DESECTORISER


Pratiques n° 43, "Réécrire le soin", octobre 2008

Transmettre n'est pas simplement communiquer. Si communiquer suppose en effet la simple possibilité pour l'émetteur de passer un message, la transmission nécessite une activité du récepteur, un lien qui demeure, une responsabilité réciproque entre émetteur et récepteur, dont chacun doit avoir à répondre devant l'autre. Ce que la transmission engage n'est donc pas seulement un discours donné, mais un mode de pensée, de relation et d'existence. Cette nécessité de transmettre des valeurs communautaires, elle était chevillée au corps de Patrice Muller comme elle demeure, après lui, chevillée au cœur de la revue Pratiques.

Qu'est-ce que notre actualité ?
Cet engagement de la transmission, on le pense généralement d'abord comme transgénérationnel. C'est ainsi qu'il permet de faire perdurer des modes de pensée et de comportement, mais aussi de les faire vivre, de les modifier, de les adapter, de les métamorphoser pour leur donner une nouvelle vitalité. Foucault montrait ainsi que l'esprit des Lumières n'était pas un strict respect de la lettre des auteurs du XVIIIe siècle, mais au contraire la manière dont leur regard distancié sur leur propre époque nous permettait de penser la nôtre, et d'engager une réactualisation de leur discours. Il posait ainsi, dans une relecture de l'article de Kant « Qu'est-ce que les Lumières ? », la question : « Qu'est-ce qu'être actuel, ou qu'est-ce que notre actualité ? ».
Cela signifie aussi : « Que modifions-nous dans la réception de ce qu'on nous transmet ? » Et « Qu'est-ce qui sera modifié dans la réception de ce que nous transmettons ? » Et c'est précisément cette instabilité, cette labilité générée par la transmission qui la rend vivante.
A cette labilité se sont toujours opposées toutes les formes d'académisme, et les conformismes qu'elles génèrent. Ce sont ces conformismes et ces académismes que, par la création et par le mouvement même de la revue Pratiques, Patrice cherchait à combattre, parce qu'ils sont toujours porteurs de réaction. Et le moyen pour les combattre était cet art qu'il avait de glisser d'un domaine à l'autre, de mettre en relation et en communication des disciplines apparemment étanches, de solliciter des représentants de pratiques différentes, et surtout de chercher toujours les passerelles les plus efficaces entre théorie et pratique.

La transmission entre les disciplines
Ainsi, la transmission ne se fait pas seulement entre des sujets, mais aussi entre des formes de discours, entre des disciplines, entre des champs d'investigation. Elle consiste toujours à fluidifier les relations entre les domaines pour rendre la réflexion plus performante. A chaque fois qu'une avancée se produit, c'est par cette interaction entre les discours, et c'est cette transdisciplinarité qui permet d'interroger un ordre social, de critiquer une décision politique, de questionner une mesure économique, de dénoncer un postulat religieux. Cette fluidité est donc la condition même du maintien d'un regard critique : c'est elle qui donne du recul et, maintenant la distance entre un sujet et son objet, évite l'écueil de la myopie intellectuelle.
Transmettre, c'est donc toujours aussi solliciter, lancer des passerelles, désectoriser les formes de savoir et les formes d'action, déverrouiller les frontières que les traditions ont souvent instaurées entre les disciplines. Un des multiples exemples qu'il a donnés de cette volonté de déverrouillage a été la proposition faite à l'Université Paris 7 du projet « La Médecine en débat » : conçu comme un lieu d'échanges entre théoriciens et praticiens, mais surtout comme un lieu où des praticiens affirment leur besoin de réflexion, en même temps que leur capacité à fournir les matériaux et les outils de cette réflexion. Dans le temps même où des « professionnels de la théorie » se rendent aptes à se saisir de ces matériaux, à intégrer ces nouveaux apports, et par là même à modifier et à reconsidérer leur champ d'investigation.

Théorie et pratique
Les réticences auxquelles ce projet s'est affronté, les hostilités qu'il a rencontrées, ont été de deux ordres. C'est d'une part l'antique hiérarchie, très aristotélicienne, entre théorie et pratique, qui tend à valoriser la « contemplation intellectuelle » au détriment de l'activité matérielle. Ce partage du corps social, dont la réalité n'a cessé de montrer l'inefficacité, demeure un partage symbolique, en dépit de la façon dont il a été puissamment récusé par des penseurs comme Descartes, affirmant que la théorie doit toujours être au service de la pratique, et récusant la « speculatio » de la pensée scolastique comme inutile et sans objet. L'académisme universitaire demeure une tradition forte, même si elle n'est pas universellement partagée au sein de l'université. Et, au sein même d'une pensée de la médecine, la relation au praticien demeure problématique.
Mais une autre forme de réticence est liée à l'autre passerelle, celle qui lie la pratique médicale à une pensée politique. Du champ de la pensée épistémologique au champ de la pensée politique, les cloisonnements sont aussi forts que du champ de la pratique médicale à ces deux modes de pensée. Et si une pensée épistémologique (de réflexion sur les sciences médicales) a déjà du mal à se frayer un chemin dans la formation des médecins (et plus encore dans celle des professions paramédicales), une pensée du politique, et des implications de l'action médicale dans le devenir collectif d'une réalité sociale, apparaît comme un véritable danger de discrédit.

Le discrédit jeté sur le politique
Plus encore, dans le contexte de ce projet commun, l'engagement militant de la revue Pratiques était perçu non comme la rigoureuse application d'une réflexion théorique, mais au contraire comme sa dévaluation, ou même comme sa corruption : quelque chose qui rendait la revue intellectuellement douteuse et peu fréquentable.
On touche ici au cœur d'une constante très contemporaine au sein des milieux universitaires des années 2000 : le discrédit jeté sur la pensée critique, dont se plaignent tous les chercheurs engagés. Qu'elle soit de sociologie, d'anthropologie, d'histoire ou de philosophie, toute recherche conduisant à un regard critique sur la réalité politique contemporaine se voit qualifiée de « non scientifique », d'emblée discréditée dans sa valeur intellectuelle. Ce discrédit engage évidemment de redoutables formes d'autocensure : aucun chercheur n'a intérêt à risquer la disqualification de son travail. Et, comme toujours, la prétendue « neutralité scientifique » n'est rien d'autre que la façade donnée à la légitimation des pouvoirs en place. Il est « neutre » de justifier, implicitement ou explicitement, le point de vue techniciste et notabiliaire de l'Ordre des médecins, mais « non scientifique » de mettre en évidence les soubassements économiques et idéologiques de sa position.

La volonté, donc, de créer ces voies de transmission, d'une discipline à une autre, d'une activité théorique à une activité pratique, d'un questionnement sur l'épistémologie à un questionnement sur la relation au patient, d'une pensée de la technique à une pensée du politique, d'une réflexion intellectuelle à un engagement militant, toute cette fermentation très vibrante qui animait la volonté de Patrice, il savait qu'elle constituait non pas une évidence communément reçue, mais au contraire un combat à mener sur des fronts très différents. Et c'est cette conviction qui le poussait à créer ces liens entre les domaines et entre les personnes. A être en quelque sorte le « neurotransmetteur » de cette énergie, dont lui-même s'alimentait au sein de la revue. En cela, il était le représentant d'un véritable esprit « généraliste », qui ne devrait pas concerner seulement la médecine, puisqu'il est la condition même de la vie.

© Christiane Vollaire