Des formes de la discrimination


Pour le livre Vieillir aujourd'hui, perspectives cliniques et politiques
Septembre 2018
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L’âge n’a jamais constitué une catégorie sociale. Et s’il désigne bien des catégories générationnelles, celles-ci s’entrecroisent et ne peuvent jamais se fixer dans des définitions rigides ou des essentialisations. « Le jeune » ou « le senior » sont de pures et simples constructions médiatiques, et constituent dès lors des abus de langage qui masquent, entre autres, la différence entre un processus de maturation et un processus de dégradation. Et les publicités de la parapharmacie sur l’« éternelle jeunesse » visent à identifier les deux dans une sorte de répulsion normative.
Enfin, la discrimination effective qui va rendre invivables les processus de dégradation physique est une discrimination de classe, et il n’y aura pas de commune mesure entre le vieillard « indigent » condamné au coin de trottoir ou au mouroir, et le vieillard relativement fortuné, auquel non seulement les soins, mais l’« aide à la personne » et tout simplement l’attention et la reconnaissance pourront être accordés.
C’est à penser ces différents aspects par les outils de la philosophie politique que nous voudrions nous attacher ici.

1. Pacification et discrimination

C’est parce que la pacification des sociétés contemporaines suppose un refus de la violence de la nature, que la mort, dans sa violence naturelle (violence ultime faite à la vie), est occultée, masquée, euphémisée dans le discours. Mais du coup, c’est la réalité du processus de vieillissement, dans ses effets de dégradation conduisant à la mort, qui est en quelque sorte déniée. Et par là, une violence est faite aux mourants : non pas celle de la mort qui les attend, mais celle de leur mise à l’écart du monde dans le temps même de leur fin de vie. C’est ce constat qui a amené le sociologue Norbert Élias à écrire La Solitude des mourants, comme un manifeste intellectuel tiré d’un constat expérimental : sa propre expérience du vieillissement, et des formes de discrimination qu’il induit.

« Le concept de solitude s’applique aussi à des êtres humains qui vivent au milieu de beaucoup d’autres, pour qui ils n’ont eux-mêmes aucune signification (…). Les clochards, les buveurs d’alcool méthylique installés dans les entrées d’immeubles tandis que les passants affairés vont et viennent devant eux, sont à ranger dans ce groupe. Les prisons et les salles de torture des dictateurs sont des exemples de cette forme de solitude. »

L’analogie établie ici par Elias, entre les SDF exposés à un espace public entièrement ouvert et les prisonniers soumis au contraire à la clôture de l’espace carcéral, est particulièrement éclairante. Ce qui les caractérise est qu’ils vivent au milieu de sujets aux yeux desquels ils n’ont « aucune signification ». Ce qui ne signifie pas même qu’ils suscitent la haine ou le mépris, mais que leur existence pour autrui n’a pas de sens. L’exemple des salles de torture est emblématique : on s’y occupe beaucoup des sujets, mais ils n’y sont à aucun moment saisis comme sujets. Primo Levi, dans Si c’est un homme, décrit une scène qui s’apparente à cette désubjectivation qui induit la privation de sens. Dans le camp de concentration où il est enfermé, la direction nazie fait appel à lui comme expert pour une recherche en chimie. Mais le directeur qui le reçoit dans son bureau le regarde « comme à travers la vitre d’un aquarium » : dans le temps même où ses compétences sont requises, l’humanité que présuppose la compétence lui est déniée. Et il décrit exactement cette violence insurmontable de ne pas se sentir exister face à l’autre. Quand le philosophe Emmanuel Levinas voudra montrer ce qu’il y a d’irréductible en tout sujet, il l’attribuera au visage. La reconnaissance de l’altérité passe par le regard porté sur la face de l’autre. Et c’est précisément par là qu’on le reconnaît comme autre, c'est-à-dire comme sujet d’une relation possible. Le sens que chacun peut se donner à soi-même est orienté par cette rencontre des regards à travers laquelle il donne sens à l’autre, et le considère autrement que comme un poisson dans un aquarium. La relégation est cette disparition symbolique, qui n’est précisément pas une disparition réelle, mais en constitue l’anticipation et l’épreuve. Et c’est de cette anticipation qu’atteste la relégation du vieillissement.
Le sujet est ainsi désolidarisé de l’espace social au sein duquel il demeure physiquement présent. Et il assiste donc, impuissant, à sa propre mise à mort sociale. Ainsi, la solitude ne signifie nullement ici un isolement physique du sujet, mais l’épreuve d’une étanchéité absolue du monde social à son égard, dans le temps même où son propre désir relationnel continue pourtant d’exister.

2. L’autre désubjectivé

Cependant, cette étanchéité ne signifie pas même nécessairement l’absence de parole : on peut parfaitement, comme le montre Primo-Lévi par l’épisode du responsable de camp nazi, s’adresser à quelqu'un sans que cette adresse prenne le moins du monde en compte son existence comme sujet. C’est Annie Ernaux qui, dans Une Femme, en décrit l’expérience à travers la façon dont les soignants, au fond d’une maison de retraite de la fin des années quatre-vingt, s’adressent à sa propre mère :

« Et cette philosophie régulière des soignantes : « Allez, Madame D., prenez un bonbon, ça fait passer le temps ».

Que signifie cette adresse ? Que signifie cette forme-là de la « bienveillance » ? À qui exactement est destiné ce discours protecteur qui propose aimablement une sucrerie ? À un être indifférencié qui n’est plus perçu que comme indéfiniment transparent, désigné seulement par le processus de relégation qui l’a désubjectivé, sans l’avoir pour autant désidentifié : cette dame porte encore un nom, mais on pourrait intercaler n’importe quel autre nom entre les termes de cette injonction vide à « passer le temps ». Et cette injonction n’attend ni échange ni réponse : seulement le geste machinalement obéissant de celle qui n’a plus même la force de résister à la dénégation. Annie Ernaux va faire émerger, à partir de ce déni de singularité, le processus envahissant d’une indifférenciation du monde qui affecte tous les gestes du quotidien :

« Elle est entrée définitivement dans cet espace sans saisons. (…) Dans les intervalles, marcher dans les couloirs, attendre le repas assis à la table une heure avant, en pliant et dépliant sans arrêt sa serviette, voir défiler sur l’écran de télévision les séries américaines et les pubs étincelantes. »

L’ « espace sans saison », c’est la perte des repères temporels, ou de ce que Michel Foucault appelle, dans L’Archéologie du savoir, « le hérissement des discontinuités » . Le continu, le sans aspérité, l’extension indéfinie de l’ennui, s’apparente quelque part à cette forme particulière de torture qu’est la privation sensorielle. Et l’on ne peut y échapper que par la mise en œuvre de sa propre indifférence. Mais lorsqu’Annie Ernaux met, en regard du geste réitéré, privé de sens, du pliage et du dépliage de la serviette, le « défilé des séries américaines et des pubs étincelantes » sur l’écran de télévision, alors ce n’est pas seulement l’ironie de la situation qui fait saillie, mais l’évidence de la formule de Norbert Elias : vivre « au milieu de beaucoup d’autres, pour qui ils n’ont eux-mêmes aucune signification ». Deux mondes parallèles entrent dans une superposition par laquelle, pour le lecteur, au clinquant virtuel de l’un fait écho le désespoir réel de l’autre. Mais c’est la position même de l’écrivain qui crée, au cœur de cette étanchéité, un espace de relation, par l’identification :

« J’ai pensé ainsi qu’un jour dans les années 2000, je serais l’une de ces femmes qui attendent le dîner en pliant et dépliant leur serviette, ici ou autre part. »

Ce qui s’introduit ici, au sein de cet espace indifférencié de la désubjectivation, c’est la possibilité d’une projection : que la mère reléguée dans son mouroir puisse susciter en sa fille une résonance : la conscience que la vieillesse n’est nullement une essence, mais la virtualité présente en tous, et que par là ce qui arrive à l’autre puisse au moins faire frissonner en chacun ce qui l’attend. C’est justement au déni de cette projection que Norbert Elias attribue « la solitude des mourants » :

« Le fait que l’isolement prématuré des mourants, sans être particulièrement voulu, soit fréquent justement dans les sociétés développées, est l’une des faiblesses de ces sociétés. Il témoigne des difficultés qu’ont beaucoup de gens à s’identifier aux personnes vieillissantes ou aux mourants. »

3. L’essentialisation des tranches d’âge

Or l’essentialisation de ce qu’on appelle les « tranches d’âge » est au cœur de cette impossibilité d’identification. Ce concept de tranche d’âge tranche précisément dans le monde commun : il coupe, il opère des césures, il nie la fluidité du devenir au profit de catégorisations arbitraires qui serviront ensuite à classifier, à délimiter, à désigner. Et, au final, ces catégorisations qui ont un si fort impact symbolique visent aussi des finalités plus sordidement économiques et financières : elles serviront à renseigner les compagnies d’assurance sur la solvabilité de leurs clients, leur morbidité prévisionnelle et le profit qui peut en être tiré. Le concept de tranche d’âge opère ainsi de strictes discriminations au sein d’un corps social dans lequel les adjectifs sont désormais substantivés : « vieux » ou « jeune » deviennent deux catégories sans intermédiaire, et sont passées du statut d’adjectifs qualifiant un temps de vécu à celui de substantifs désignant la totalité d’un sujet, indépendamment même de la réalité de son vécu ou de sa situation sociale. À partir de cette catégorisation, l’identification de l’un à l’autre est aussi impossible que la reconnaissance d’une condition commune. La soignante qui s’adresse à la mère d’Annie Ernaux s’adresse à cette « tout autre » en laquelle elle ne peut ni ne veut rien reconnaître d’elle-même. Tandis que, dans ce temps même, la fille perçoit clairement dans sa propre et relative « jeunesse » la virtualité de ce devenir continu qui l’apparente au moment futur de la « vieillesse ». Mais ce que ne disent ni le mot de « jeunesse » ni le mot de « vieillesse », c’est que la fluidité d’une vie se passe dans la continuité du rapport de l’un à l’autre. Ce que ne disent pas les catégories, c’est l’expérience alternée de fatigue et d’énergie qui s’éprouve au long d’une vie, où les moments de fatigue anticipent l’expérience du vieillissement comme les moments d’énergie réitèrent celle d’un rapport à la nouveauté de la vie. Et c’est l’expérience de cette fluidité qui constitue ce que le philosophe Bergson appelle, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, « la durée ». Bergson y dissocie ainsi le « temps vécu » du « temps des horloges », en mettant en évidence l’artifice de la comptabilisation du temps, de sa division, de sa dissociation, qui, si elle a bien pour fonction de permettre l’organisation sociale, n’en est pas moins préjudiciable à l’épreuve existentielle de la temporalité. Ce que dit Norbert Elias dans La Solitude des mourants, c’est que le déni porté sur cette fluidité engage bel et bien au final une expérience de la cruauté. La cruauté est ce qui permet, considérant l’autre comme tout autre, de lui infliger ce qu’à aucun prix on ne voudrait soi-même avoir à subir. Et c’est en ce sens aussi qu’il peut apparenter la condition du vieillard à celle du prisonnier d’un centre de torture : celui dont la vie ne fait pas sens pour ceux qui constituent son entourage quotidien.
Soutenant sa thèse de médecine en 1983, le photographe Philippe Bazin avait choisi pour sujet les centres de long séjour. Et il avait choisi de le traiter à partir précisément du point de vue de ceux qui y séjournent et de la manière dont ils perçoivent leur environnement. Il montrait ainsi la manière dont les éléments les plus anodins de l’architecture intérieure ne peuvent être compris dans leur efficacité que s’ils sont saisis dans le regard de ceux qui en sont les constants usagers. C’est ainsi qu’il présente en particulier l’usage des fenêtres, non pas seulement comme ce qui permet d’éclairer la chambre, mais comme le point de contact avec le monde extérieur qui doit être adapté à la position des patients après le réveil :

« Les malades qui peuvent se lever le font à ce moment-là et sont mis au fauteuil. C’est le moment béni où les vieux voient du monde depuis leur fenêtre. Hélas, une erreur de conception est bien gênante. Les fenêtres sont séparées par un montant horizontal de trente centimètres de large, montant qui est exactement au niveau du visage quand on s’assoit dans le fauteuil. Il leur faut parfois se contorsionner pour voir au-dehors. Pourtant ils m’ont dit aimer voir les enfants sortir de l’école, le docteur arriver en voiture, les paysans se rendre au marché. »

Ici, c’est la manière dont le jeune interne interroge le patient, et dont, littéralement, il se « met à sa place », qui va lui permettre de saisir l’absurdité d’une architecture intérieure conçue sans identification possible de soi à l’autre. Et c’est cette identification qui, à l’inverse d’une affectation de « scientificité » objectivante, propose une authentique rationalisation de l’espace intérieur par la prise en compte du vécu subjectif du pensionnaire.

4. Un monde qui n’est fait pour personne

Mais la triple confusion, d’une part entre le processus de maturation qui conduit de ce qu’on appelle « jeunesse » à la maturité, d’autre part entre le vieillissement normal qui suit la maturité et la diminution des fonctions ; enfin entre cette diminution et la dégradation de l’autonomie, conduit à des représentations de la maturation et du vieillissement véritablement répulsives et anxiogènes, qui sont l’un des facteurs de la mise à l’écart des sujets vieillissants.
Le vieillissement, comme la folie, est perçu comme une anomalie qu’il faut masquer. Et l’on a l’impression, au bout du compte, que le monde n’est fait pour personne : ni les enfants, contraints par les normes anxiogènes du monde adulte ou les représentations idylliques et euphémisantes de l’enfance elle-même, produites rétrospectivement par cette norme ; ni les jeunes gens dans le temps de leur formation, assignés à des exigences qui ont souvent produit la défaite de leurs propres parents et éducateurs, ni les générations prétendument « en activité », assignées elles-mêmes à des représentations normées du travail ou du chômage incompatibles l’une comme l’autre avec des formes vivantes d’énergie et de solidarité. Encore moins le monde semble-t-il fait pour ceux que l’âge est supposé exclure de la performativité et renvoyer à l’impuissance.
Le processus normal du vieillissement s’accompagne alors, comme une faute, d’une sanction : c’est celle de la réclusion. David Hume, philosophe écossais de la période des Lumières, dans le Traité de la nature humaine, dit à quel point la sociabilité est la caractéristique spécifique de l’espèce humaine, plus que de toute autre espèce animale, non pas seulement parce que les hommes ont besoin les uns des autres au niveau des échanges économiques, comme l’affirme son contemporain Adam Smith en fondant la théorie libérale dans les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, mais parce que le « désir de compagnie » est le plus puissant de tous les désirs. Et il en donne pour preuve le fait même que la sanction la plus communément répandue en matière pénale est la peine de prison, précisément parce qu’elle constitue une privation à l’égard de ce désir. Mettre quelqu'un en prison, ce n’est pas seulement l’empêcher d’aller et venir physiquement, mais faire obstacle à la vie de relation avec son entourage.

4. Le suicide comme contrepoint

Maurice Pinguet, publiant en 1984 La Mort volontaire au Japon, écrivait :

« Les suicides de vieillards sont provoqués par la solitude, par le sentiment dépressif d’inutilité, qui rend insignifiantes, donc intolérables, les incommodités de l’âge et la misère. A quoi bon continuer de souffrir ? A cela s’ajoute parfois une motivation qu’on pourrait appeler sacrificielle – en milieu rural surtout, chez des vieillards qui sont encore entourés de leurs enfants, qui ne souffrent donc pas de solitude matérielle, mais qui se sentent incapables de rendre service et en viennent à se percevoir comme un poids déjà mort dont il faut alléger la communauté familiale. »

Cette motivation « sacrificielle » des suicides de vieillards apparaît ici comme une façon de reprendre la main sur un destin qui leur échappe, et de restaurer, par la dimension volontaire du geste, une dignité remise en cause par la condition de dépendance. Le geste de se donner la mort occupe une place particulière dans la culture japonaise, où il est reconnu dans sa valeur collective plutôt que dénigré comme incongruité individuelle. Ainsi nous dit-il quelque chose d’une double noblesse des suicides de vieillards : refus d’être à charge pour autrui et désir de contrôle sur son propre devenir. Précisément parce qu’il a valeur signifiante au sein du collectif, le suicide n’est nullement ici un symptôme dépressif ou un signal d’isolement. Il est au contraire la marque du sentiment d’appartenance et d’une volonté de respect à l’égard de l’autre autant que de respect de soi-même.
Que la mort vienne précisément contrepoindre (au sens musical du terme) l’idée de solitude, c’est ce que dit aussi la mort choisie à deux. Le philosophe André Gorz, auteur des Métamorphoses du travail, penseur critique des politiques libérales explorant les alternatives possibles à leur violence économique, appliquera cette éthique de la libre décision collective au choix qu’il fera, en accord avec sa compagne Dorine Keir, d’une mort commune en septembre 2007. Pas de lamentation sur la vieillesse et la maladie, pas de rhétorique apitoyante, explicitante ou justificative. Un an plus tôt, son dernier ouvrage, Lettre à D., contenait cette simple phrase :

« Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. »

Et cette autre :

« Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre. »

Vingt-quatre ans plus tôt, en 1983, Arthur Koestler, militant communiste ayant écrit en 1940 Le Zéro et l’infini comme critique du stalinisme, avait fait le même choix avec sa femme. Un simple mot punaisé sur la porte prévenait la personne qui devait venir faire le ménage de ne pas entrer, mais de prévenir les pompiers.
Une éthique romantique de la mort amoureuse rejoint ainsi les réflexions associatives du Droit à mourir dans la dignité, refusant d’associer la mort aux effets de l’impuissance et de la dégradation, mais l’associant au contraire au geste énergique d’une attention à l’autre et d’une exigence à l’égard de soi-même.

C’est précisément à cette exigence éthique et politique que s’oppose la règle sans alternative de l’univers concentrationnaire : celui que Koestler avait fui dans les années quarante, celui que Gorz dénonçait dans le monde du travail de la charnière du XXème au XXIème siècle. Celui qui caractérise aussi, comme le montre Erwing Goffman publiant Asiles en 1968, un certain nombre d’institutions de soin destinées à ceux qui ne seront pas libres d’en sortir :

« On peut définir une institution totalitaire (total institution) comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. »

Ces parallèles institutionnels sont indispensables à la compréhension de l’analogie entre les logiques d’internement, les logiques de discrimination et les logiques de relégation : les trois participent de cette impossibilité d’identification à l’autre que Norbert Elias, expérimentant sur lui-même les effets sociaux du vieillissement, place au cœur de son analyse. Elles ont pour conséquence une réification du sujet à partir de son objectivation. Goffman, à la suite d’une enquête de terrain minutieuse, montre avec évidence pour la relégation des fous cette logique réifiante qui s’applique aux vieillards placés en institution :

« Si l’on examine la fonction des institutions totalitaires, il semble que bon nombre d’entre elles n’aient d’autre but que d’assurer, comme de simples magasins, la mise en dépôt de leurs pensionnaires ; mais, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, elles se veulent pour le public, des organisations rationnelles. (…)La tâche du personnel d’encadrement n’est pas d’effectuer un service, mais de travailler sur des objets, des produits, à cela près que ces objets, ces produits, sont des hommes. »

C’est très précisément dans la prise en considération de cette logique réifiante comme un facteur de risque majeur pour les droits des personnes, que le Contrôleur Général de Lieux de Privation de Liberté, Jean-Marie Delarue, demandait dans son rapport de 2013 que soient inclus dans son mandat les Établissements Hospitaliers pour Personnes Âgées Dépendantes. Sa successeure, Adeline Hazan, en réitérait la demande dès son arrivée à ce poste, en 2014. Et publiait depuis plusieurs rapports particulièrement et éloquemment critiques sur la situation de l’enfermement psychiatrique. Mais l’extension de la compétence du CGLPL aux Ehpad n’a toujours pas été accordée.

Or de cette confusion désubjectivante, qui réduit le lent processus de maturation constituant la totalité d’une vie à la dégradation de la vieillesse, et réduit à ce moment chronologique la définition entière d’une personne, procède précisément la confusion mentale qui lui est infligée lorsqu’elle ne peut en aucun cas se reconnaître dans les représentations gâtifiantes que l’on se fait d’elle.
De la discrimination mentale à la relégation sociale, il n’y a pas le moindre écart, puisque ce sont les processus de représentation qui conditionnent notre devenir institutionnel. Pour que le « nous » ait un sens, il est vital que la logique consumériste qui fait muter des sujets en produits soit relayée par la rationalité authentique qui oblige tout sujet à reconnaître en l’autre une part de son propre devenir. Mais cette logique ne passe pas seulement par des incantations existentielles et moralistes. Elle doit passer aussi par de nouvelles logiques institutionnelles et une tout autre représentation des finalités assignées à un ordre social.