ÊTRE, MAIS À QUEL PRIX ?


Pratiques n° 19, « La vieillesse, une maladie ? », cctobre 2002

Le Hamlet de Shakespeare pose dans toute sa rigueur la question existentielle par excellence : "Etre ou ne pas être ?". Question principielle de l'inadaptation, puisque c'est le mouvement même de la vie qui nous en dispense, et nous place en position de la considérer perpétuellement comme résolue. C'est cette question que la vieillesse oblige à poser, par les processus de désadaptation qu'elle induit. Etre vieux, c'est se situer dans cette zone indéterminée entre être et non-être, où l'affirmation de la vie devient aussi problématique que son renoncement.
Mais cette zone n'est pas seulement indéterminée par son entre-deux. Elle l'est aussi par la mobilité de ses franges : vieillir est un devenir, un processus en cours qui commence avec la maturité et s'achève avec la mort, processus auquel on ne peut échapper que par la prématurité de la mort. Processus qui se joue dans la représentation sociale avant même de se manifester dans la réalité du corps, par le dialogue incessant entre ce qui est perçu par l'autre et ce qui est éprouvé par soi.
Or, à ce processus insidieux de désadaptation qu'est la vieillesse, nos sociétés d'incessante mutabilité économique semblent ne pouvoir fournir que des réponses inadaptées.

1. Invisibilité sociale de la vieillesse

Si en effet le vieillissement est de l'essence même de la vie, s'il est inscrit dans le biologique comme Aristote le montre dans Les Parties des animaux en identifiant dans le même mouvement vital croissance et dégénérescence, il est pourtant exclu de la représentation que nous nous faisons de la vitalité. Ainsi ce devenir, qui est notre lot commun en tant qu'êtres vivants, produit-il des représentations sociales qui sont toujours celles de l'altérité, toujours renvoyées à l'extériorité. Soit que les manifestations les plus superficielles de la maturation soient combattues avec acharnement, soit que la réalité la plus crue de la dégradation soit occultée avec la même constance.
De cette volonté d'occultation procède la ghettoïsation de la vieillesse que constituent les maisons de retraite et centres de gériatrie, souvent situés à la lisière des villes, moins pour offrir au vieillard les agréments de la campagne, que pour exclure de la visibilité urbaine une dégradation qui ne doit pas être montrée.
Or le vieillard désurbanisé est un vieillard coupé des réalités sociales, privé de ses relations autant que de ses racines. Par là, réduit à sa condition biologique, il est renvoyé à la nouvelle indétermination, culturelle celle-là, d'un non-lieu. Exclusion géographique, exclusion sociale, ne sont alors rien d'autre que les formes prises par la volonté d'occulter notre propre devenir : une forme d'exorcisme collectif.

Mais, dans le même temps où le regard se détourne de la réalité de la vieillesse, se constitue un autre discours, principalement adressé à elle : discours sécuritaire de protection (celui des campagnes électorales), discours traditionnaliste de repli sur le cocon familial (celui des compagnies d'assurances). Ainsi la vieillesse, exclue de la visibilité sociale, est-elle corrélativement convoquée pour restaurer les valeurs de frilosité qui justifient une politique de surveillance et de contrôle, c'est-à-dire, précisément, de visibilité sociale. C'est précisément sur ce jeu inavoué entre visibilité et invisibilité que se fonde notre représentation de la vieillesse, et c'est de lui qu'elle tire son pouvoir pernicieux.

2. Dénégation du biologique et réduction au biologique

Dès lors, à ce qu'on appelle "vieillir", s'appliquent des réalités si différentes, que la première représentation de la vieillesse est celle de la confusion.
Entre les arguments d'une marque de cosmétiques sur la première ride, et les réalités de l'incontinence, de l'immobilisation et de la perte des fonctions de relation, la distance, qualitative autant que quantitative, est incommensurable. Et c'est pourtant sur l'angoisse des secondes que joue la pression publicitaire des premiers. Sur le présupposé de la continuité entre deux moments différents du temps, qui réfère implicitement les premières marques du vieillissement aux ultimes états de la vieillesse, pour lire dans les premiers la virtualité des seconds. La crème qui atténue les rides les plus superficielles est ainsi métaphoriquement présentée comme une machine de guerre contre le délabrement interne, établissant un rapport analogique entre surface et profondeur, autant qu'entre maturité et sénilité.
La dénégation du biologique par le cosmétique n'est donc pas principalement là où on pourrait l'attendre : ce n'est pas que l'artifice dénie la naturalité de l'écoulement du temps, c'est que la représentation qu'il induit identifie abusivement des moments distincts de la temporalité biologique, les rendant corrélativement indignes de la visibilité sociale. Se fonde ainsi l'image archétypale d'une normalité exclusivement réservée à la jeunesse post-pubertaire. Or la jeunesse, loin d'être la norme du temps biologique, n'en est qu'un moment. Moment qui lui-même ne correspond à aucune norme fonctionnelle d'une société, puisque celles-ci ne sont assurées que par la maturité.

Mais un autre abus est rendu possible au contraire par la distinction entre les temps biologiques : celui qui consiste à transformer une catégorie d'âge en classe, et à l'identifier dans une représentation uniformisée, niant corrélativement la singularité des individus et leur appartenance socio-économique. Ainsi la considération des classes d’âge comme déterminant produit-elle une véritable réduction des sujets au biologique. Car "Les jeunes" ne constituent pas davantage une classe sociale que "les vieux", tant il est vrai que les statuts socio-économiques sont beaucoup plus fondateurs du marquage culturel d'un individu que son âge organique, puisque, acquis dès la petite enfance, ils affichent la permanence d'une identité.

3. Formes de la dépendance

Or c'est précisément ce statut socio-économique qui va déterminer, de façon beaucoup plus vitale que pour n'importe qui, le sort des vieillards, puisqu’il peut rendre une fin de vie acceptable ou indigne. Dès lors en effet que la dégradation physique, la désorganisation des fonctions, apparaissent, c'est la maîtrise du corps qui devient inassumable par la perte de son unité. Et cette désorganisation physique et mentale a pour première conséquence la perte de l'autonomie : l'incapacité physique d'assurer la régulation biologique a pour corollaire l'incapacité psychologique d'assurer la vie de relation sociale. L'incontinence, la maladresse, font perdre au vieillard ce premier acquis social de l'enfance qu'est la propreté, qui est précisément le premier critère de la visibilité sociale. Dépendant d'autrui pour être propre, il en dépend donc aussi pour sa survie publique.
Ainsi, ce qu'on peut repérer le plus constamment dans la vieillesse est une double tendance paradoxale : dans le temps même où s'accélère l'individualisation ( par la diminution des fonctions relationnelles, par l'incapacité de se regrouper, par le repli sur soi et la mémoire exclusive du passé), se dissout au contraire la singularité ( par la diminution des fonctions mentales, par la fin de l'autonomie physique).
Dès lors, la fragilisation physique et mentale est indissociable d'une fragilisation sociale, puisque perdre corrélativement sa singularité et sa capacité relationnelle, c'est être livré au pouvoir de l'autre.
Mais cette dépendance est justement ce que les modes de vie contemporains ne permettent pas d’assumer. C'est un lieu commun de dire que dans les sociétés traditionnelles, la place du vieillard est assurée. Le mode de vie familial permet la répartition sexuée des fonctions domestiques. Le modèle patriarcal de la sagesse des anciens impose le respect dû à leur expérience et la transmission de la mémoire collective. La conception holiste des sociétés où le devenir du groupe est identifié à celui de l'individu, crée les conditions d'une substitution du groupe familial aux fonctions défaillantes de l'individu vieillissant. Mais il est clair que cette place assurée au vieillard se paie d'une forme d'immobilisme social, et d'aliénation des sujets à la structure patriarcale.

4. Paradoxes de la modernité

Dans les sociétés modernes, et plus précisément contemporaines, au contraire, la place du vieillard est radicalement remise en cause, et ce à plusieurs niveaux, puisque la modernité se définit par sa rupture avec la tradition, par la critique des valeurs du passé, mais aussi par l'affirmation de la spécificité individuelle à l'encontre de l'identification collective.
La modernité présente en effet le paradoxe d'avoir érigé en valeurs, c'est-à-dire en repères, en critères de son identification, les notions qui par excellence entrent en conflit avec la possibilité même de se fixer une identité : celles du changement et de la mobilité. La nouveauté n'est pas celle du conflit générationnel, qui est de tous les temps; c'est celle d'une axiologie subversivement constituée sur la mouvance. Or, de cette orientation dynamique de la modernité, la période contemporaine semble accentuer le mouvement.
Mais, dans le même temps où la dynamique idéologique de la modernité tend à produire l'accélération des changements, sa dynamique scientifique tend à la prolongation de la vie, et donc au vieillissement de la population. L'augmentation du nombre des vieillards est donc le résultat objectif d'un processus qui produit en même temps, idéologiquement, la survalorisation de la jeunesse.

Le vieillard subit ainsi une triple désadaptation, physique, culturelle et idéologique. Physique parce que ses fonctions ne répondent plus à ses besoins vitaux. Culturelle parce que l'accélération des mutations contemporaines le fait vivre dans un monde où il ne se repère plus. Idéologique parce qu'à la place qui lui est physiquement faite par le progrès des techniques médicales, ne répond aucune place symbolique dans l'ordre du devenir social.

Ainsi notre rapport à la vieillesse est-il symptomatique de notre rapport plus général à la tradition; ce que montre, dans l’apparition même de la modernité, le choc qu’elle a pu constituer et les contestations dont elle a été l’objet. A cet égard, la polémique engagée, à la charnière du XVIIIème au XIXème, par le philosophe Herder en Allemagne, fournit de réels indices.

5. Le besoin d’enracinement

Herder s’attaque en effet à l’esprit des Lumières, qui a produit la révolution française, en attaquant à travers lui ce qui est l’essence même de tout processus révolutionnaire : la légitimation du changement social. Il montre pour ce faire que l’humanité se définit seulement par son inscription dans la tradition, par la reconnaissance de ses racines, et que l’histoire n’est que le développement de cet enracinement. C’est la nature qui fait l’homme, par son apparition au sein du cosmos, et le développement historique de l’humanité n’est qu’une forme de sa gestation biologique. La tradition culturelle n’est ainsi légitimée que comme prolongement d’un devenir naturel de l’homme; et dès lors, rompre avec la tradition, c’est aller contre la nature. De cette continuité entre nature et tradition, le modèle familial est un véritable paradigme : l’obéissance de l’enfant au père est aussi naturelle et spontanée que l’obéissance du sujet au souverain, la vieillesse devenant alors la figure positive de l’autorité. L’idée démocratique d’un accès du peuple à la maturité politique serait donc aussi fictive que celle d’une émancipation de l’individu à l’égard du système familial. Et Herder considère cette fiction même comme destructrice parce que dénaturalisante : toute volonté d’émancipation est une contre-nature. C’est donc l’essence de la modernité que Herder condamne ici, au nom d’une naturalité de l’espèce humaine intégrée dans le double cocon du cosmos et de la tradition familiale.
Il est clair qu’une telle conception de l’humanité a des effets radicalement réactionnaires. Mais en même temps, elle manifeste une constante humaine tout-à-fait réelle : celle du besoin d’enracinement et du désir de protection, celle de la fondation de soi dans une origine. Elle met donc en évidence la réelle aporie à laquelle est confrontée la modernité, par les processus de déstabilisation qu’elle induit.

6. HéroÏsation et dévalorisation du vieillard

Or le statut du vieillard dans les sociétés contemporaines en est un effet : rejeté dans la réalité de sa déchéance, il est magnifié dans la fiction patriarcale du vieux sage. C’est ce que semble montrer le renouveau de succès récent de la saga de Tolkien Le Seigneur des Anneaux, devenue la référence absolue d’une génération d’adolescents à la suite de son adaptation cinématographique. Fascination médiévale des vieux grimoires, résurgence d’un mythe des origines, figure tutélaire du vieillard meneur d’hommes; on est saisi du contraste entre le caractère archaïque de ce contenu, et la surenchère technologique issue des jeux videos qui lui donne forme. C’est que précisément le besoin, réactif autant que régressif, d’enracinement, resurgit, tel un retour du refoulé, derrière la dynamique progressiste des effets les plus voyants de la modernité.
Cette figure du vieillard héroïque, à la manière du Moïse de l’Exode, n’est en effet que la représentation mythique du besoin de généalogie : si l’origine est toujours un mystère, c’est seulement par le récit qu’on peut tenter de l’élucider.

Mais cette héroïsation du vieillard originel semble bien contribuer à la dévalorisation du vieillard réel : le vieillard réel n’a rien d’héroïque, parce qu’il a perdu ce premier caractère du héros qu’est la fermeté, celle du discours autant que celle de l’assurance physique. Il n’y a pas de récit pour dire la réalité de la dégradation, précisément parce que le premier effet de cette dégradation est la détérioration de la fonction de langage. Ce qui fait qu’un vieillard est un vieillard, c’est d’abord ce dysfonctionnement relationnel. Dysfonctionnement au sens propre déshumanisant, puisqu’il perturbe toutes les fonctions de symbolisation.
Cette perte des fonctions de symbolisation est évidemment indissociable d’une réduction aux fonctions biologiques, et dans le temps même où celles-ci se défonctionnalisent. Absorber et éliminer finissent par occuper l’intégralité du temps, d’une part à cause des difficultés de préhension et de contrôle des mouvements, d’autre part à cause du caractère incontrôlé de l’élimination, qui en empêche la gestion temporelle. Le vieillard n’est donc pas seulement dépendant, il court le risque d’être considéré par celui dont il dépend de manière animalisée.

7. Formes du parricide

Cette réduction à l’animalité n’est elle-même pas sans connotation dans le regard de l’autre. Si en effet la représentation archétypale de la vieillesse se positive dans celle du patriarche tutélaire, elle se négative dans celle d’une autorité pesante. A cet égard, la volonté de modernité n’est pas seulement, contrairement à ce que prétendait Herder, une volonté contre-nature. C’est une volonté naturelle d’émancipation à l’égard de la puissance ancestrale, de libération du joug de l’autorité parentale. Le rapport qu’on établit à la vieillesse est ainsi toujours le rapport à un pouvoir déchu, à un danger passé, à une rivalité abolie. Et l’on peut lire aussi, dans les comportements les plus affectueusement apitoyés, cette insidieuse jouissance de la déchéance de l’autre, cette conscience qu’un cycle est accompli, et que son tour est passé. L’appellation de “papy” et de “mamy” que lui donnent y compris des étrangers, l’infantilisation dont il peut être l’objet même dans les marques de sympathie, ne sont bien souvent que des symptomes de cette jouissance.
A cet égard, le rôle du fauteuil est peut-être l’un des plus symboliques. “Puis du lit au fauteuil, et puis du lit au lit”, chante Jacques Brel dans “Les vieux”. Si le lit n’est évidemment rien d’autre que la préfiguration du cercueil, le fauteuil est beaucoup plus ambivalent. C’est toujours dans l’histoire la figure du trône et la représentation du pouvoir : le maître est celui qui est assis quand les autres sont debout, et les lieux emblématiques de la royauté sont toujours des salles du trône. Mais le fauteuil est aussi l’objet de celui qui ne peut plus se tenir debout : le fauteuil du vieillard est ainsi par excellence le symbole dérisoire du pouvoir déchu.
En étudiant la question du parricide comme une question fondatrice du droit occidental, Pierre Legendre met en évidence ce qu’il appelle “la filiation bouchère”, montrant ainsi, dans la ligne de la pensée freudienne, que l’accès au pouvoir, c’està-dire tout simplement à l’existence, passe nécessairement par le meurtre du père. Il est clair que le spectacle du vieillissement réalise ce désir symbolique.
Mais il se trouve aussi que la mort de l’autre peut n’apparaître que comme une préfiguration de la nôtre, et il en est de même pour son vieillissement. C’est justement dans cette tension entre deux représentations de l’autre, celle de l’altérité et celle de l’identité, que se joue notre rapport à la vieillesse. Et c’est par la conscience de cette tension qu’on peut éviter le double écueil de la complaisance morbide et du désintérêt.

La vieillesse, parce qu’elle place en position de faiblesse, ne peut qu’accentuer les rapports de pouvoir. Elle aggrave par là considérablement les différences socio-économiques, produisant de véritables discriminations entre les vieillards qui ont les moyens financiers d’assurer leur survie sociale et ceux qui n’ont que le choix de l’indignité. Mais si le rôle d’une politique de santé est de réguler ces déséquilibres, il est aussi de réfléchir à ce qui les motive. Il n’y a pas de bonne solution à la dégradation de la vieillesse, parce que toute solution n’est jamais qu’une tentative de substitution à la perte irrémédiable de l’autonomie. Mais il y a des solutions inacceptables, et ce sont celles qui sont le plus couramment mises en oeuvre : ghettoïsation, infantilisation, déstructuration des repères, qui anticipant la dégradation réelle, précipitent le vieillard dans la sénilité.
Dans ce moment, précaire entre tous, où le biologique tend à reprendre le dessus sur le culturel, l’urgence la plus authentiquement vitale n’est plus celle de la survie physique. C’est, à l’encontre de tous les processus de dépersonnalisation que produit le vieillissement, celle d’une reconnaissance obstinée de la singularité.

© Christiane Vollaire