DES LIENS
Communicable et incommunicable dans l'expérience sensible


Pratiques n°30, « Les sens au cœur du soin », juillet 2005

Résumé : Littérature et photographie contemporaines sont convoquées ici, conjointement aux interrogations philosophiques et médicales du XVIIIème sur la perception, pour comprendre ce paradoxe central d'un sensoriel qui tout à la fois ouvre au monde et clôt sur l'incommunicable.

"Qu'est-ce qu'un roman policier ? Un essai d'organiser le chaos. C'est pourquoi mon Cosmos, que j'aime appeler un roman sur la formation de la réalité, sera une sorte de roman policier."
Witold Gombrowicz, écrivain polonais, écrit cela dans son Journal en 1962, au moment où il rédige son roman Cosmos, qui paraîtra en 1965. Il désigne ainsi l'intention proprement existentielle qui anime l'entreprise littéraire du roman policier : l' "essai d'organiser le chaos". Tentative de repérer des signes dans l'énigme du réel ; mais par là même aussi, pour le dire plus radicalement, volonté de donner forme à la matière inorganisée de la vie, ou de lui donner sens. Ici, le travail du romancier s'identifie à une entreprise de démiurge, mais pourrait tout aussi bien qualifier le travail de création artistique, ou, beaucoup plus simplement, l'entreprise même de vivre : une nécessité d'interpréter le foisonnement déroutant du réel, pour y trouver sa place.
Dans cette énigme du réel, qui interroge aussi bien l'ordre cosmique que l'environnement le plus platement immédiat, le corps tient la place centrale, et c'est à déchiffrer cette énigme du corps que tend toute l'entreprise médicale. Mais son intention, précisément parce qu'elle vise un pouvoir sur les dimensions les plus concrètes du corps, tend par là même à son abstraction. Que les sens soient ainsi à la fois convoqués et révoqués dans la démarche de connaissance du corps, c'est ce que l'entreprise esthétique pourrait nous aider à comprendre ici.

1. Une transmission du sensoriel par la déconstruction littéraire et esthétique

Cosmos précisément, en tant que roman, se présente comme l'ambition à la fois prométhéenne et dérisoire d'établir des liens entre les phénomènes les plus apparemment aléatoires et dissociés, pour donner cohérence à une expérience de la vie : un moineau pendu, des lèvres de femmes, des objets dispersés dans une chambre en désordre, vont être mis en relation les uns avec les autres dans une tentative de systématisation qui confine au délire et se présente, dans le ton même du texte, sur le mode de l'ironie. Mais ce qui fascine dans cette entreprise, c'est qu'elle intensifie du même coup la présence des objets, les chargeant non seulement d'un poids de sens, mais d'un poids de densité organique, de réalité physique et en définitive de perceptibilité : plus l'objet mute dans le délire interprétatif, plus il est physiquement présent au corps du sujet interprétant, accessible à ses sens :

"J'avais en tête le grondement du train, le voyage, les incidents de la veille , la foule, la fumée, le bruit, toute une cascade et son vacarme affolant. Ce que j'avais remarqué sur cette personne était un étrange défaut sur sa bouche (…) : sa lèvre supérieure débordait, fuyant en avant ou glissant presque à la façon d'un reptile, et ce glissement latéral, fugitif, avait une froideur repoussante de serpent, de batracien." (1)

Les cinq sens sont convoqués dans cette scène où l'image quasiment
hyperréaliste de la bouche vient en surimpression de l'évocation du voyage en train, dans un effet filmique de superposition, nous mettant littéralement au contact (la "froideur repoussante") d'un réel dont les détails surdimensionnés nous placent dans une double position d'approche et de recul. Et toute l'œuvre de Gombrowicz nous met en présence de ce processus obnubilant d'une sensualité répulsive du monde, objet à la fois du frottement du corps et de la distance de l'énigme. Ainsi, dans La Pornographie, paru en 1960 :

"Ainsi, moi, je tournais autour, encore craintif, incertain … mais déjà
délicieusement consentant à la violence douce qui me transportait.
(…) Mais enfin, qu'est-ce que c'était ? C'était…un fragment de joue et
un morceau de nuque…appartenant à quelqu'un qui se tenait dans la
foule, là, à quelques pas devant nous". (2)

Etrange procédé, que de communiquer cet émoi sensuel sous la forme d'un prélèvement de morceaux de corps, dont la juxtaposition ne peut pas faire sens d'une totalité, mais s'inscrit dans une sorte de cadrage-repérage. Mais cette déconstruction du réel est précisément ce qui permet de tisser les liens entre les éléments déconstruits, pour élaborer un autre plan de réalité qui est celui du vécu sensoriel. Or ce rapport d'affrontement brutal à un réel surdimensionné, recadré et focalisé, est précisément ce qui désigne l'image pornographique, dont la référence donne son titre à l'ouvrage. L'adaptation cinématographique, sortie cette année, du Polonais Jan Jakub Kolski, donne un rendu très juste de cette expérience brute et énigmatique du monde et de la matière.

Une autre représentation de cet écarquillement sur la matière sera donnée par le travail, consacré à Gombrowicz, du photographe Magdi Senadji (décédé en 2003) (3). Prenant le parti de faire image d'une œuvre littéraire construite elle-même comme juxtaposition d'images, Sénadji traduit le processus de focalisation caractéristique de Gombrowicz par un jeu sur le net et le flou qui intensifie la présence des objets autant que leur énigme, et par un travail du noir et blanc qui en rend le grain palpable. La vue devient alors, selon l'expression de Gilles Deleuze, "haptique" : c'est une autre forme du toucher qui confère autant de présence à l'écaille d'une peinture qu'à la naissance d'un duvet, et rend le monde des objets aussi étrangement organique que celui des corps. Faisant série à partir d'objets sans commune mesure les uns avec les autres, Senadji n'illustre pas le travail de Gombrowicz, mais reprend à son compte son intention même : ce rapport au monde aussi profondément ambitieux que négligemment dérisoire, qui prétend intégrer dans l'ordre cosmique de la représentation jusqu'aux éléments les plus insignifiants de la matière.

2. Ouverture et clôture de l'expérience sensible

Mais ce parti-pris esthétique du rapport à la matière induit aussi un rapport clinique à l'environnement. la relation sensible est une relation à la fois intellectuelle et expérimentale, une relation globale dont clinique, esthétique et littéraire ne sont que des modalités différentes, et qui veut aller au plus près de ce qui constitue le paradoxe même de l'expérience sensible : la double injonction de nous faire communiquer avec le monde, et de nous faire éprouver de l'incommunicable.
Ainsi notre vie sensorielle est-elle cette "vie de relation" qui ouvre le corps et la conscience au monde extérieur, et, pour reprendre l'expression de Heidegger, nous "jette" dans le monde, faisant de tout sujet un projet, une projection hors de soi. Elle est aussi ce qui permet la communication entre les sujets : on perçoit l'autre, on le voit, on l'entend, on le touche, on le sent, à tous les stades de la vie non seulement affective, mais tout simplement sociale, et ceci constitue un universel de la relation humaine, qui se présente d'abord sous la forme du contact.
Mais en même temps, ce que nous percevons est de l'ordre de l'incommunicable : aucune sensation ne se décrit réellement, sinon sous la forme de l'analogie littéraire ou esthétique, qui, pour lui rendre son intensité, doit, comme on l'a vu chez Gombrowicz ou chez Senadji, l'interpréter, la traduire et la transposer. Et de ce fait, par le paradoxe le plus saisissant, le vécu de la sensation nous enferme en réalité dans le monde clos de l'intériorité, et détermine la dimension radicalement individualisée du sensitif. Si personne ne peut, au sens le plus physique du terme, être à ma place, personne ne peut non plus percevoir ni à ma place, ni même comme je perçois. Ainsi la perception la plus intense impose-t-elle une clôture du sujet sur l'extérieur, comme le montrent autant le vécu de la jouissance qui pousse d'abord à fermer les yeux, que celui de la douleur qui détermine le repli du corps.
Il n'y a pas dans les sens que du généreux et du chaleureux, il y a aussi du réticent et de l'autarcique. Et l'expression la plus forte de la sensualité devient, comme le montre puissamment la photographie de Magdi Senadji, celle de la retenue, d'une conscience aiguë de l'instant qui ne peut se satisfaire du mouvement du temps. Une concentration sur soi qui nécessite un usage intensif des sens, à l'encontre de leur usage extensif.

3. Empirisme et rationalisme : les mutations de la sensibilité

Or le même paradoxe qui caractérise la jouissance, caractérise aussi le savoir : si les sens m'ouvrent à la connaissance du monde, ils me trompent aussi sur sa réalité. Et toute la philosophie rationaliste mettra en évidence, en particulier, ce jeu de l'illusion d'optique, dont l'erreur ne peut se résoudre que par le calcul mathématique : ce sont les règles de la trigonométrie qui me démontrent, comme l'écrit Descartes, que le bâton plongé dans l'eau, en lequel je perçois une angulation, n'en est pas pour autant cassé. Et l'intellect doit ainsi sans cesse redresser les erreurs de la perception, en lui opposant le soupçon incessant du doute.
De ce soupçon rationaliste sur les sens, la tradition médicale est entièrement tributaire, en même temps qu'elle est tributaire, par sa revendication empiriste, de la connaissance sensible. Les sens sont ainsi, dans toute la tradition médicale, l'enjeu d'une injonction paradoxale d'usage pour leur efficacité cognitive, et de déni pour leur spontanéité. D'où la dissociation radicale entre perception et observation, entre sensation et démarche expérimentale, qui produit ce que Victor Segalen, médecin et écrivain, appelle en 1902 une "véritable transmutation des valeurs", liée à "l'exigence d'impassibilité" : là où la sensation est nécessairement vectrice d'émotion, le médecin devra la transmuer en vectrice de savoir. La position médicale déterminera ainsi une véritable "métasensibilité" :

"(La métasensibilité) s'acquiert au moment même où l'étudiant en
médecine peut substituer, à l'image quelconque, le terme technique qui
la désigne, remplacer "ventre ouvert" par "laparotomie" (…). Elle se
complète au moment où la notion du traitement à tenter vient s'y
juxtaposer. Il y a là succession d'idées de plus en plus abstraites" (4)

Que la mutation de la sensiblité soit ainsi corrélative d'une mutation du langage, c'est ce que montre ce passage, reliant la déperdition émotive au gain de savoir en même temps qu'au changement de terminologie. Ainsi, plus on est dans la présence sensitive de la réalité du corps, plus se met en route le processus intransigeant de l'abstraction intellectuelle, traduit dans la substitution du langage technique au langage usuel.

4. Autour de l'aveugle-né, au XVIIIème

Or c'est au XVIIIème siècle que se sont cristallisés ces enjeux liés à la valeur cognitive de la connaissance sensible : dans les débats, autour de l'émergence des grandes philosophies matérialistes, entre les ecyclopédistes qui prétendaient rendre aux sens leur valeur à la fois émotionnelle et cognitive. Et ces débats ont eu précisément pour objet une thématique médicale : celle de l'aveugle-né qu'on opère. Les progrès technique qui ont permis au XVIIIème les premières interventions sur la cataracte congénitale, ont ainsi permis en même temps une authentique réflexion, à la fois philosophique et existentielle, sur ce que perçoit l'autre, sur l'incommunicable de la sensation, mais aussi sur le rapport entre sensation et connaissance, entre connaissance et morale, entre préjugés sociaux et authenticité du savoir, à partir d'une réflexion sur les équivalences possibles entre les différents organes des sens.
Comment un aveugle-né, qui accède à la vision, reconnaît-il les équivalences entre ce que jusque-là il touchait et ce que désormais il voit ? C'est la question posée par Locke, puis par Condillac, à partir de la revendication d'une philosophie empiriste fondée sur la valorisation des sens.
Mais aussi, quels choix idéologiques, moraux et politiques peuvent être déterminés par des affects visuels, des habitudes et des évidences de perception et de comportement indifférentes à celui qui ne voit pas (nécessairement étranger à l'attitude morale de la pudeur ou à l'émerveillement mystique devant l'univers). Autrement dit qu'est-ce qui, dans nos formes de perception, détermine aussi nos préjugés et relève d'une normativité sociale que le simple déficit d'un sens peut remettre en cause. Diderot pose ces questions, en 1749, à la suite de l'opération de la cataracte pratiquée par le médecin Réaumur sur un aveugle-né, en écrivant la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient. Et pour cela, il sera emprisonné au donjon de Vincennes, puisque, mettant tout simplement en évidence l'origine sensitive des préjugés moraux et religieux, il aura montré que les véritables aveugles ne sont pas les non-voyants.

A l'encontre des obnubilations technicistes d'une médecine qui dévalorise l'usage des sens, on peut interroger autant le rationalisme sensualiste des Lumières, que l'éclairage rigoureux du travail littéraire et esthétique, pour comprendre les enjeux de notre sensibilité.
Le processus d'abstraction, qui passe par le langage, est nécessaire pour donner valeur cognitive à l'usage de nos sens. Mais il fausse en même temps, tout aussi nécessairement, les données immédiates de notre perception. Toute la difficulté sera de comprendre comment ces données immédiates, d'un vécu purement individuel et insaisissable dans sa variabilité, s'universalisent dans un processus de connaissance qui doit être communiqué, transmis et partagé. La tradition médicale et la tradition philosophique sont à cet égard tributaires des mêmes interrogations. Et c'est en les maintenant vives, non en les refermant, qu'elles peuvent ouvrir à un véritable savoir du monde et des corps, tissant, de l'intériorité pulsionnelle des corps à l'extériorité du monde, ce que Giordano Bruno appelait très fortement " des liens".

Notes:
1. Witold Gombrowicz, Cosmos, Folio, 1991, p.17
2. Witold Gombrowicz, La Pornographie, Folio, 1995, p.38
3. Gombrowicz, texte de Jean-Claude Dedieu, photographies de Magdi Senadji, ed. Marval, coll. "Lieux de l'écrit", 1993
4. Victor Segalen, Les Cliniciens es lettres, ed. Fata Morgana, 1980

© Christiane Vollaire