INFERNAL


Pratiques n°42, "Les couples infernaux en médecine", juillet 2008

Est infernal ce qui est proprement invivable, et doit pourtant être vécu. Le couple infernal est donc celui qui se rend impossible la vie commune que pourtant il doit vivre. La métaphore est évidemment passionnelle : c'est celle de l'amour-haine, et du lien aussi indestructible qu'élastique, qui ramène sans cesse l'un à l'autre, en dépit de toutes les tentatives de séparation, ceux qui ne peuvent se supporter l'un l'autre, sans pour autant parvenir à se passer l'un de l'autre.
Professionnellement, le couple infernal est donc celui qui est condamné à travailler en tandem, dans le temps même où ses objectifs sont devenus contradictoires.
Or, actuellement, il semble qu'on peut trouver une réalisation de l'enfer, comme espace d'un invivable qu'on est condamné à vivre, dans ce qu'est devenu l'Etat, comme lieu même du conflit d'intérêts. Là se trouve la matrice de beaucoup des contradictions internes à l'exercice professionnel, partout où la défense d'un intérêt général s'affronte à celle des intérêts privés. Partout, surtout, où la défense des intérêts privés se fait passer, par un très pervers mécanisme de substitution, pour celle de l'intérêt général.

1. L'Etat libéral comme matrice des couples infernaux

Toutes les professions qui sont actuellement, à un degré ou à un autre, dépendantes d'un ministère, éprouvent cette tension permanente, non pas entre la défense de leurs intérêts corporatistes et les exigences de l'Etat (ce qui aurait au moins l'avantage d'une logique de transparence), mais entre leur finalité publique et les intérêts privés que défend un Etat passé aux mains du marché. Il ne s'agit plus de défendre une pluralité sociale contre un centralisme étatique abusif, mais au contraire, de défendre la raison d'être unifiante d'un Etat contre les volontés de destruction de ses propres représentants. L'Etat est donc devenu le couple infernal par excellence : celui qui masque, sous les apparences collectives de l'exigence démocratique, la défense d'intérêts particuliers, aussi minoritaires par la population qu'ils représentent, que majoritaires par la puissance financière dont ils sont porteurs.
On est donc obligés d'interpréter, par un décryptage constant du double langage, toutes les politiques élaborées par les ministères publics, comme autant de politiques de destruction de l'espace public. Ministère des Transports, ministère de la Justice, ministère de l'Education, ministère de la Santé, jouent tous sans exception en permanence contre leurs propres fonctionnaires.
C'est ainsi que toute grève, toute revendication sociale, ne peut tendre actuellement qu'à une défense quasi-désespérée du service public contre l'Etat, qui s'identifie à une défense de l'intérêt général contre les intérêts particuliers, mettant en évidence le conflit d'intérêts qui est au cœur même de la politique radicalement anti-étatique d'un Etat devenu schizoïde.
Le couple fonctionnaire-ministère est donc devenu le couple infernal par excellence, couple dont la séparation est impossible, et dont la relation est devenue invivable, tant les "élites" démocratiques fonctionnent à contre-courant de leur finalité. Il est clair que lorsque le pouvoir républicain est passé aux mains des avocats d'affaires, il est tombé dans un danger pire encore que lorsqu'il était aux mains des énarques. Là en effet où une certaine forme de technocratie avait encore en ligne d'horizon quelque chose qui était de l'ordre d'un espace commun, cette ligne d'horizon est véritablement devenue une ligne de mire, et une véritable cible, pour ceux qui n'ont été professionnellement conditionnés qu'au dynamitage permanent de cet espace, à la défense inconditionnelle de toutes les formes de profits privés qui tendent à l'annuler.

2. L'hôpital comme lieu de mise en concurrence

Une formule du philosophe Jean-Claude Michéa donne très clairement les termes de cette mutation :

"D'où le spectacle toujours insolite (notamment lors des comédies électorales) de ces défenseurs intransigeants du Marché, obligés de prononcer, la main sur le cœur, les éloges les plus incongrus du lien familial, de la solidarité envers les plus démunis, de la responsabilité écologique ou du sens civique, alors même que ce Marché, dont ils travaillent sans relâche à étendre l'empire, ne peut fonctionner efficacement, comme ils sont les premiers à le savoir, qu'en sapant continuellement toutes ces dispositions." (1)

Un tel conflit interne à l'institution est dans l'oxymore que constitue le terme même d'Etat libéral : un Etat dont les représentants sont non pas les défenseurs, mais les destructeurs. Et cet oxymore a évidemment sa traduction en termes de relations professionnelles, parce que dans un même espace de travail, des finalités contradictoires vont entrer en conflit, dans une permanente guerre civile au sein de l'institution.
L'exemple emblématique, pour ce qui concerne le système de santé, est évidemment celui de l'administration hospitalière. La finalité gestionnaire, qui tend à instrumentaliser l'hôpital comme lieu de rentabilité, tend par là même dans bien des cas à faire de la direction d'un hôpital non pas le soutien financier du fonctionnement d'un service, mais l'obstacle principal auquel vont se heurter les responsables de ce service : restrictions en personnel, en matériel, réorganisation des services, gigantisme hospitalier, auront évidemment pour conséquence une dégradation des conditions de soin pour les patients et des conditions de travail pour les soignants.

3. Le rapport schizoïde entre qualité et rentabilité

Mais ils auront aussi de ce fait des conséquences en termes de relations de travail : affrontement du chef du service au directeur d'hôpital, mise en concurrence entre les acteurs du soin, mise en concurrence entre les exigences administratives et les exigences thérapeutiques, tensions permanentes au quotidien entre les objectifs gestionnaires et les objectifs sanitaires. Mais aussi tension au sein des équipes entre ceux qui auront intégré les exigences gestionnaires comme finalité de leur travail, et ceux qui prétendent réaliser un objectif de santé publique, ou un objectif tout simplement humain de relation thérapeutique.
Il est ainsi sans cesse demandé à chacun d'agir contre l'institution qu'il prétend représenter, et par là même contre ceux dont la collaboration lui est indispensable, puisque défendre la rentabilité d'une fonction sera nécessairement agir contre sa qualité. Et, de ce fait, le temps grandissant passé aux tâches administratives exigées par l'informatisation d'un travail virtuel se fait au détriment du temps passé à rendre efficient un travail réel. Chaque fonction devient alors à soi-même un couple infernal, dans le rapport schizoïde entre l'effectuation des tâches et leur informatisation.
Hors système hospitalier, c'est dans le travail de l'assistant social que vont se cristalliser ces tensions, dans la relation entretenue avec le répondant administratif de la sécurité sociale. Car, là comme à l'hôpital, la projection du système vers l'optique libérale a pour première conséquence son étouffement dans un surcroît de bureaucratisation. L'un des arguments majeurs du libéralisme, celui d'un combat contre la bureaucratie étatique supposée évoquer les formes honnies du totalitarisme, se retourne bel et bien contre ses auteurs : plus le système se libéralise, plus y foisonnent les formes d'une bureaucratie tâtillonne, multipliant les formulaires sans égaliser les pratiques, et visant à tout contrôler sans rien résoudre.

4. Le couple Etat / International dans la remise en cause des politiques de santé publique

Mais dans cette perspective, le couple infernal est aussi celui que forment l'Etat et l'international. L'Etat libéral n'est pas seulement le lieu d'une injonction paradoxale, il est aussi le lieu d'une véritable dissolution, qui fait disparaître une large part de sa souveraineté décisionnelle dans les impératifs non débattus de la globalisation. Un ouvrage récent, publié par des praticiens et inspecteurs de santé publique, tire la sonnette d'alarme à ce sujet :

"La globalisation des échanges, qui commence à toucher le secteur de la santé, peut, à court terme, modifier les équilibres nationaux si les pouvoirs publics, les médecins de santé publique et tous les acteurs concernés n'anticipent pas le phénomène d'échange qui se développe sous les seules lois du profit et de l'intérêt à court terme." (2)

Le risque n'est donc pas seulement celui d'une libéralisation de l'Etat, mais celui d'une globalisation des décisions : il ne s'agit pas seulement d'une perte de la souveraineté nationale en matière de santé, mais d'une perte de la possiblité d'ue décision politique collectivement élaborée. Ce n'est donc pas seulement en termes de dénationalisation des politiques de santé, mais en termes de déficit démocratique, qu'il faut traduire les tensions du couple Etat / International, telles qu'elles sont engendrées par la globalisation comme phénomène anti-politique majeur.
Et il est particulièrement significatif à cet égard que ce soit la discipline même de santé publique qui s'érige en garde-fou et appelle à la régulation d'un espace manifestement dérégulé. Les auteurs de l'ouvrage cité procèdent ainsi à une véritable mise en garde, qui touche au cœur même des critiques couramment portées contre les politiques de santé publique. Non, la médecine de santé publique n'est pas une "médecine des populations" opposée à une "médecine des sujets". Elle n'est pas, de ce fait, une forme abusive et prétotalitaire du biopouvoir, puisque sa finalité est au contraire de restaurer ce que le philosophe Michael Walzer appelle une "sphère de justice", c'est-à-dire la possibilité d'une régulation par l'intérêt collectif et d'une égalisation, politique et non pas biologique, des conditions.
Les politique de santé nationales ne sont pas plus justes parce qu'elles sont nationales, mais parce que l'espace national est ce qui peut encore permettre l'expression d'un débat public et la relative transparence d'une vie démocratique. Au-delà, on se trouve affrontés à l'opacité de systèmes de décision sans décideurs mandatés, et de ce fait même soumis aux lois du marché. Le lien infernal devient alors celui qui soumet l'Organisation Mondiale de la Santé à l'Organisation Mondiale du Commerce ; couple devenu, au sens propre du terme, mortifère.

C'est bien la multiplicité de ces tensions et de ces injonctions paradoxales qui aboutit à créer, dans le vécu quotidien des relations de travail, toutes les modalités du rapport infernal : celui qui tient ensemble des professions dont les intérêts sont devenus antagonistes ; mais aussi celui qui tient ensemble, au sein d'une même profession, des sujets qui privilégieront une injonction contre une autre ; enfin celui qui tient ensemble, au cœur d'un même sujet, deux injonctions incompatibles.
Dans les trois cas, l'enfer n'est rien d'autre, comme il l'était déjà dans les représentations médiévales ou dans la Divine Comédie de Dante, qu'une métaphore de la folie. Le premier cas manifeste la folie d'un système; le second peut affoler un service ; dans le troisième c'est la personne elle-même qui, professionnellement, devient folle. Echapper à ces trois types de folie, c'est d'abord réorienter une pratique que tous ses contextes tendent systématiquement à désorienter. C'est affirmer pour cela les finalités et priorités de la profession qu'on exerce ; et c'est, de ce fait même, les penser en commun, dans la perspective solidarisante d'une pensée de la santé publique, qui seule peut faire pièce aux processus multiples de désolidarisation dont la médecine, comme enjeu politique majeur, est le lieu.

Notes:
1. Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, ed. Climats, Flammarion, 2007, p.113
2. Médecins de santé publique, dir. P.H. Bréchat, E. Salines et C. Segouin, ed. ENSP, 2006

© Christiane Vollaire