DU DROIT A PENSER LA MORT : LES ORIGINES DU MONOPOLE RELIGIEUX


Pratiques n°34, « Autour de la mort, des rites à penser », juillet 2006

On n'a cessé de dénoncer, dès l'Antiquité, les abus des pouvoirs religieux : Epicure, déjà, mettait en évidence l'inutilité morale de ce qu'il qualifiait de "superstition". Au XVIIIème, le premier effet de la modernité politique a été de promouvoir, par le concept très polémique de "tolérance", une dissociation radicale entre obligation politique et contrainte religieuse, à l'encontre des théocraties médiévales. Et la vague de fond de la rationalité scientifique, de Descartes à Darwin, a sapé les fondements de l'autorité religieuse en matière de savoir, de même que les philosophies du soupçon (celle de Marx ou celle de Nietzsche) ont montré avec la plus grande acuité les perversions sociales dont elles sont le lieu.
Or, à la période contemporaine, les grands monothéismes continuent de s'arracher le privilège du droit à la guerre sainte, et les fictions les plus hallucinantes sur l'amour universel, l'omniscience et l'omnipotence d'un être parfait ne cessent de se traduire dans les termes du réel le plus violents. L'évidence manifeste d'un discrédit qui frappe, autant d'un point de vue théorique que d'un point de vue pratique, les systèmes religieux, ne semble pas entamer leur impact dans le domaine intellectuel autant que dans le domaine sociopolitique. C'est cette résistance obstinée du religieux que nous voulons interroger, et tout nous pousse à le faire à partir de ce qui spécifie l'origine de toute institution religieuse : la question de la mort.
C'est autour du phénomène de la mort que l'impact des religions doit être interrogé, parce que c'est à partir de lui qu'elles constituent la spécificité de leur pouvoir intellectuel et moral, même là où elles ont perdu l'apparence du pouvoir politique.

1. Nécessité politique de la naissance du religieux

Ce pouvoir s'organise d'abord autour des pratiques de ritualisation : le travail des ethnologues, autant que celui des historiens de la préhistoire, montre que toute société, dans ses origines, s'organise autour du culte des morts, que celui-ci motive la production des premiers objets non utilitaires, et se trouve de ce fait à la racine de l'idée même de l'art. Le culte des morts a une fonction politique centrale : celle de manifester la pérennité d'un ordre social au-delà de la durée de vie de ses membres. Une société n'est pas une réunion temporaire d'individus, mais une permanence institutionnelle qui doit transcender la durée de vie biologique des sujets qui la composent pour pouvoir leur imposer des interdits et des lois, et les réunir selon des normes qu'ils puissent se transmettre.
Toute religion commence ainsi par un effet de dénégation : il faut nier l'évidence (celle de la putréfaction et de la dissolution de ce qui fut un homme) pour que puisse exister un fondement politique de l'ordre social, un lien dans le temps entre des sujets dissociés, une mémoire de la collectivité. Cette fonction de lien est inscrite dans le terme même de religion ("ligere" en latin signifie "lier").

2. La fonction de dénégation

L'inefficacité de toutes les critiques du religieux semble ainsi tenir en ce qu'elles dénoncent comme défaut ce qui est précisément la raison d'être du religieux : son principe de dénégation. Les religions ne sont évidemment pas faites pour dire le vrai, mais pour dire ce qui est nécessaire à la constitution de la cohésion sociale. Elles sont le premier effet de la culture et de l'élaboration du langage : non pas un effet annexe de l'institution des civilisations, mais la condition de possibilité de toute civilisation. Précisément parce qu'elles sont liées à la production du langage qui définit la culture et permet à l'homme de sortir de l'ordre naturel. Quitter une vie naturelle, c'est, comme le montre Lacan, sortir de l'ordre du réel pour entrer dans l'ordre du symbolique, celui de la représentation. Ordre dans lequel c'est le fictif qui devient producteur de nouvelles vérités dégagées de tout rapport au réel. L'essor du religieux participe de cette création d'un monde fictif, par laquelle le langage devient performatif, c'est-à-dire producteur d'efficacité sociale. C'est précisément cette efficacité qui caractérise le lien religieux, dans la mesure même où il invente la relation verticale avec un au-delà pour fonder la relation horizontale entre les membres du corps social.
La notion de livre sacré dit bien ce caractère fondateur du langage dans l'espace religieux, mais dit aussi comment toute religion est au cœur même de l'invention de la langue, parce qu'elle est au cœur de la production d'un devoir-être à l'encontre de l'être des choses.

3. La violence

Mais cette production volontariste, qui répond à une exigence sociale, est aussi une violence. Les rites religieux commencent par le sacrifice, par ce que René Girard reliait de la façon la plus indissociable dans La Violence et le Sacré. Et cette violence elle-même, fondatrice de toute religion, fait l'objet d'une dénégation religieuse : la religion chrétienne, qui se figure, comme l'écrit Nietzsche, dans l' "adoration du cadavre", par la représentation d'un corps torturé, s'affirme comme religion d'amour. La religion musulmane, qui se fonde sur une entreprise de conquête, s'affirme comme religion de paix, et l'on pourrait déployer à l'infini l'énoncé des contradictions internes à la production du discours religieux, sans pour autant entamer le moins du monde son efficacité. Parce que cet espace du langage occupé par le religieux a pour fonction exclusive non pas de dire le vrai, mais de masquer l'espace, indicible par excellence, de la mort.
La mort n'est pas tant une violence faite aux hommes, qu' un danger infligé à la cohésion sociale. Danger dont elle se protège par la violence du religieux, ses interdits, ses rites, ses sacrifices, ses menaces et ses sanctions. Par tout l'espace de culpabilité et de terreur qu'elle déploie autour de la transgression, et qu'elle occulte par le discours lénifiant de l'amour, de l'obéissance consentie et de l'apaisement.
En ce sens, toute la difficulté des sociétés occidentales est peut-être d'avoir trop vite écarté, au nom d'une exigence de rigueur et de vérité, le discours religieux comme obsolète. Il l'est évidemment, et l'a toujours été, en termes de savoir : les Grecs présocratiques étaient déjà capables d'opposer le "muthos", discours du recours au surnaturel, au discours du "logos", comme tentative de rationaliser notre rapport à l'univers et à la nature, et d'accéder ainsi à la connaissance. Mais l'idée moderne d'une possibilité de révolution, de modification radicale des mœurs et des croyances, des rapports de pouvoir et des comportements ; l'idée, selon la formule de L'Internationale, de "faire table rase" du passé, se heurte à cette réalité obstinée, mise en évidence par la psychanalyse, d'un retour du refoulé.

4. Vécu individuel et espace public

Dans L'Avenir d'une illusion, Freud montrait déjà au début du XXème siècle comment les grands monothéismes remplissaient cette fonction irremplaçable de réaliser le fantasme du père tout-puissant et protecteur, désir commun à tous les hommes puisqu'ils ont tous en commun le vécu d'une enfance où s'éprouve le sentiment d'être exposé à la précarité et au danger. Mais ce qui s'éprouve dans l'espace intime de l'inconscient individuel n'a de pouvoir symbolique que s'il se traduit aussi dans l'espace public comme réponse à une nécessité sociale. Car l'épreuve de la précarité n'est pas seulement une épreuve individuelle, c'est une expérience commune. La mort est une affaire publique, et c'est en tant que telle qu'elle est offerte à la ritualisation : ce que le rite conjure, ce n'est évidemment pas la mort individuelle dont tout sujet peut constater l'effectivité pour ses proches ; mais c'est la mort du corps social, pour laquelle chaque mort individuelle constitue une préfiguration, et dès lors une menace.
A la lecture de l'Iliade par exemple, il est troublant de voir à quel point les héros s'entretuent allègrement et en toute légitimité, s'accordant parfaitement, d'ennemi à ennemi, le droit de tuer. Le désaccord entre les ennemis ne survient qu'après la mort : c'est l'usage du cadavre qui est objet de litige. Et tous les efforts des guerriers vivants portent moins sur la défense de leur compagnon en danger face à l'ennemi, que sur la récupération de son cadavre : les Grecs qui ont laissé Patrocle offert aux coups d'Hector déploient des trésors de courage et d'ingéniosité pour ramener son corps dans leur camp. Et de même le vieux Priam encourra tous les dangers et risquera toutes les humiliations pour aller chercher le cadavre de son fils entre les mains de son meurtrier. Ramener le corps dans son camp n'est pas prioritairement un acte affectif, c'est d'abord un enjeu de cohésion sociale, et c'est cette cohésion que l'ennemi cherche toujours à briser en faisant obstacle à la récupération des cadavres : la privation des funérailles est un acte de guerre plus violent que le meurtre lui-même.

5. Conjuration et trahison

Autour de cet enjeu social se joue nécessairement la fiction d'une pérennité de l'âme survivant au corps, et d'une conjuration de la mort physique par les rites déployés autour de la disparition. Les rites mortuaires s'accomplissent autour d'un vide central dont il faut dénier l'effectivité pour que la communauté continue d'exister. C'est la parole qui vient combler ce vide, et donner ainsi lieu à ce qui n'a plus d'espace. C'est la fonction de la prière, ou celle de l'éloge funèbre, de donner corps à ce qui n'est déjà plus même un corps, de faire encore exister par la parole, par l'échange et la communication, celui qui a définitivement cessé de parler, d'exister et de communiquer.
La conjuration de la mort semble ainsi répondre à la fois à une demande intime et à une demande sociale, dans la mesure même où l'inacceptable social est aussi un inacceptable affectif et émotionnel. Et cet inacceptable tourne autour du changement de statut du corps, passant de son état animé de support de relation, d'identifiant d'un sujet et d'une personne, à l'état pur et simple de déchet. Que quelqu'un devienne rien est nécessairement vécu comme une forme de trahison. Comme si l'absence manifestée par le cadavre rendait tout-à-coup sujette à caution sa présence antérieure comme personne. Comme si cette chose inexpressive et rapidement décomposable que nous avons face à nous disait quelque chose d'une altérité, d'une étrangeté irréductible que nous n'avions pas su précédemment reconnaître. Disait quelque chose enfin de cette "inquiétante étrangeté" que nous ne pouvons pas reconnaître en nous-même, puisqu'après tout le devenir-cadavre nous est commun à tous, autant que l'expérience même de ce devenir-cadavre nous est étrangère.

6. Le "comme si" et la réduction de l'espace fictionnel

Les religions sont à cet égard dans la position commune du "comme si" : elles font comme si cette étrangeté radicale et insurmontable était en réalité déjà surmontée, comme si cette expérience interloquante de l'altérité face au cadavre n'était qu'une apparence trompeuse nous masquant la réalité d'une continuité de la vie, comme si l'autre appartenait encore à la communauté (publique ou privée, affective ou instituée, mais toujours socialisante) que nous avons formée avec lui. Ce "comme si", nous en avons besoin, en tant que vivants, pour maintenir notre propre lien avec nous-mêmes, dont la mort de l'autre aimé emporte une partie. C'est ce que disait déjà Montaigne, dans les Essais à la mort de La Boétie.
Mais précisément, l'institution religieuse exclut la dimension fictionnelle de ce "comme si", et interdit ce faisant d'assumer l'expérience de la mort de l'autre comme réalité. L'intensité du vécu de la mort de l'autre, le gouffre qu'il ouvre en nous, ne nous est nullement commun à tous, et pour chacun d'entre nous n'est pas commun à toutes les morts que nous avons à affronter, ni identique à tous les moments de notre existence. C'est la raison même pour laquelle l'écart fictionnel qu'elles suscitent est variable à l'infini : le besoin de parler à l'autre, l'imagination de sa présence, la sensation de sa voix, la puissance de ce qui, dans le souvenir de lui, nous abstrait du réel, instituent de manière intime, bien au-delà de la symbolique des rites, notre imaginaire individuel comme relais d'une réalité perdue. Et cet écart fictionnel lui-même contribue à construire notre subjectivité. C'est cet écart fictionnel que la dogmatique religieuse interdit en transformant l'analogie du "comme si" en vérité métaphysique.

Que la connaissance de la nature ne nous dise absolument rien d'une possibilité d'éviter la mort, que son évidente vérité s'oppose obstinément à tous les désirs individuels autant qu'aux fantasmes collectifs, nous renvoie à ce qu'écrivait Rousseau dans le Contrat social : les sociétés meurent, comme les hommes. Mais leur durée de vie est plus longue, et ce sont les liens culturels qu'elles tissent qui déterminent les conditions de vie et de mort des individus qui les constituent.
La constitution de tout ordre religieux à partir de la mort met en évidence ce paradoxe d'une construction du lien social à partir de ce qui produit la déliaison. Mais c'est aussi ce qui produit, dans tout l'espace social qui entoure la mort, un monopole de la parole religieuse, y compris pour des sujets qui l'avaient toute leur vie évacuée.
Briser ce monopole, c'est faire vivre et exister une solidarité sociale capable d'envisager le rapport à la mort sur un autre mode que celui de la dénégation. C'est donc à faire reposer le lien, social autant que affectif, sur des supports politiques plus fermes que ceux de la fantasmatique religieuse, qu'il faut nous atteler aujourd'hui, face à un retour du religieux contemporain qui semble ne nous signaler rien d'autre, précisément, que la dégradation des formes modernes de la socialité.

© Christiane Vollaire