désir des habitants est tout simplement de vivre en paix. La parole des femmes du Blanc-Mesnil est à cet égard éclairante : « C’est comme si nous étions hors des frontières de la République. On ne se souvient de nous que pour des émissions télévisées qui salissent encore plus nos quartiers. Ici, on ne voit plus de policiers, on choisit où on les met. Les seuls moments où on les croise, c’est pour des descentes. Nous, on a besoin d’être protégés dans la quotidienneté. Les opérations coup de poing ne nous apportent rien en termes de sécurité. » (p. 70) Et elle ajoute : « La plupart des adolescents du quartier ont été soumis à des contrôles répétés, à des palpages humiliants, au tutoiement systématique et à la garde à vue. Les petits frères grandissent en voyant leurs aînés mis en garde à vue. Cette expérience laisse des traces quand elle s’inscrit dans le vécu d’un jeune. L’image de la police qui se construit n’est pas dans la fonction protectrice mais est uniquement répressive et négative. » (p. 88)

Les travaux des sociologues mentionnent tous cette forme de « socialisation à la garde à vue » comme expérience de l’arbitraire totalement indépendante des actions commises. Et que cette expérience « laisse des traces » nous dit assez que les traces ne sont pas seulement physiques, mais d’abord et avant tout psychiques.
Si l’on parle de « radicalité », ne faudrait-il donc pas commencer par parler de « racines », qui est l’étymologie même de ce mot. Et comprendre où s’enracinent les formes de socialisation qui créent et réitèrent de l’humiliation au quotidien ? Un petit ouvrage de l’historien Emmanuel Blanchard, récemment paru, éclaire ces origines à partir du présent : « La « génération de cité » mobilisée lors des émeutes de 2005 est ainsi couramment distinguée de la « génération beur » des années 1980. Elle s’est cependant heurtée à des processus et à des formes d’assignation résidentielle et identitaire, ainsi qu’à une emprise et à des violences policières que de larges franges de l’immigration algérienne avaient auparavant eues à connaître2. »

L’analyse de ces deux générations successives, à 25 ans d’écart, nous dit ce que signifient ces formes d’assignation résidentielle et identitaire, à partir en particulier d’une double histoire de l’habitat : celles des baraquements et des logements précaires réservés aux « travailleurs immigrés » des années cinquante à soixante-dix, puis celle de la discrimination au sein même des logements sociaux, entre ceux de centre-ville réservés à une population « blanche » et ceux de périphérie assignés aux autres. C’est de cette discrimination – non dite parce que contraire au droit, et cependant parfaitement évidente et repérée par tous, en particulier dans la gestion des HLM – que procède aussi une gestion différente des services publics : « Il suffit de comparer par exemple les bureaux de la poste à Paris ou ici. Que ce soit au niveau de la beauté des bâtiments, des horaires d’ouverture ou de la qualité de l’accueil, tout est différent. » (Bouamama, p. 98)

Les racines d’un déracinement
Mais cette histoire du peuplement des quartiers populaires est aussi liée à une autre histoire : celle des conflits coloniaux. Emmanuel Blanchard écrit : « La Brigade Nord-Africaine (créée par la Préfecture de police de Paris en 1925) fut la bête noire de tous les Algériens politisés dans l’orbite du PCF, de la CGTU et de l’Étoile Nord-Africaine (parti politique indépendantiste créé en France en 1926 par des ouvriers algériens). La subordination de l’assistance à la répression, une orientation politique non dissimulée ainsi que la corruption d’une partie de ses agents poussèrent le Front Populaire à remettre en cause son action. » (Blanchard, p. 38)

Cette « subordination de l’assistance à la répression » est bel et bien ce que désignent les femmes du Blanc-Mesnil dans l’insécurité qu’elles éprouvent par l’absence ou l’inertie d’une police de proximité, dans le temps même de la présence réitérée des « opérations coup de poing » opérées par la BAC (brigade anti-criminalité), héritière de la Brigade nord-africaine qui poursuivait les militants anticolonialistes des années trente.
Ces racines de la violence s’inscrivent aussi dans le droit. Le philosophe Sidi-Mohamed Barkat publie en 2005, l’année même des émeutes qui ont enflammé les banlieues françaises, un petit livre intitulé Le Corps d’exception et sous-titré Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie. Il n’y insiste pas seulement sur les massacres de Sétif du 8 mai 1945, où les Algériens, qui venaient d’aider la France à se libérer du joug nazi, et réclamaient de ce fait leur propre émancipation du pouvoir colonial, ont subi pendant plusieurs jours une extermination qui a fait 40 000 morts, et a constitué l’une des racines majeures de la guerre d’Algérie. Il parle également de l’ordonnance du 7 mars 1944, où le Comité français de libération nationale avait accordé aux Algériens qui contribuaient à la libération française un statut de « citoyen français à titre personnel », c'est-à-dire une citoyenneté non transmissible à la descendance, cas unique dans les annales de l’histoire du droit. Et il montre comment ce statut, qui niait la filiation biologique elle-même dans une possible reconnaissance politique, a produit ce qu’il appelle un « corps d’exception » : « Sans doute cette détermination (au sens d’un conditionnement) irréductible de l’enfant est-elle l’expression la plus radicale et la plus insupportable de l’enfermement implacable, sans rémission, du colonisé – c'est-à-dire des générations successives de colonisés – dans sa condition de paria3. »

De ces racines-là, de ce qu’elles impliquent en termes de représentation de soi, de la manière dont elles irradient (puisque les racines sont aussi des rayons) la mémoire collective et les mémoires familiales, nulle trace dans des états généraux psy dont la mémoire courte s’arrête explicitement aux « trois dernières années », et ne concerne que le trauma français (indéniable, mais limité autant dans l’espace que dans le temps) des attentats de 2015, en prétendant cependant éclairer l’origine d’une « radicalisation » et en prévenir les suites. Mais une partie de ce « traitement de la radicalisation » se fait précisément, comme une séance entière y est consacrée dans le programme, « en milieu pénitentiaire », laissant aisément anticiper que s’il y a « traitement » (au sens thérapeutique du terme), les conditions du « traitement » sont au moins une pure et simple réitération de l’origine du mal : la gestion punitive des conséquences mêmes de la discrimination.

Un trauma colonial
En 1961, en pleine guerre d’Algérie, Frantz Fanon publiait, aux éditions Maspero, Les Damnés de la terre. Psychiatre d’origine antillaise, il avait été formé à Saint-Alban, haut lieu de la psychothérapie institutionnelle, par François Tosquelles, lui-même réfugié politique ayant fui l’Espagne fasciste à la suite de la défaite des Républicains.
Fanon choisit d’exercer la psychiatrie à Blida, dans une Algérie en pleine guerre de décolonisation. Il écrit : « La vérité est que la colonisation, dans son essence, se présentait déjà comme une grande pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques. Dans différents travaux scientifiques, nous avons, depuis 1954, attiré l’attention des psychiatres français et internationaux sur la difficulté qu’il y avait à « guérir » correctement un colonisé, c'est-à-dire à le rendre homogène de part en part à un milieu social de type colonial4. » Et il ajoute : « La colonisation est réussie quand toute cette nature est enfin matée. Chemins de fer à travers la brousse, assèchement des marais, inexistence politique et économique de l’indigénat sont en réalité une seule et même chose. (…) Il y a donc dans cette période calme de colonisation réussie une régulière et importante pathologie mentale produite directement par l’oppression. » (p. 626)

Qui, traitant de la « radicalisation », interroge cette « pathologie mentale produite directement par l’oppression » dans l’histoire familiale des descendants des colonisés ? Qui aborde seulement la question, dans des états généraux à vocation scientifique et psychologique, où les mots « colonial » ou « post-colonial » ne sont pas même prononcés, et où la figure du « radicalisé » semble en gros surgie tout armée de la propagande de Daesh ?
Karima Lazali, psychanalyste, questionne ce « trauma colonial » qui fait le titre de son dernier ouvrage. À la fois du côté de l’Algérie, et du côté de son immigration française, dans un contexte où, comme le rappelle Emmanuel Blanchard, l’Algérie est le deuxième pays au monde en termes de locuteurs de langue française, et où 90 % de l’émigration algérienne se fait en France. Elle écrit : « La part d’Histoire refusée par le politique se transmet de génération en génération et fabrique des mécanismes psychiques qui maintiennent le sujet dans une honte d’exister5», (entraînant névroses et paranoïa familiales touchant initialement aussi bien les colons dominants que les dominés, et dont atteste précisément Fanon)
Elle rappelle l’origine de la conquête algérienne : « Entre 1830 et 1847, (…) près d’un tiers de la population a disparu selon les historiens, suite aux massacres de masse et aux famines. Il s’agissait de tuer le plus d’autochtones possible, et d’installer de manière définitive la terreur, afin de « comprimer » le peuple arabe, selon la terrible formule d’Alexis de Tocqueville (dans son Rapport sur l’Algérie, publié en 1847). » (p. 51)
Elle rappelle ensuite comment, par l’administration coloniale, les noms des familles ont été changés, et par là même les filiations : « La destruction du nom est bien le meurtre de la matière du symbolique par la loi coloniale. Ainsi les individus ont été massivement renommés ou, plutôt, a-nommés par l’administration hors référence à leur généalogie. » (p. 69)

Et tout à coup se fait jour un monde de déstructuration non seulement sociale, mais mentale, qui vient dynamiter la conscience des racines et rendre impossible le travail de réappropriation de l’histoire. Il livrera les Algériens eux-mêmes, après la fin de la colonisation, à des luttes fratricides pour la légitimité du pouvoir.
Ces luttes trouveront leur acmé dans les années quatre-vingt-dix, lors de ce qui s’est appelé « guerre intérieure », ou « décennie sanglante », avec le signifiant religieux comme enjeu. L’auteure en donne aussi les racines : « Le repli identitaire institué par la colonialité poussait à rechercher une communauté d’appartenance qui réinscrive de la dignité. Et c’est pourquoi l’islam a occupé une place centrale dans le refus de l’asservissement. Au commencement et jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, la lutte au nom de l’islam servira à trouver une reconnaissance (par les pays arabes) qui ouvre la possibilité de prendre place dans le monde et dans l’Histoire. » (p. 134)

Ce désir brûlant de « prendre place dans le monde et dans l’Histoire » est celui de tous, il est commun à ce qui doit faire le fond de toute politique publique digne de ce nom. Et s’il suscite une violence qu’on peut critiquer et des crispations religieuses qu’on peut réfuter, il doit bel et bien interroger d’autres violences qui en sont la matrice, et dont le déni lui-même fait trauma. En 1961, dans la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre écrivait : « La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose. » (Fanon, p. 447)
Il nous reste à entendre cette mise en garde, et à lui donner les sens pluriels que requiert le monde qui nous est commun, ses racines et les formes multiples de ses déracinements.

Notes
Saïd Bouamama et des Femmes du Blanc-Mesnil, Femmes des quartiers populaires, en résistance contre les discriminations, Le temps des cerises, 2013, p. 62.
2 Emmanuel Blanchard, Histoire de l’immigration algérienne en France, La Découverte, 2018, p. 106.
3 Sidi-Mohamed Barkat, Le Corps d’exception, Amsterdam, 2005, p. 46.
4 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, in Œuvres, La Découverte, 2011, p. 625.
5 Karima Lazali, Le Trauma colonial, La découverte, 2018, p. 9.