DÉPLACER LA VIOLENCE DU RÉEL


Pratiques n° 62, Mai 2013, Le Jeu dans le soin

En 1773, Diderot, en route vers la Russie, signale dans sa correspondance qu’il prépare un ouvrage sur l’art de l’acteur. Le Paradoxe sur le comédien, né de ses échanges avec Grimm, auteur des Contes ne paraîtra que quarante-six ans après sa mort, en 1830. Quel intérêt peuvent bien avoir pour nous ces considérations fragmentaires, bourrées d’allusions aux acteurs et au théâtre de son temps, dont il était en même temps auteur ? Il y écrit :

C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes.

Le texte est clairement polémique : il combat un concept préromantique de l’acteur identifié à son personnage, et ne pouvant traduire l’acuité des sentiments que par la finesse de sa propre sensibilité. Le jeu de l’acteur serait non pas une exposition à la violence des affects, mais au contraire le moyen de s’en protéger. En quelque sorte une arme contre la souffrance. En forgeant cette arme, on se rend capable de mettre à distance de soi l’émotion qu’on expose.
Jouer serait en quelque sorte déplacer ses propres affects pour pouvoir les vivre sans se détruire : c’est l’enjeu même de la construction de soi. Le jeu réussit par là ce double paradoxe, d’insensibiliser pour revitaliser, et d’exposer pour protéger. Ces déplacements, au cœur du jeu des enfants comme de celui des acteurs, mettent la question du spectacle au centre des tensions qui lient, par le biais du soin, l’esthétique au politique.

1. Oscillation, ébranlement, déplacement

Dire qu’il y a du jeu dans un mécanisme, c’est dire que ses gonds, ses rouages, les éléments qui le rendent fonctionnels, ne sont pas tout à fait adéquats à leur position prévue, ne coïncident pas avec précision à ce qu’ils devraient être. Et ce déplacement ne rend pas le mécanisme inopérant, mais imprévisible, ou source de nouvelles opportunités. Le jeu transpose. Et cette transposition est source de plaisir. Mais de quel plaisir ?
Bergson, dans Le Rire, donne l’exemple du quiproquo :

Nous allons de ce jugement faux au jugement vrai ; nous oscillons entre le sens possible et le sens réel ; et c’est ce balancement de notre esprit entre deux interprétations opposées qui apparaît d’abord dans l’amusement que le quiproquo nous donne.

Oscillation, balancement, c’est de cette dynamique que naît le plaisir du jeu, dans l’équivoque de son évocation. Equivoque mentale que Bergson traduit en la spatialisant. Le quiproquo nous berce comme on berce un enfant, il endort une inquiétude, il apaise par le rire la tension même qu’il manifeste. A la fin de l’ouvrage, Bergson identifiera cette oscillation au ressac marin :

Le rire naît ainsi que cette écume. Il signale, à l’extériorité de la vie sociale, les révoltes superficielles. Il dessine instantanément la forme mobile de ces ébranlements.

Le déplacement du jeu, l’oscillation du rire, trahissent quelque chose d’une inadéquation. Ils produisent la mobilisation d’un ébranlement. Ils remettent en cause l’apparente statique des rapports établis entre les gens et entre les choses. La surface des révoltes, la profondeur des ébranlements, manifestent, dans la décharge du rire, l’accumulation des inquiétudes dont le jeu s’est chargé, à la manière dont l’écume issue du ressac marin est le bouillonnement superficiel du danger des profondeurs, l’apparence inoffensive et mousseuse des puissances de la lame de fond. Mais Foucault reprendra, de façon nettement plus radicale, ce motif de l’ébranlement, en écrivant, au milieu des années soixante, Les Mots et les choses :

Le rire secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée - de la nôtre : de celle qui a notre âge et notre géographie -, ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l'Autre.

Ébranlement, vacillement, inquiétude, sont les mouvements souterrains qui désordonnent l’ordre des apparences. Ce sont aussi les lames de fond qui désarticulent les différents régimes de temporalité : le rire fait une irruption brutale dans le présent sous la forme d’une étrangeté. Mais celle-ci manifeste notre propre étrangeté aux traditions qui nous ont construits, à la pratique millénaire du Même et de l’Autre.
Le rire qui nous est commun tisse bien des complicités, mais il les tisse en quelque sorte à l’encontre de ce qui devrait nous unir, dans l’écume des tempêtes profondes qui désarticulent nos communautés. Et si le jeu ne fait pas forcément rire, les deux ont en commun ce principe de désarticulation que Foucault pointe ici.
Déplacer, désarticuler, dissocier, produisent ce jeu entre investissement, désinvestissement et réinvestissement qui est au centre du concept psychanalytique de transfert. Et le rêve fonctionne aussi sur les masques, les glissements, les jeux de langage, les mutations de l’investissement libidinal qui permettent de l’exprimer sans l’exposer. Le jeu focalise ainsi son objet, et le disloque au sens propre : il fait de la parole elle-même (« loquor » signifie en latin parler) l’objet d’une délocalisation (« locus » signifie le lieu).

2. Pouvoir et domination

Mais cette délocalisation est source de réappropriation : le jeu fonctionne toujours comme un rapport de pouvoir. Et Foucault le met en évidence lorsqu’il place au cœur de la dynamique du jeu le rapport sado-masochiste :

On peut dire que le S/M est l’érotisation du pouvoir, l’érotisation de rapports stratégiques. Ce qui me frappe dans le S/M, c’est la manière dont il diffère du pouvoir social. Le pouvoir se caractérise par le fait qu’il constitue un rapport stratégique qui s’est stabilisé dans des institutions. (…) A cet égard, le jeu S/M est très intéressant parce que, bien qu’étant un rapport stratégique, il est toujours fluide.

Ces quelques lignes sur les pratiques S/M en font l’essence même du jeu : une stratégie de l’instabilité et de la fluidité, qui attribue à chacun des rôles qui peuvent être inversés. Et donc un rapport au pouvoir qui rend les formes de la domination non destructrices, parce qu’infiniment réappropriables. Le rapport de pouvoir joué produit une violence réelle, mais inoffensive parce qu’instable et réversible, jouant la violence culturelle des rapports de pouvoir sur la scène érotique du rapport amoureux. La violence fondatrice de la sexualité se manifeste ainsi comme enjeu de pouvoir. Il ne s’agit pas ici de légitimer la pratique S/M que Foucault valorise, ni d’en méconnaître tous les effets néfastes en termes de modèle, mais de saisir en quoi elle est un véritable analyseur de la pratique vitale du jeu.
Dans cette même perspective, Antonin Artaud inventait un théâtre de la cruauté : la transposition sur la scène théâtrale d’une crudité de la violence. Un jeu aigü, précis et ciblé avec le déplacement des jeux de pouvoir en jeux de langage. Et un film comme Jeux interdits de René Clément met parfaitement en scène, sept ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, la transposition de l’affrontement à la violence guerrière dans le jeu de deux enfants autour de l’enterrement des animaux.

3. Cruauté familiale et cruauté historique

Michael Haneke, dans Benny’s videos en 1992 ou dans Funny Game en 1997, explore cette intensité vitale du jeu, l’indétermination qu’il produit dans le rapport réel / virtuel, et la violence de son irruption dans le réel. Et en ce sens il est bien, d’une manière radicalement contemporaine et glacée, l’héritier d’un théâtre de la cruauté, qui place le spectateur face à sa propre ambivalence, et rend donc sa position littéralement inassumable. Dans le cinéma de Haneke, c’est la statique même de l’ordre familial, sa sédentarité affective, son confort émotionnel, qui sont subvertis, décomposés et dynamités par la cruauté du jeu adolescent.
Que nous dit ce jeu ? Et que fait exactement Benny ? Il tue dans sa chambre, avec un pistolet d’abattage, une adolescente de son âge qu’il a invitée à venir voir la video qu’il a faite, dans une ferme où ses parents l’ont emmené, de l’abattage d’un porc au moyen de ce pistolet. Il filme ce meurtre. Ses parents découvrent le cadavre et le font disparaître. Le film s’achève quand il envoie le film qu’il a fait du meurtre à la police, dénonçant ainsi la complicité parentale. Dans cette dialectique du montré et du caché, ce qui finit par resurgir, ce n’est pas seulement le crime, c’est le rapport de la vérité de l’image au mensonge du réel, et le jeu de dédoublement qu’elle produit.
De la même manière, mais en sens inverse, Diderot montrait, à travers les pièces de Shakespeare comme à travers celles de Racine ou Corneille, comment la violence réelle de l’histoire ne peut se supporter que par le déplacement théâtral qui la transpose et la met en scène dans la facticité d’une re-création :

La Cléopâtre, la Mérope, l’Agrippine, le Cinna du théâtre, sont-ils même des personnages historiques ? Non. Ce sont les fantômes imaginaires de la poésie (…) Ils figureraient mal dans l’histoire.

Le jeu insensibilise, et c’est ce qui le rend précisément thérapeutique. Mais c’est aussi ce qui peut le rendre addictif. Insensibilisant aux violences réelles de l’histoire, il permet de les reconnaître ; mais dans le même temps aussi de s’y accoutumer. Et le régime théâtral peut créer un effet d’exception, une sorte de parenthèse qui ne fait pas sens comme leçon de l’histoire.

4. La distanciation comme position de combat

C’est cette fonction euphémisante, et au final idéalisante et lénifiante, que Bertold Brecht questionne, lorsqu’il critique ce qu’il nomme « la conception aristotélicienne du théâtre ». Il reproche à cette conception, issue des interprétations de la Poétique d’Aristote, de se fonder sur l’idée d’une « catharsis » : une purification des passions. Le jeu théâtral permet d’exprimer la violence des passions, et par là de les faire sortir de l’intériorité des sujets pour les projeter sur scène, par le moyen magique de l’imitation qu’en produisent les acteurs. Une identification qui permet en quelque sorte l’apaisement individuel et collectif, la pacification sociale. Mais, dit Brecht, interrogeant la dramaturgie contemporaine :

Ne lui faut-il pas fournir ses représentations de la vie en commun des hommes à un public qui se trouve engagé dans la plus violente des luttes de classes, ne doit-elle pas éviter d’y jouer un rôle lénifiant ?

Autrement dit, cette purification des passions, comme l’identification qui l’accompagne, serait en réalité une manière de dépolitiser le regard du spectateur, de le rendre simple spectateur passif de la scène sociale, sur laquelle il devrait pourtant agir. Le jeu aurait cette fonction démobilisatrice que Guy Debord dénoncera en 1967, en écrivant La Société du spectacle. Il serait alors une forme de castration politique des citoyens.

Brecht refuse clairement cette castration, en assumant un concept opposé du théâtre, celui qu’il appelle « la dramaturgie non aristotélicienne ». Celle-ci a au contraire pour fonction de fournir au spectateur des armes, de le rendre prêt au combat. Et en ce sens elle réfute le concept de tragédie : la violence ne doit pas apparaître comme la fatalité à laquelle les héros sont livrés par le destin ou par les dieux, mais au contraire comme une réalité concrète à laquelle puissent être apportées des « solutions purement terrestres ». C’est pourquoi, à la valorisation de la tragédie, Brecht va opposer la valorisation de l’épopée. Le jeu épique conteste la position fataliste au profit d’une position de combat. Et ce faisant, il combat aussi la « mimèsis » (imitation qui conditionnait aussi bien le jeu de l’acteur que l’identification du spectateur) au profit d’un principe inverse : celui de la distanciation.
La distanciation sera ce qui fait, pour Brecht, de la scène le lieu de l’insolite, dont il prend pour modèle le théâtre chinois :

Quand, dans sa pantomime (par exemple lorsqu’il représente un voyage à cheval), l’artiste chinois observe et suit du regard ses propres membres, il ne se borne pas à contrôler la justesse de leurs mouvements, il met dans son regard un certain étonnement, comme s’il faisait des découvertes. (…) Il rend insolite le fait de chevaucher.

La distance est double : à l’égard du destin dont on se démarque, mais aussi à l’égard d’une naturalisation des positions sociales. Ce que montre le refus de la « mimèsis », c’est qu’il n’y a pas de nature à imiter, mais que toute situation porte au contraire la marque du culturel. C'est-à-dire d’un arbitraire qui peut être combattu, inversé ou modifié. Si la violence n’est pas un destin, mais le fait des décisions humaines, l’affronter devient possible, et la combattre peut être de l’ordre d’un choix collectif. La distanciation dans le jeu théâtral représente pour Brecht ce refus de la soumission au destin tragique, et l’ouverture possible à une épopée collective.
Et le jeu aura précisément cette fonction, par l’étonnement et par l’insolite, de dénaturaliser le collectif. Brecht montre de ce point de vue comment le jeu d’enfant, dans sa nécessité vitale, procède par le même effet, proprement politique, de distanciation :

Quand des enfants jouent aux grandes personnes, on apprend évidemment des choses non sur les enfants, mais sur les adultes. C’est lorsque des enfants se déguisent et déploient des efforts particuliers que l’image des adultes apparaît.

C’est bien cet effort de distanciation, de déplacement, de dislocation et de désinvestissement que requièrent toutes les formes du jeu. Fonctions fondamentalement thérapeutiques, au sens où elles peuvent renforcer des sujets, les conforter. C'est-à-dire les rendre prêts non pas à se détourner du réel, mais au contraire à l’affronter. Le jeu d’enfant permet cet affrontement à la violence des processus culturels nécessairement induits par l’éducation. Et crée des complicités non pas avec les adultes, mais au contraire à l’écart de leur présence et de leur autorisation, dans le jeu de cache-cache des clandestinités enfantines.
Et ces complicités-là, celles qui permettent de jouer avec l’inquiétude, ou d’instaurer de nouvelles formes d’appropriation, sont le socle sur lequel se fonde la possibilité d’affronter ce qui fait mal.

© Christiane Vollaire