Des fauteurs d’impudeur


Pour le Centre Primo-Lévi
Septembre 2015
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En 1960, le photographe Marc Garanger, qui a vingt-cinq ans, fait partie des appelés de l’armée française sur le territoire de la guerre d’Algérie. Il lui sera demandé de photographier, à des fins d’identification et d’archive militaire, des Algériens arrêtés, femmes et hommes. Il lui sera demandé aussi de photographier des cadavres d’hommes exécutés par l’armée.
Deux ans plus tard, la guerre d’Algérie s’achève par les accords d’Evian reconnaissant l’Indépendance de l’Algérie, c'est-à-dire, de fait la défaite militaire française.
Vingt ans plus tard, Marc Garanger publie ce travail de commande dans une tout autre perspective : les images des femmes dévoilées sont présentées non plus comme des objets d’identification, mais comme des portraits. C’est une réflexion autour des aléas de ce travail et de son exposition, qui nous permet d’interroger plus précisément ce que signifie le mot « pudeur », dans un contexte de violence militaire, puis dans un contexte de domination médiatique. Dans les deux cas, deux formes différenciées du pouvoir politique.

1. Une incitation au dévoilement

Qui a commandé ces images ? Qui les a exécutées ? Qui a posé pour elles ? Qui les a regardées hier ? Qui les regarde aujourd’hui ? Et que regarde-t-on quand on les voit ?
Au moment où elles sont faites, en 1960, ces séries d’images s’inscrivent dans un double dispositif d’assujettissement : celui du contrôle policier et celui de l’humiliation militaire. Nous sommes face au corps de l’ennemi, et ce corps doit être traité comme tel, c'est-à-dire dépossédé des attributs qui marquent sa dignité. Les hommes qui apparaissent sur ces images sont enregistrés dans la catégorie des vaincus. Ils sont passé par les séances d’ « interrogatoire », et, pour ceux qu’on nous montre en tout cas (c'est-à-dire dont les visuels ont été sélectionnés comme montrables), ont été rhabillés à la va-vite, le visage encore marqué par les coups, dont on ne peut pas voir les traces sur le reste du corps. On est en zone rurale, où la culture religieuse musulmane, qui fait obligation de se voiler, est plus omniprésente encore qu’en zone urbaine. Mais les femmes qui posent face à l’objectif sont toutes dévoilées ; et, pour certaines, les cheveux encore hérissés de l’arrachement du voile.
Frantz Fanon, psychiatre d’origine antillaise professionnellement installé à Blida en Algérie et militant avec le FLN, publie en 1959, aux éditions Maspéro, L’An V de la Révolution algérienne. Il y écrit, au chapitre initial intitulé « L’Algérie se dévoile » :

Nous allons voir que ce voile, élément parmi d’autres de l’ensemble vestimentaire algérien, va devenir l’enjeu d’une bataille grandiose, à l’occasion de laquelle les forces d’occupation mobiliseront leurs ressources les plus puissantes et les plus diverses, et où le colonisé déploiera une force étonnante d’inertie.

L’arrachement du voile, s’il est en partie destiné à montrer le visage et les cheveux aux fins d’identification et de contrôle, est bien plus encore ce que Fanon appelle l’enjeu d’une bataille grandiose : celle qui oppose l’occupant colonial au colonisé luttant pour son émancipation. Et, dans la force étonnante d’inertie déployée par le colonisé, entreront les stratégies qui permettent de maintenir le port du voile, comme signe non pas de la soumission féminine, mais du refus de la domination occidentale. La bataille est grandiose parce qu’elle est complexe, et Fanon l’analyse dans les termes d’une dynamique stratégique :

Les responsables de l’administration française en Algérie, préposés à la destruction de l’originalité du peuple, chargés par les pouvoirs de procéder coûte que coûte à la désagrégation des formes d’existence susceptibles d’évoquer de près ou de loin une réalité nationale, vont porter le maximum de leurs efforts sur le port du voile.

Marqueur d’identification culturelle, le voile fait obstacle autant à l’identification policière qu’à l’intégration coloniale. Il signe un geste de revendication, et c’est ce geste que, avant même l’intervention militaire, l’intervention administrative vise à discréditer. C’est donc, déjà, au nom d’une dénonciation de la domination masculine comme marqueur culturel de l’islam, que tente de s’imposer, pour les raisons morales d’une égalité des sexes (qui n’existe pourtant pas non plus en « métropole »), l’incitation au dévoilement :

C’est la période d’effervescence et de mise en application de toute une technique d’infiltration au cours de laquelle des meutes d’assistantes sociales et d’animatrices d’œuvres de bienfaisance se ruent sur les quartiers arabes. C’est d’abord le siège des femmes indigentes et affamées qui est entrepris. À chaque kilo de semoule distribué correspond une dose d’indignation contre le voile et la claustration.

Les meutes d’assistantes sociales et d’animatrices d’œuvres de bienfaisance précèdent les troupes militaires, qui vont faire muter l’incitation par le chantage alimentaire en contrainte par les armes. Ce sont les effets de cette mutation que les images de Garanger donnent à voir : l’humiliation culturelle qui signe le moment d’une défaite. Le voile n’est pas ôté mais arraché, et il acte non pas une émancipation féminine, mais le passage d’une domination masculine à une autre, aggravée par le mépris raciste et le droit de cuissage du vainqueur. De ce droit de cuissage fait partie le déni absolu de tout droit à l’image, puisque le motif officiel de celle-ci est l’obligation policière du contrôle.
Fanon écrit ce qu’est cette relation de dévoilement dans le rapport du vainqueur à la femme vaincue :

Avec la femme algérienne, il n’y a pas de conquête progressive, révélation réciproque, mais d’emblée, avec le maximum de violence, possession, viol, quasi-meurtre.

L’arrachement du voile est un viol, dont Fanon, en tant que psychiatre, va montrer les effets psychiques sur les femmes : le voile n’est pas seulement ce qui recouvre le corps, il en est comme une partie, intégrée à la représentation de soi, que le dévoilement va désintégrer :

Le corps dévoilé paraît s’échapper, s’en aller en morceaux (…) une sensation effroyable de se désintégrer. L’absence du voile altère le schéma corporel de l’Algérienne.

Et dès lors, Fanon va faire de la conquête du corps féminin, comme dans toutes les stratégies militaires dont le viol de masse est une figure obligée, une sorte de métonymie de la conquête du territoire :

Chaque voile rejeté découvre aux colonialistes des horizons jusqu’alors interdits et leur montre, morceau par morceau, la chair algérienne mise à nu.

2. Une double position

L’investigation bouchère du corps féminin, dont l’arrachement du voile est le moment initial et emblématique, est aussi une investigation territoriale d’appropriation, qui figure l’anihilation de l’autre en tant qu’autre et la prise de possession : le dévoilement fait partie des processus d’homogénéisation du territoire colonial. De tous ces enjeux de pouvoir, les photographies commandées à Marc Garanger par ses supérieurs militaires sont les instruments : ce ne sont pas les images en soi, mais leur finalité et leur usage qui nous disent ce qu’elles sont. Quant aux interprétations qu’on peut se faire du regard de ces femmes intentionnellement humiliées par le dispositif militaro-policier dans lequel elles sont saisies, elles ne peuvent relever que de la projection. Vouloir y déceler des beautés rebelles ou autres fantasmagories romantiques, c’est faire abstraction du contexte terrifiant et sans appel qui les utilise à la fois comme objet de contrôle et comme instrument de propagande. Qu’elles soient dévoilées n’est pas destiné à nous dire la beauté de leurs cheveux, mais leur soumission à la violence du geste qui les montre.

Dans un entretien de 2012, Garanger insistera sur la duplicité de sa propre position, et mettra en évidence le dispositif photographique lui-même comme vecteur de dualité :

Je n’ai pas fait des photos d’identité, j’ai fait des portraits en majesté, cadrés à la ceinture, pour rendre toute leur dignité aux Algériens, qui subissaient à l’époque un racisme inimaginable de la part de l’armée française. J’ai ensuite réalisé, sous l’agrandisseur, des cadrages serrés des visages, 4 cm x 4 cm. Lorsque j’ai étalé ces photos d’identité sur le bureau du Capitaine, il a balayé du regard tous ces visages, et il s’est esclaffé, en ameutant tout l’Etat Major : « Venez voir, venez voir comme elles sont laides, venez voir ces macaques, on dirait des singes ! ». J’ai entendu ces paroles au ‘’garde à vous’’, au pied du bureau, sûr qu’un jour je ferai dire le contraire à ces photos !

Ce que le photographe désigne ici, c’est la manière dont il a subverti la commande, et l’ordre du déroulement du processus est important : l’image qu’il prend n’est pas la photo d’identité qu’on lui commande, destinée, comme dans le dispositif policier élaboré par Bertillon, à mesurer et archiver. Il la désigne au contraire comme un portrait, destiné à mettre en valeur le modèle. Et il se réfère pour cela au travail mené au début du XXème siècle par le photographe américain Edward Curtis auprès des Indiens d’Amérique : le plan élargi au buste confère au corps l’assise et la majesté que le cadrage serré lui enlève.
C’est seulement dans un deuxième temps que Garanger recadre ses images en gros plan, pour les soumettre à sa hiérarchie militaire, et obtient ainsi leur acquiescement.
Pour Garanger donc, l’opérateur qui fait face au modèle est double, et le second prépare en secret la réparation de l’offense que le premier est en train d’accomplir. Il lui faudra attendre vingt ans pour exposer sa trahison réparatrice, en 1982. Suivra alors, vingt-cinq ans plus tard en 2007, un « retour en Algérie » : Garanger reviendra dans les villages où il accompagnait les exactions de l’armée française, pour faire des photos des survivantes de ces images. Un nouveau langage de l’impudeur accompagnera alors ce travail : celui d’une euphémisation dépolitisée de ce retour.

3. L’impudence et la réception des images

Les photos de 1960, publiées dans leur version « non policière » en 1982, et souvent exposées depuis, laissent à nouveau perplexe quant au dispositif qu’elles mettent en œuvre, et à leur usage. A l’été 2015, les Rencontres d’Arles de la photographie les ont à nouveau présentées au Musée Réattu. Que regarde le spectateur face à ces images ? Un document ethnographique sur la Kabylie du milieu du XXème siècle ? Le non-dit des sévices endurés ? Le charme des beautés orientales ? Ou la mise en miroir de la violence coloniale ?
De quelle forme de l’impudeur le spectateur est-il acteur ? Celle qui l’oblige à regarder dévoilées des femmes qui ne se montraient jamais ainsi ? Celle qui le pousse à admirer un travail fait sous la contrainte ? Celle qui le place en face à face avec des femmes humiliées pour l’objectif du photographe ? Celle qui le fait jouir du plaisir esthétique de belles images bien cadrées, éclairées et superbement contrastées dans un contexte aussi violent ? De quelle intention esthétique cette plasticité est-elle porteuse ? Et si la pudeur a encore un sens, peut-on s’extasier devant ces images sans questionner la pertinence de leur exposition ? L’impudeur est alors moins dans les images elles-mêmes, que dans les présentations désinvoltes qui les accompagnent, comme s’il allait de soi que l’exposition au sens artistique puisse être dissociée de l’exposition au sens politique : livrer des sujets à des regards dont ils n’ont pas voulu, c'est-à-dire à un plaisir esthétique qui rencontre l’ordre de la prédation.

L’image de presse ne cesse de créer cette confusion, que l’image ethnographique entretient souvent, entre le dévoilement qui vise l’accès à une forme de rapport au réel, et celui qui satisfait le voyeurisme. Et de ce point de vue, la pudeur n’est pas seulement du côté de celui qui se voile : elle est un mode de relation entre des sujets dans un rapport à ce qui est montré. La nudité dans bien des cultures ne suscite aucune honte, mais la honte est suscitée par le regard étranger pour qui elle n’est pas assumable en tant que telle, et devient alors la source d’une jouissance dominatrice. Et si les codes de la pudeur peuvent varier selon les cultures, l’épreuve que chacun fait de ce qu’il redoute comme impudique, et de la distance qui doit tenir l’autre en respect, marque une ligne de partage politique, dont le franchissement, constant dans le monde médiatique, de dominant à dominé, pourrait bien s’appeler « impudence ».