INSTITUTIONNALISER : LES DEVENIRS PARADOXAUX DU MEDICAL ET DU JURIDIQUE


Pratiques n°31, "Justice et Médecine", octobre 2005

Résumé : Le médical et le judiciaire tendent, par leur institutionnalisation même, à contredire leurs fonctions respectives originelles de justice et de soin, autant qu'à intervertir leurs prérogatives en réduisant le sujet de droit à sa biologie et le sujet médical à l'abstraction du dossier. Il est donc nécessaire de les rappeler à leur véritable finalité.

On voudrait penser ici un devenir commun des institutions, qui est leur devenir contre-productif : instituer, c'est affirmer une finalité que le processus même de l'institution tend à nier. En ce sens, on considèrera médecine et justice comme deux paradigmes de ce devenir institutionnel.
Dans les deux cas en effet, l'intention originelle se présente comme bénéfique : il s'agit de soigner les hommes, il s'agit d'assurer entre eux des relations d'équité. Et aucun de ces deux projets ne peut se réaliser indépendamment d'une organisation institutionnelle. L'institution a donc pour fonction de réaliser au sein du corps social une ambition d'améliorer les conditions, aussi nécessaire aux individus qu'à la communauté.
Mais c'est le devenir institutionnel lui-même qui semble nécessairement aboutir à contredire ses propres objectifs.

1. Dynamique et sclérose de l'institution

Toute institution est, dans son origine, essentiellement polémique : elle se crée contre. Contre un devenir naturel des choses, mais aussi contre un état de fait, contre un statu quo. La médecine ne s'invente pas seulement contre la maladie et la mort, elle se réinvente encore, à l'époque d'Hippocrate, contre la magie du religieux, au Moyen-Age contre la sorcellerie, au XIXème siècle contre l'abstraction dogmatique et au XXème siècle contre l'empirisme clinique. La justice s'invente contre la naturalité du droit du plus fort. Mais elle se réinvente aussi contre des systèmes sociaux jugés incohérents et générateurs de déséquilibre, contre des réalités sociales inadaptées ou dégénérescentes.
On institue d'abord pour lutter contre un phénomène en quelque sorte entropique, pour refonder. Mais cette dynamique de la refondation génère ensuite elle-même une statique de la sclérose, qui la retourne contre son propre objectif, en la mettant au service d'un état de fait ou d'un système de pouvoir en place. En s'inversant ainsi de dynamique en sclérose, l'institution n'inverse pas seulement son processus, mais sa finalité : elle devient le moyen de ce qu'elle prétendait combattre.
Penser la médecine comme institution, ce n'est donc plus la penser comme intention de soigner, mais comme intention de durer. De même, penser la justice comme institution, c'est subordonner en elle l'intention d'égaliser à l'intention de durer. Et vouloir durer, c'est inscrire son action non pas dans une volonté dynamique et critique de déstabilisation, mais, à l'inverse, dans un ordre de pouvoir. L'institution assume ainsi à l'égard de l'ordre social l'ambivalence d'une fonction parentale, génératrice corrélativement de protection et de pouvoir, de bienfaisance et de contrôle absolu.
Dans cette perspective, institution médicale et institution judiciaire s'avèrent radicalement indissociables l'une de l'autre, non pas seulement occasionnellement rapportées l'une à l'autre, mais constitutivement soudées. De telle sorte que leurs domaines d'élection respectifs s'avèrent interchangeables : la médecine devient établissement de preuve, dans le même temps où la justice devient exhibition du corps. Il s'agit moins, pour le médecin, de soigner, que de prouver qu'un soin a été donné ; il s'agit moins, pour le juge, de rendre justice que d'assigner un corps à comparution, à résidence ou à incarcération. Plus le médical devient abstrait, réduit à sa fonction administrative, plus le juridique se concrétise dans la prise de corps.

2. Réduction au corps dans l'espace juridique

Une puissante illustration en est donnée dans un article récemment paru de Didier Fassin, intitulé "Le corps exposé. Essai d'économie morale de l'illégitimité". L'auteur y analyse le contenu des demandes de titres de séjour exigées par l'administration, obligeant le requérant à une véritable exhibition de son intimité corporelle en vue de l'obtention d'un titre juridique, que la réalité politique de sa situation ne lui permet pas d'obtenir :

"Qu'une jeune femme haïtienne qui raconte que son père, militant politique, a été exécuté, que sa mère a disparu à la suite d'un probable enlèvement et qu'elle-même a subi un viol collectif, tous éléments qui ne lui valent pas de bénéficier du droit d'asile, finisse par obtenir un titre de séjour pour soins en produisant les examens biologiques qui attestent la séropositivité qu'on vient de lui découvrir (…) pose la question des fondements moraux du gouvernement de ces illégitimes au monde et du type de citoyenneté qu'il produit". (1)

Ce que ce texte montre pour les demandeurs d'asile, et qu'il applique aussi bien aux chômeurs, et plus généralement aux catégories socialement dominées, nous intéresse ici comme modèle de cette perméabilité du médical et du juridique dans la réalité institutionnelle. Il semble qu'on entre dans ce paradoxe que là où le droit ne veut avoir affaire qu'à des corps, la médecine, elle ne veuille avoir affaire qu'à des entités abstraites, administrativement déterminées. Fassin montre en effet comment l'éthique compassionnelle et victimaire vient se substituer ici à la reconnaissance du droit. Et l'on comprend de ce fait comment les fondements juridico-politiques du statut de la personne s'effacent au profit des données biologiques de l'individu. Mais précisément, cette réduction au corps dans l'espace juridique ne passe nullement par une authentique reconnaissance du corps dans l'espace médical. Plus s'affirme la biologisation des sujets par l'institution judiciaire, plus se confirme leur abstraction par l'institution médico-hospitalière, et la réduction de leur devenir à une gestion de dossier. Plus le corps est sollicité pour faire preuve, moins il est pris en compte comme support de subjectivité. Et il semble à cet égard que la corrélation entre médical et juridique fonctionne sur le modèle pervers des vases communicants.

3. Abstraction médicale et biologisation judiciaire

Si l'utilisation du corps comme source de droit substitue bien une raison humanitaire à la raison politique, elle n'en fait pas pour autant du corps un objet d'attention et de soin : elle en fait au contraire un simple support de dossier. Et en ce sens, l'exemple de la réfugiée haïtienne ne fait pas exception, mais au contraire paradigme, pour comprendre les modalités contemporaines du rapport de l'institution médicale à l'institution judiciaire.
Ce que Foucault appelait la "pathologisation du monde", produit ainsi corrélativement une médicalisation du juridique, et une judiciarisation du médical : c'est le même mouvement, qui contraint le chômeur ou le demandeur d'asile à exhiber un corps malade pour obtenir un droit, et le médecin à produire une documentation administrative pour donner la preuve d'un soin. C'est le même mouvement qui réduit le sujet de droit à ses données biologiques, et le sujet malade à son dossier informatique. Et ce mouvement instrumentalise aussi le médecin.
Cette instrumentalisation se fait à trois niveaux différents, qui le placent chaque fois en double position de pouvoir et de subordination, la perversion consistant en ce que c'est dans le moment même où il se sent le plus investi de pouvoir, qu'il est le plus absolument subordonné. Face à l'institution judiciaire, le médecin apparaît d'abord comme un expert. C'est de sa responsabilité que relève la définition des écarts par rapport à la norme s'il est psychiatre, ou des signes qui peuvent accuser s'il est médecin légiste. Dans tous les cas, à la manière des augures antiques, il est l'interprète d'un certain nombre de phénomènes, décidant d'un statut des signes pour faire sens dans la résolution d'un dilemme. C'est aussi comme gestionnaire du corps et interprète des signes qu'il est appelé à témoigner dans la mise en évidence des maltraitances ou des déviances. Mais, dans tous les cas, la position d'expertise place le médecin dans une position où la fragilité du savoir est corrélative de la puissance institutionnelle, où se creuse le décalage entre l'autorité dont il est investi et l'effectivité de sa compétence. Le médecin auxiliaire de l'institution judiciaire touche à l'un des paradoxes de la responsabilité médicale, qu'elle doit en permanence s'affirmer sur des sujets qui excèdent la réalité de son domaine, et relèvent davantage de l'augure que de la rationalité du savoir. La demande sociale de réquisition du savoir médical est toujours très au-delà des limites objectives de la compétence du médecin.

4. Domaine d'incompétence et judiciarisation de la médecine

Mais, dans l'exercice même de l'acivité médicale au sens strict, ce régime de l'excès est aussi pregnant : la recherche diagnostique, la décision thérapeutique, qui peuvent donner un pouvoir de vie et de mort, tiennent souvent à des intuitions, à des recoupements, à des associations aléatoires dont les simples mesures biologiques ou les repérages de l'imagerie ne peuvent à eux seuls donner la solution. Et le "primum non nocere" est d'autre part renversé par une puissance de nuisance accrue des traitements chimiques autant que des interventions mécaniques. En même temps que se sont réellement accrus les pouvoirs de soigner et de guérir, se sont aussi potentialisés les pouvoirs de nuire, et ont augmenté les possibilités d'erreur, au niveau médical autant qu'au niveau chirurgical. Dès lors, du côté de l'expertise comme du côté du diagnostic ou du traitement, la normalité de la pratique médicale ne cesse de s'exercer aux limites de son domaine d'incompétence.
Et, dans le même temps où les sujets sont réduits à une judiciarisation de leur corps, les médecins sont acculés à une judiciarisation de leurs pratiques, autant dire à assurer à leur marge d'erreur la couverture d'une justification administrative. Ainsi le processus d'abstraction dont l'exercice médical est le lieu par l'extension des données numériques liées aux mesures biologiques et à l'imagerie, se potentialise-t-il de la numérisation du patient dans un dossier informatique, qui désormais, comme preuve de soin, se substitue à l'acte de soin, tendant à faire de la relation médecin-patient une relation essentielllement procédurière, l'enjeu d'un soupçon permanent. Désormais, le praticien est saisi lui-même dans l'engrenage de la machine procédurière. Mais un tel saisissement, loin de garantir une amélioration de la qualité ou de l'égalité des soins, contribue au contraire d'une part à creuser les écarts entre ceux qui ont la capacité de financer un procès et ceux qui ne l'ont pas ; d'autre part entre le médecin en position d'accusé potentiel et le patient en position de soupçon.
La judiciarisation de la médecine ne donne paradoxalement aucun droit de regard supplémentaire au patient, et aucun sens des responsabilité supplémentaire au médecin. Tout au contraire, il les place tous deux en position d'adversaires dans un sytème de biopouvoir dont ils ne sont que les instruments, au sein d'un régime kafkaïen de la procédure et du dossier, dans lequel les intervenants ont perdu de vue la finalité réelle de leur pratique.

5. Dénégation des fonctions de justice et de soin dans l'espace carcéral

Autour du rapport institutionnel comme rapport de pouvoir, se noue ainsi incessament un rapport de peur en même temps qu'un jeu de complicité et de subordination. C'est ce que montre, de façon plus précise encore, le rapport de la médecine aux systèmes punitifs. Il est éloquent que, face aux horreurs de la surpopulation carcérale, aucune voix de la médecine officielle ne s'élève pour en dénoncer ni les inadmissibles conditions d'hygiène, de promiscuité et de développement des pathologies, infectieuses en particulier, mais aussi psychiatriques ; ni les conditions impossibles de traitement et de soin. Ni, en amont, ce qui est à l'origine de telles aberrations : le déficit absolu d'une réelle politique de prévention.
Que la prison, destinée à présenter la peine comme exercice de la justice, soit de fait le lieu emblématique de l'injustice, les seules statistiques de l'origine sociale des prisonniers suffiraient à le prouver. Comme l'écrit Loïc Wacquant à propos des USA :

"Depuis la crise du ghetto, symbolisée par la grande vague des révoltes urbaines de la décennie 60, c'est la prison qui fait à son tour office de ghetto, en entreposant les fractions du sous-prolétariat noir durablement marinalisées par la transition à l'économie duelle des services et par la politique de retrait social et urbain de l'Etat fédéral." (2)

Et Gilles Chantraine, dans son ouvrage Par-delà les murs, montre que cette injustice est le fait d'une véritable volonté politique :

"Les tenants des théories dites de la tolérance zéro, ou, en pratique, de l'intolérance sélective visant à pallier les dommages collatéraux de l'accentuation des inégalités sociales, ont balayé l'émoi humaniste qui forgeait la critique sociale de la prison, et imposent, petit à petit, un choix de société. Le champ d'action du système pénal et le panel punitif ne cessent de s'étendre et deviennent, plus que jamais, une composante essentielle des sociétés modernes." (3)

Or cette institution médicale qui n'intervient pas, en tant qu'institution (des médecins peuvent intervenir isolément), pour dénoncer les abus du système pénitentiaire, qui constituent un vrai problème de santé publique, est pourtant au cœur de cette institution. Mais dans ce cœur-même, elle doit renoncer aux prérogatives du soin pour se plier à celles de l'administration pénitentiaire. Ainsi, l'injustice qui constitue l'origine du peuplement carcéral est reconduite et aggravée de la condition sanitaire d'exception qui est celle du prisonnier. Dans ce lieu social le plus susceptible de réduire les sujets à la "vie nue", l'institution médicale ne peut constituer aucun contre-pouvoir ; tout au plus une possibilité de témoignage, mais, dans la plupart des cas, un référent impuissant ou complice.

Du rapport de l'institution médicale à l'institution judiciaire, dont l'institution carcérale est emblématique et non pas seulement auxiliaire, les perversions ne peuvent ainsi être comprises que si on les rapporte à ce qui constitue la finalité originelle de tout acte d'institution : celle de combattre un état antérieur. Mais l'institutionnalisation contemporaine des usages du corps produit au contraire des collusions du médical et du juridique qui, les obligeant à inverser leurs positions respectives, ont conduit aux formes les plus aigues de désubjectivation. Ce sont ces nouvelles formes qu'il nous appartient, à l'encontre des tendances procédurières qui aggravent les inégalités, de dénoncer et de combattre.

Notes :
1. in Le Gouvernement des corps, dir. Didier Fassin et Dominique Memmi, ed. EHESS, 2004, p.262
2. Loïc Wacquant, Les Prisons de la misère, ed. Raisons d'agir, 1999, p.92
3. Gilles Chantraine, Par-delà les murs, PUF, 2004, p.2

© Christiane Vollaire