Affronter la brutalisation politique


En hommage à Johann Schögler
Pour la Revue Pratiques n° 77 Tout le contraire
Février 2017
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Le 14 mai 1980, Johann Schögler, militant politique altermondialiste, a été gravement atteint aux poumons et à l’œil par une grenade lacrymogène lancée à tir tendu par la police sur la place des Invalides à Paris, lors d’une manifestation pacifique. Il est mort le 29 octobre 2016 d’un cancer de l’œil, détecté en 2011.
Sa compagne Danielle Bidoit, dans un autre article du même numéro, a réinscrit son combat dans le contexte des luttes des années quatre-vingt, à l’encontre de la réaction politique. Ce texte fait suite au sien.

L’histoire de France des années soixante-quinze à quatre-vingt, telle que la raconte la compagne de Johann Schögler, est ici relayée par une autre histoire : celle qui s’en est suivie, pour Johann, des années quatre-vingt à ce 29 octobre 2016, où son parcours s’achève avec sa disparition, consécutive, à trente-six ans de distance, à la violence policière subie en 1980.
Le tournant répressif des années quatre-vingt s’est opéré à l’encontre même des espoirs portés par les années soixante-dix. Et si l’on a souvent mis en évidence, à juste titre, les mutations sociales d’une libération des mœurs dans cette période complexe, on n’a pas fini d’analyser la réaction violente qui les a accompagnées au niveau des rapports de pouvoir. Que le mot « liberté », affichage des politiques libérales, puis néo-libérales et ultra-libérales, ait pu finir par signifier le contraire de son sens-même, nous dit clairement ce redoutable effet de double langage qui n’a cessé de discréditer les valeurs de la revendication politique pour brandir la soumission publique et la répression policière comme condition d’un bien-être privé.
Les combats de Johann Schögler, parfaitement lucides, sont autant de manières d’affronter ces effets de double langage sur tous les terrains qu’il pervertit : celui de l’exploitation du travail, celui des inégalités sociales, celui des politiques migratoires. Johann, porteur d’une utopie politique qui n’a rien d’irréaliste, est pour cette raison même, et par les effets de son courage, saisi dans les rets de la violence du réel. Mais, physiquement impliqué et blessé à tous égards dans ce combat, il n’y a jamais été moralement vaincu, parce qu’il ne l’a jamais mené seul. Cette constance de la solidarité demeure le point majeur sur lequel on peut prendre appui, dans une période de danger politique majeur, pour donner suite à ce combat.

La violence policière contre l’engagement militant
Être expulsé au petit matin, manu militari, menottes aux poignets, vers l’Autriche le 13 octobre 1980, déjà blessé et rendu quasi-aveugle et insuffisant respiratoire par l’explosion de la grenade lacrymogène reçue à tir tendu le 14 mai de la même année, n’a été que le commencement d’une autre histoire.
Fiché comme apologiste et praticien de la guérilla urbaine, alors qu’il n’était qu’un militant de ce qu’on appelle aujourd’hui la gauche radicale, défenseur des droits ; violemment expulsé pour cette raison (sous le prétexte de n’être pas en possession de papiers, qui lui avaient été arrachés dans le commissariat de police où il venait de les produire), Johann s’est trouvé exposé à une véritable avalanche de dénis de droit, commis par un système qui s’affichait comme républicain et démocratique, pratiquant exactement le contraire de ce qu’il affichait.

C’est cette activité de militant pour la revendication des droits qui le mène à la réunion publique organisée le 2 décembre 1977 à Creil, en soutien à Klaus Croissant – avocat des responsables de la Fraction Armée Rouge (trouvés morts dans leurs cellules à la prison de Stammhein) – qui avait été extradé le 16 novembre par la France où il avait cherché refuge. Et la simple participation de Johann à cette réunion, sur le thème de la répression en République Fédérale d’Allemagne, le fera qualifier d’« agent de propagande terroriste ».
C’est cette activité de militant défenseur des droits qui le mène, le 14 mai 1980, à la manifestation de protestation à Paris contre la mort, la veille, d’un autre manifestant tombé d’un toit en fuyant les violences policières sur le campus de Jussieu. C’est au moment de la dispersion de cette manifestation pacifique qu’il sera jeté à terre par le tir tendu d’une grenade lacrymogène qui explose devant son visage. Et l’étudiant mort la veille ne faisait lui-même que protester contre un arsenal de lois discriminantes édictées à l’encontre des immigrés.
C’est enfin pour faire valoir son propre droit, d’abord à rester sur le territoire français, à l’égard duquel il est administrativement en règle, et sur lequel il n’a commis aucune infraction ; ensuite à faire reconnaître la violence policière dont il a été victime ; et au final à se soigner de ses séquelles, qu’il sera littéralement éjecté sous des accusations totalement imaginaires, qui ne lui ont pas même été signifiées.
Ses amis et ceux qui militent avec lui seront dans le même temps suivis et espionnés par les renseignements généraux, filés et arrêtés de nuit sans raison sur la route par des voitures de police qui braquent sur eux leurs lampes torches ; et ils trouveront, en rentrant chez eux, leurs appartements fouillés et leurs poubelles investiguées, sans le moindre mandat de perquisition.
Sa compagne, quelques mois plus tôt, avait été violemment matraquée et insultée lors d’un sit-in pacifique sur le pont de Creil, destiné à protester contre l’incarcération d’un jeune militant pacifiste, insoumis au service militaire.

Les raisons d’une brutalisation du politique
Mais une autre histoire de la fin des années soixante-dix se dessine ici, et elle est mondiale : c’est celle qui, depuis le coup d’État qui a porté la junte militaire au Chili en 1973, y a porté en même temps des politiques économiques destructrices. La brutalisation du politique vient ici rencontrer la brutalisation économique, que la brutalisation policière vise à assurer. Le Chili de la fin des années soixante-dix n’est pas seulement un espace d’ultra-violence militaire tombée de la lune. Il est bien plutôt, comme le montrent toutes les études menées depuis, le laboratoire des politiques économiques ultralibérales, dont le théoricien est Milton Friedman, professeur à l’École de Chicago et titulaire en 1976 du Prix Nobel d’Économie. Milton Friedman, qui forme, depuis le département d’économie de l’École de Chicago, les « Chicago boys » (économistes chiliens inféodés à l’école ultralibérale américaine), viendra en 1975 non seulement donner des cours à l’Université Pontificale du Chili, mais rencontrer Augusto Pinochet, chef de la junte militaire, rencontre qui sera suivie d’une correspondance.
Il sera aussi, aux États-Unis, le conseiller de Richard Nixon (à l’origine de la destruction du système de santé américain remis aux mains des assureurs privés), puis celui de Ronald Reagan (à l’origine de la déréglementation du travail et des lois antisociales des États-Unis des années quatre-vingt) ; enfin celui de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, privatisant tout le système économique anglais, réprimant violemment les grèves des mineurs et refusant le statut de prisonniers politiques aux militants irlandais incarcérés, qu’elle laissera mourir en prison des suites de nombreuses grèves de la faim.
L’ouvrage initial de Milton Friedman, Capitalisme et liberté, publié en 1962, avait été précédemment un best-seller aux États-Unis. Il donne la quintessence de cette conception ultralibérale, qui donne au mot de « liberté » le sens d’une dérégulation économique dont la conséquence essentielle est précisément la tyrannie politique (ou ce que Margaret Thatcher considérera comme le « credo » des « démocraties » occidentales : « There Is No Alternative »). C’est de tout cela qu’est porteur ce virage décisif des années soixante-dix aux années quatre-vingt.

En France, il est temporairement occulté par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement issu du parti socialiste. Mais le retournement ultérieur de ce gouvernement, à l’encontre de son programme initial, en dit long sur la contamination géopolitique de ce qu’on appellera plus tard « globalisation ».
Et sur ce point, l’influence de Milton Friedman est aussi éclairante : sa théorie économique du « monétarisme » est à l’origine de la mutation des objectifs du Fonds monétaire international. Créé en 1944 pour assurer la « stabilité du système monétaire international », c’est en 1976 (l’année où Friedman devient Prix Nobel d’économie, trois ans après l’accès de la junte militaire chilienne au pouvoir) que le FMI devient arbitre et garant de la dette des pays réputés « non solvables », et à ce titre fossoyeur des politiques sociales des pays dits « en voie de développement ». Avant de devenir fossoyeur des politiques sociales des pays européens après les années deux mille (Grèce et Portugal en particulier).
Et il est bien sûr impossible de lire l’histoire des militants de gauche des années quatre-vingt sans y lire à livre ouvert celle de l’instauration et de la justification de systèmes politiques contraires non seulement à l’intérêt collectif, mais à leur propre affichage idéologique. Car, très clairement, les préconisations de cette économie « monétariste » ne prétendent se justifier que par la garantie des libertés non pas seulement commerciales mais politiques, puisqu’elles ont pour ennemi « le communisme » considéré comme monstre totalitaire et liberticide. C’est donc bel et bien par un redoutable effet de double langage que la revendication des droits est muselée au nom de la liberté, et cet effet de double langage est au cœur des politiques actuelles. Elle justifie de même la violence policière au nom de l’ordre « démocratique ».

Une vie minée par les effets de la violence
Johann, victime de multiples façons de cette violence policière, et brutalement réexpédié en Autriche ce 13 octobre 1980, subit un nouveau traumatisme. Et sa prise en charge sanitaire va être livrée à de nouveaux aléas. Car non seulement la police a compromis le rétablissement ultérieur en refusant de livrer aux médecins français la composition des gaz de la grenade, mais le dossier médical lui-même n’est pas transmis d’emblée en Autriche, empêchant la continuité des soins. En outre, c’est menottes aux poings, traité comme un repris de justice, qu’il revient sur son territoire d’origine. Et le monde médical tend à se mettre à distance des relations avec la police, des litiges ou des ennuis divers qu’elles peuvent susciter. C’est donc sous ces auspices du trouble à l’ordre public que Johann est perçu, et pour cette raison, il sera plus souvent accueilli dans les espaces médicaux par l’hostilité et la méfiance que par le désir de soigner. Les dédales des nouvelles modalités de prise en charge s’ajouteront alors à la défiance ou l’indifférence agacée que suscite son cas.
Pendant toutes ces années quatre-vingt, la tension est constante entre le désir de survie physique et mentale, la résistance aux souffrances endurées, la peur des séquelles. Johann, au prix d’une énergie considérable et soutenu par sa compagne, commence à récupérer une part de sa vision et une part de sa capacité respiratoire.
Mais le combat judiciaire en France, qui a abouti, à la suite des élections de 1981 qui portent le parti socialiste au pouvoir, à une annulation de l’arrêté d’expulsion et à une reconnaissance (seulement partielle) de la responsabilité policière, nécessite, mené depuis l’Autriche, un investissement et une énergie supplémentaires. Et Johann choisit d’investir cette énergie dans le combat politique qu’il reprend dans son propre pays, plutôt que dans la défense de ses droits.

Johann, jusque-là sportif increvable en pleine possession de ses moyens, est épuisé, malade. Le milieu médical est dans l’incertitude sur le diagnostic des problèmes, sur l’évaluation de la gravité, sur la prévision des suites et des séquelles, sur les traitements à envisager. Les examens spécialisés ne peuvent pas rendre compte de façon exhaustive des conséquences de l’agression sur les plans physiologiques et psychologiques. Les difficultés ressenties se traduisent, pendant toutes ces années, par une réduction considérable des activités physiques et intellectuelles, des troubles ressentis dans les gestes les plus quotidiens, et un retentissement sur l’exercice de sa profession d’enseignant en sport et en français, et sur la poursuite de ses études, qu’il va du reste arrêter.
Durant tous les hivers qui suivent le retour en Autriche, ce sont des toux, des fièvres, des bronchites, un affaiblissement de l’organisme occasionnant de multiples infections, une incapacité à supporter l’effort, l’épreuve d’un handicap constant. Et une intolérance au moindre effet de pollution.
Au niveau oculaire, la cécité totale qui a duré les premières semaines a fait place à un flou permanent, et c’est seulement au bout de plusieurs mois que sa vue permet à Johann d’obtenir un minimum d’indépendance. Le traitement local entamé est arrêté, car les médecins se rendent compte de son inefficacité, et ne sont pas même sûrs de son innocuité. Les yeux sont totalement fragilisés à la lumière. La fatigue oculaire est handicapante, et ni les lunettes de vue ni les lunettes de soleil ne parviennent à la réduire. Les difficultés sont constantes, pour lire et écrire autant que pour la concentration.
Sur le plan neurologique, c’est une intolérance au bruit, une nervosité, une irritabilité, l’impossibilité d’un effort prolongé, des troubles de mémoire, des troubles de la coordination, des vertiges, un ralentissement de toutes les actions quotidiennes. Et c’est au final une vie de militant minée par les effets de la violence même contre laquelle il milite.

Refuser l’impunité
Toute l’énergie que lui permet son état de santé, Johann va la concentrer sur les luttes que, des années quatre-vingt-dix aux années deux-mille-dix, nécessite un monde politique soumis à la violence de la globalisation. Il s’investit dans la défense des migrants, dans les combats écologistes, dans les revendications du monde du travail, dans les engagements pacifistes. Il participera systématiquement aux forums altermondialistes, et fera partie des organisateurs de celui qui se déroule à Graz ; et il va, quasiment seul, tenir au quotidien sans discontinuer une revue de presse engagée L’Hebdomadaire de la gauche.

En 2011, trente-et-un ans après l’impact du tir de grenade (dont les effets mutagènes, et donc cancérigènes, sont reconnus), lui est révélé un mélanome à l’œil gauche, cancer rare au point d’être une maladie orpheline, dont certains médecins ne lui cachent pas le lien probable avec la blessure.
Dès l’annonce, la nécessité de l’énucléation est posée, et elle aura lieu dans les semaines qui suivent. Johann se retrouve sous le double choc de l’annonce du cancer, et de la mutilation qui en est la conséquence.
Épuisé par ces années de lutte (largement efficace du fait de sa redoutable détermination) contre l’affaiblissement et la maladie, ayant décidé de se mobiliser en priorité sur les combats collectifs, il avait laissé en suspens, depuis les années quatre-vingt-dix, le dossier judiciaire de la réparation du préjudice subi le 14 mai 1980 dans l’explosion de la grenade. L’histoire le rattrape ce 22 juillet 2011, où il subit l’intervention. S’ensuivront tous les troubles de l’équilibre et de la perception liés à la vision monoculaire, avec les angoisses qui les accompagnent ; mais aussi les allergies, les troubles de l’accoutumance au port de la prothèse, les douleurs.
Johann les affronte littéralement comme un combattant, ne cessant ni l’action militante, ni l’exercice physique.
En juillet 2016, il est avec Danielle, sa compagne, au Forum mondial de Montréal, qu’il suit avidement, il rencontre des militants, il visite le Québec, avec une curiosité, un esprit critique, une énergie physique qui ne se démentent pas. Fin septembre 2016, il apprend que le cancer a métastasé au foie. Le 14 octobre, on éclatait de rire sur Skype, se causant avec volubilité pendant une heure, se racontant nos dernières aventures. Johann savait tout de son état. Et pour nous, c’était presque déréalisant de le voir à l’image, égal à lui-même dans sa super-chemise blanche en train de se marrer avec nous. « On va se battre ! », disait-il. Et Danielle : « Ah non, c’est toi, pas moi ! » Et lui, l’œil malin et la bousculant un peu : « Moi, je ne le fais qu’à deux ! ». Une photo, prise par son fils le 20 octobre, le montre en maillot de bain, faisant l’arbre droit. Le 29 octobre, il s’éteignait à la même heure où la police était venue au petit matin, trente-six ans plus tôt, l’arracher à son lit.

Nous n’oublions pas notre colère, et la volonté que nous avons de faire droit à la reconnaissance de ce qui s’est passé, dans un monde où l’impunité des forces de l’ordre, en Autriche, comme en France, comme partout plus encore, semble être devenue la règle. Que l’existence de forces de l’ordre, nécessaire pour faire respecter le droit, puisse devenir, comme on le voit sous la décision abusive de « l’état d’urgence », une omniprésence autorisant l’arbitraire sélectif de l’interpellation et de l’humiliation, va de pair avec l’impunité criminelle de leurs acteurs, qui est pourtant le propre des régimes fascistes.
On parle (et trop peu encore cependant) des effets immédiats des violences policières, moins souvent de leur effet de long et même de très long terme. Johann, qui en a subi les conséquences toute sa vie en dépit d’une condition physique exceptionnelle, vient d’en mourir, à trente-six ans de distance. Rémi Fraisse, Adama Traoré, comme Alain Begrand pour lequel il avait manifesté, comme tout récemment Théo, et bien d’autres sans nom, ont eu leur vie brisée ou détruite par cette brutalisation du politique qui est le bras armé de la violence économique. Ce sont eux tous qui dénoncent ce double langage des « démocraties », qui fait de l’impunité policière une méthode terrorisante d’intimidation politique.