EUPHEMISATION


Pratiques n°44, "Parler et se soigner", janvier 2009

Parler fait du bien, et c'est une idée bien connue, rebattue depuis l'usage que fait Platon du personnage de Socrate, que le dialogue a une fonction pacifiante, dans la mesure où il permet d'accéder à une vérité commune, révélée par la possibilité même de la parole et du débat.
Mais cet effet de pacification lui-même peut être légitimement interrogé. Rendre paisible, c'est aussi bien rendre docile, endormir la faculté d'indignation. Il y a bien un effet lénifiant de la parole, qui pousse à la soumission et à la passivité. Et en ce sens, la pacification du discours constitue bien un mensonge couvrant la réalité violente qu'il veut cacher.
Si la parole politique ordinaire s'avère davantage destinée à rassurer qu'à informer, c'est cette fonction lénifiante qu'il faut questionner : elle est un véritable inducteur de confiance, là où tout doit pousser à la défiance. Et ce faisant, elle permet d'accréditer toutes les formes de violence.

1. Les constructions juridiques du déni de droit

A cet égard comme à beaucoup d'autres, les politiques migratoires sont un véritable révélateur. Il y a des lois pour règlementer, ordonner et rendre rationnel un traitement des étrangers véritablement monstrueux. Il y a des constructions juridiques pour rendre acceptable un déni de droit. La construction juridique de l'espace de Schengen, par exemple, en fait pour des migrants sans papiers, fuyant la violence de leur propre pays, un espace de circularité sans fin ni destination, puisque l'immense majorité des demandeurs d'asile ne trouveront pas de réponse à leur demande. La loi ne prononce pas leur condamnation à mort, mais elle édicte leur condamnation à ne pas vivre, c'est-à-dire à ne trouver ni logement ni emploi (puisqu'ils ne sont pas régularisés), à n'avoir aucune possibilité de vivre en paix. Et cette condamnation à ne pas vivre, à ne pas mener tout simplement la vie d'un être humain ordinaire, ne s'applique ni à des cirminels ni à des déviants, elle s'applique à des personnes victimes de violence, originaires de lieux où la violence est reconnue comme une constante. La loi pacifiante, celle qui prétend dire le droit, ne fait donc en réalité que reconnaître une forme de non-droit.

2. Médicalisation de la peine de mort et réglementation de
l'errance

Déjà, dans les années 80, Amnesty International dénonçait cette euphémisation de la violence que constituait la médicalisation de la peine de mort : la mort par injection léthale était, d'une certaine manière, pire que la mort par électrocution, parce qu'elle masquait la violence de la pratique sous une apparence rassurante. La présence du médecin était en quelque sorte la caution de confort apportée à la réalité brutale de la mise à mort. Elle la rendait acceptable parce que "plus douce", ou même plus scientifique, plus rationnelle.
C'est exactement la même fonction que les mots de la loi remplissent à l'égard des politiques migratoires, par rapport auxquelles la caution du juriste a remplacé celle du médecin. La réglementation de Dublin, récemment établie, impose qu'un migrant, sans papier pour justifier sa présence dans le pays où il se trouve, soit renvoyé dans le lieu où ses empreintes ont été pour la première fois enregistrées par la police. Elle le renvoie ainsi à cette circularité déshumanisante qui lui interdit de projeter quelque part un avenir. Elle remplit les centres de rétention de cette population, originellement aussi sédentaire que nous, et désormais condamnée au nomadisme, à une errance indéterminée de prison en centre d'accueil, de centre d'accueil en centre de rétention. Ce faisant, la loi ne sanctionne pas la clandestinité, mais au contraire elle la produit. Elle pousse à devenir clandestins des sujets qui ne demandent qu'à s'intégrer dans une vie communautaire. Et pousse ainsi à devenir déviants des sujets qui n'ont fait que fuir les déviations de leurs régimes politiques. Mais aussi, elle les expose à cette surviolence que constituent les circuits occultes.

3. Production de la violence : la loi qui rend fou

Violence des maffias, violence des passeurs, violence des réseaux de prostitution, violence des trafics d'organes médicalement organisés, approvisionnés par une véritable industrie clandestine de l'enlèvement : c'est précisément à toutes ces violences qu'exposent les lois de "gestion des flux migratoires" qui produisent elles-mêmes ce qu'elles prétendent résorber : la massification de la clandestinité.
"La loi rend fou", nous disait cet été, lors d'un entretien, un demandeur d'asile tchétchène qui venait d'atterrir dans un centre de rétention polonais après avoir été expulsé, menottes aux mains, de l'aéroport de Roissy. Il s'y était automutilé pour n'être pas renvoyé en Russie. Combien de lois d' "aide au retour" ont abouti à des assassinats ? Et quelle définition doit-on donner d'une "aide" qui produit systématiquement ce résultat ?
Dans les bureaux administratifs des centres pour les réfugiés, des affichettes attractives vantaient ainsi, dans toutes les langues, les ressources offertes aux étrangers dans leur recherche d'asile. Et dans les bureaux du Haut Commissariat aux Réfugiés, des plaquettes bien éditées sur papier glacé présentaient un terrain balisé, quadrillé par des lois protectrices. Dans les chambres, derrière les couvertures qui servaient de paravent ou dans des formes d'intimité un peu plus élaborées, la réalité apparaissait bien différente. Pas nécessairement celle de la misère, mais celle d'un non-sens absolu ; de vies jamais réellement protégées, d'un sentiment permanent de surexposition non pas seulement au danger, mais à la disparition. A un effacement de la visibilité publique. A un ensevelissement de la souffrance sous le caractère lénifiant des discours.

La loi rend fou parce qu'elle prétend être ce qu'elle n'est pas : une forme de rationalité politique qui protège de la violence. Mais aussi parce qu'elle est ce qu'elle ne devrait pas être : un véritable instrument de la violence politique.
De cette euphémisation de la violence, les migrants sont évidemment les victimes désignées. Mais elle fait aussi des victimes collatérales : non seulement tout citoyen rendu complice des lois de son gouvernement, mais aussi tous les exécutants de l'injonction administrative qui condamne des personnes dont chacun peut voir qu'elles ne sont pas coupables. En discutant avec certains représentants de la sécurité, on voit craquer le vernis de rigueur policière, on perçoit aussi la honte qu'on peut secrètement éprouver à "faire le job" qui consiste à représenter un ordre auquel on ne peut pas croire.
On aperçoit enfin une fonction positive de la parole : celle de détisser la toile d'araignée des euphémisations pour faire apparaître, derrière elle, ce que le philosophe Michel Tereschenko appelle "un si fragile vernis d'humanité".

© Christiane Vollaire