DE LA PLASTICITE


Pratiques n°24, “Le métier de médecin généraliste”, janvier 2004

La médecine est-elle un art ? La question semble obsolète, et l’expression parfaitement surannée dès qu’on songe à l’entreprise quasiment industrielle que constitue un centre hospitalier, à l’élaboration rigoureusement technologique des diagnostics comme à celle des traitements. En passant d’un empirisme aléatoire à un recoupement de données scientifiques, la médecine a suivi le mouvement des sociétés modernes et contemporaines, de l’élaboration personnalisée du diagnostic à sa gestion informatisée.
Mais une telle analyse ne prend pas en compte la définition même, originelle, de l’art, telle qu’elle apparaît dans l’Antiquité grecque, liée à la tradition hippocratique. L’art y est en effet “technè”, c’est-à-dire savoir-faire à la fois acquis par un apprentissage commun, et individualisé dans une pratique personnelle. Autrement dit, capacité d’adapter la règle au cas, d’être l’interface qui module le rapport du général au particulier. C’est cette puissance d’adaptabilité qui définit précisément ce qu’on appelle la plasticité.

Il faudra donc interroger cette dimension plastique à la fois comme ce qui fait le fond de toute intention médicale et comme ce qui est occulté dans les pratiques d’une médecine qu’on peut qualifier d’industrielle (puisqu’elle répond à des exigences corrélatives de technicisation et de rentabilité). Mais aussi comme l’exigence incessante de l’omnipraticien qu’on appelle “généraliste”. Il est en effet celui qui, formé à l’école de la médecine hospitalo-universitaire, à la fois hautement théorique et radicalement technicisée, va devoir affronter, en direct, le terrain d’une médecine en situation de socialité. Il est aussi celui qui , formé à une médecine d’équipe hiérarchisée, va devoir vivre au quotidien un exercice fondamentalement solitaire de prise de décision et de responsabilité. Il est enfin celui qui, dans cet exercice solitaire lui-même, ne cessera d’être l’interface entre des réalités économiques et politiques et des nécessités individuelles; mais aussi le lieu de croisement des exigences commerciales d’une profession libérale, et des exigences morales d’une profession sociale.
Dominique Memmi analyse dans Faire vivre et laisser mourir, paru cette année, ce qu’elle appelle le “statut de généraliste du malaise social implicitement confié aux praticiens”. C’est précisément cet “implicite” qui confère à ce statut toute sa plasticité. C’est parce que ce statut n’a jamais été explicité dans la formation du médecin, qu’il devra apprendre à l’assumer dans sa pratique, et un tel auto-apprentissage est à haut risque, puisque dans le métier de généraliste se conjuguent deux fonctions qui ont été historiquement dissociées, celle d’une profession attachée à la cour, et celle d’une profession commise à la santé publique. Ainsi la médecine, plutôt que le lieu neutre du soin et du “colloque singulier”, est-elle au contraire par excellence, dans toute sa tradition, le lieu politique de la reproduction des clivages sociaux, et même celui de leur potentialisation. Connaître cette tradition, c’est apprendre à reconnaître les pièges qu’elle tend sans cesse à la profession qui leur est sans doute le plus exposée. Car la première menace qui pèse sur le “généraliste du malaise social” est d’abord d’être commis à sa pérennisation.

Etre généraliste, c’est donc d’abord se trouver en tension permanente entre les exigences du corps individuel et celles du corps collectif; mais c’est aussi se trouver en tension entre malaise physique et malaise psychique, car le général est aussi l’extension de l’organique au mental. Or, là encore, le déficit de formation est patent, les réajustements incessants et les risques majeurs. A quel moment des études la prise en charge du psychosomatique, qui fait le quotidien de la médecine générale, a-t-elle fait l’objet d’un enseignement rigoureux ? Et, puisque ni la psychothérapie ni l’analyse des conditions de vie sociale et professionnelle ne sont du ressort du généraliste, mais que la prescription médicamenteuse (nécessairement encouragée par les publicités des laboratoires) l’est en revanche, comment s’étonner du caractère exponentiel de la prescription de psychotropes, et des médications indispensables pour pallier leurs effets secondaires ?
Le généraliste a ainsi sans cesse affaire, plus encore qu’à la globalité du corps, à la dimension multiforme du réel, à laquelle aucune autre profession n’est aussi directement confrontée : réalité physique, réalité politique, sociale et économique, réalité psychique et relationnelle. Car le réel lui-même est plastique, et c’est l’adaptation à cette plasticité qui est attendue du médecin. Mais cette adaptation ne peut être que consécutive à un affrontement, et l’affrontement est sans intermédiaire. Le généraliste est en effet privé de toutes les médiations qui servent de tampons aux autres professions médicales, et leur permettent d’établir une forme de distance symbolique entre eux et la réalité du patient. Privé de la médiation institutionnelle de l’hôpital, privé de la médiation technologique d’un appareillage, privé aussi de la médiation strictement organique dont bénéficie la médecine de spécialité, privé enfin de la médiation d’une équipe de travail hiérarchisée et organisée.
Cette absence de médiation, qui met sans cesse à l’épreuve la puissance d’adaptabilité du praticien, trouve aussi sa traduction spatiale dans le lieu même de son intervention : il est en fait le seul “clinicien” au sens originel du terme : celui qui va “au lit du patient”, c’est-à-dire précisément pas au lit de l’hôpital, mais chez lui, dans un milieu qui n’est pas prévu pour l’exercice de la médecine et n’est pas techniquement organisé pour son usage. Or cet élément change complètement l’exercice de la médecine : n’être pas dans l’univers aseptisé de l’hôpital ou d’un local technique, c’est être plus brutalement exposé à la présence réelle de l’autre, à la réalité de son existence concrète; mais c’est aussi, d’une certaine manière, être dépossédé de ce statut d’exterritorialité qui est l’essence même de la position médicale. C’est être amené soi-même à changer la forme de sa pratique et la ritualisation de son travail.

Ainsi, la relation qui fixe l’expérience de la médecine hospitalière dans la forme immuable de ses rites et de ses lieux, auxquels le patient doit s’adapter, est-elle inversée dans la pratique de la médecine, de ville ou de campagne, où ce sont les nécessités du patient qui font loi, que ce soit pour le lieu d’intervention ou pour son temps; où l’offre se soumet à la demande. Que le temps du médecin généraliste ne soit pas un temps programmable, ou qu’il puisse être à tout moment déprogrammé, dit précisément ici ce qu’est l’essence-même de la plasticité : tenter de faire coïncider des temporalités incompatibles : temporalité accélérée du progrès technique, et temporalité lente du déroulement d’une vie; imprédictibilité du rythme biologique du patient, et prédictiblité du cycle d’absorption du médicament; immédiateté de l’exigence de normalité sociale dont le médecin est porteur comme représentant effectif de ce que Foucault appelle “biopouvoir” (prévention, contrôle et médicalisation des données existentielles), et lenteur des modifications d’un vécu singulier confronté aux réactions spécifiques d’une individualité. Fernand Braudel montrait déjà, en tant qu’historien, que la superposition de temporalités hétérogènes constituait à la fois l’une des clés, et l’une des difficultés majeures du repérage historique. On peut dire à cet égard que la même difficulté de discordance des temps caractérise le travail du médecin : la nécessité que son temps lui-même se laisse, au sens propre du terme, altérer par ces temporalités contradictoires, dans la mesure où, pour soigner, il doit se faire aussi le chroniqueur de temps qui lui sont étrangers. C’est ce que montre, de façon particulièrement éloquente, et en même temps émouvante, l’ouvrage d’Hippocrate sur les épidémies. Il tente d’y faire coïncider la temporalité climatique des saisons et celle de l’observation des cas, pour en tirer des données épidémiologique de relation entre temps cosmique et temps biologique. Et cet acharnement méticuleusement attentionné au recensement et à la description manifeste, bien au-delà d’une simple intention statistique, la volonté de faire de la médecine le lieu d’une authentique généralisation : celle qui étend le biologique au cosmique par l’intégration des rythmes.

Car la temporalité du corps est elle-même une temporalité multiple : déroulement d’une vie, développement d’une maladie, intégration d’une information, choc d’un traumatisme, irruption d’une urgence, progrès d’une thérapie. Or c’est précisément l’ajustement à ces différents temps qui doit mobiliser l’attention médicale. Et c’est dans la pratique de la médecine générale que cet ajustement peut trouver son lieu. Cet ajustement est ce que Catherine Malabou, dans un ouvrage paru en 96 et intitulé L’Avenir de Hegel, appelle la “plasticité”, qu’elle définit comme capacité paradoxale à changer de forme en résistant à la déformation, c’est-à-dire, précisément, à s’adapter. Si le verbe grec “plattein” signifie modeler, la plasticité désigne corrélativement ce qui est susceptible de changer de forme et ce qui a le pouvoir de donner forme. Par là, la plasticité est aussi ce qu’elle appelle “structure d’anticipation”, puisque la métamorphose est toujours une forme en devenir, une “dynamique d’information”. Connaître, c’est être capable de se modifier soi-même pour s’ajuster à la forme de l’autre, et par là même anticiper sur son devenir. Si Catherine Malabou désigne ainsi le travail de la dialectique dans la philosophie hegelienne, on peut y voir exactement la définition de l’exigence de la médecine praticienne, dans sa plus radicale authenticité.

Ainsi la médecine apparaît-elle d’abord comme un art de se produire soi-même pour se rendre plastique. Ce pour quoi l’apprentissage y est à la fois nécessaire et toujours insuffisant; non seulement parce que toute pratique conduit à des réajustements de la théorie, mais parce que toute activité est nécessairement individualisée, et conduit ainsi à réajuster les normes collectivement acquises.
Dans le dernier chapître de L’Evolution créatrice, intitulé “Le mécanisme cinématographique de la pensée ou l’illusion mécanistique”, Bergson montre comment toute science procède par fixation de son objet, présentant ainsi la science biologique comme une contradiction dans les termes, puisqu’elle doit figer ce qui est l’essence même d’une dynamique, à savoir la vie. Etudier la vie c’est donc procéder à la manière du cinéma, qui décompose le mouvement en fixation d’instantanés successifs pour le reproduire artificiellement par la projection. Il montre ainsi que l’illusion scientifique “consiste à croire qu’on pourra penser l’instable par l’intermédiaire du stable, le mouvant par l’immobile”. Canguilhem lui reprendra, dans un article sur “la pensée et le vivant”, cette idée de “l’inadéquation de tout objet biologique à la pensée analytique”. Or c’est précisément à partir de cette inadéquation que doit s’organiser l’activité du praticien, en corrélation avec la définition que Canguilhem donne de la santé comme “une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportement”. Autrement dit, précisément, une plasticité.
En ce sens, s’il existe bien des médecins qu’on appelle spécifiquement “biologistes”, c’est bien que la pratique de la médecine ne s’identifie nullement à celle de la biologie, pour cette raison parfaitement élémentaire que donne Canguilhem dans un article sur “Machine et organisme” : “L’irréductibilité de l’organisme à la machine, et, symétriquement, de l’art à la science”. Dans cet article, il place la Critique de la faculté de juger de Kant au coeur d’un questionnement sur la médecine. L’ouvrage se compose en effet d’une première partie consacrée au statut de l’art dans sa dimension esthétique, et d’une seconde consacrée au statut du savoir biologique. Canguilhem donne de cette structure binaire une interprétation épistémologique : c’est parce que l’être vivant n’est pas une machine, que sa connaissance s’apparente davantage à un art qu’à une science. A une approche plastique qu’à une analyse exhaustive.

C’est ainsi l’usage même du terme d’art, qu’il faut interroger à nouveaux frais, pour comprendre en quoi l’exercice de la médecine générale est peut-être le seul où se soit réfugié, non pas comme une survivance archaïque, mais au contraire de manière exponentielle, l’essence même de la pratique médicale : sa capacité de varier ses approches, de conjuguer des dimensions contradictoires, d’interpréter le réel dans sa mouvance et de s’adapter à l’infini de ses variables, son aptitude aussi à saisir l’individuel dans le champ du collectif et la nature dans le champ de la culture. En ce sens, si tout art a aussi une fonction politique dans le champ de la collectivité, le jeu de la plasticité doit aussi permettre au généraliste, situé au coeur du dispositif social, de saisir les rapports de pouvoir pour tenter, au moins, de les déjouer.