L’éthique du care


Un enjeu de professionnalité pour les cadres de santé
Institut de Formation des Cadres de santé
Éthique du care et impératifs gestionnaires
Vendredi 10 mai 2019
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À travers la notion de « care », et d’une éthique du « prendre soin », sont posés des enjeux qui dépassent de très loin la simple relation inter-individuelle entre soignants et patients, et obligent à penser de façon beaucoup plus large les enjeux sociaux et les rapports de pouvoir qui les fondent. C’est ce qu’on va tenter de faire ici.

1. Un historique autour du genre

Bien qu’elle trouve des sources incontestables dans les traditions religieuses et humanitaires, la notion de care a une histoire plus récente : elle n’apparaît de façon conceptualisée qu’au début des années quatre-vingt, avec le travail de la psychologue américaine Carol Gilligan. Celle-ci ne s’occupe ni du système hospitalier, ni de quoi que ce soit qui concerne le soin. Elle travaille bien plutôt sur les questions morales, comme élève d’un disciple de Piaget, Lawrence Kohlberg. Celui-ci a élaboré une théorie du développement moral, dégageant divers stades de l’acquisition des principes moraux, qui lui permet d’affirmer une discrimination de sexe dans la capacité d’acquérir ces principes : les filles atteindraient un stade moins élevé que celui des garçons.
C’est sur ce point que Gilligan s’oppose à lui : ce qu’il prend pour un niveau inférieur dans une appréciation quantitative serait bien plutôt une approche différente dans une distinction qualitative : une morale fondée davantage sur la nécessité empirique de la relation à l’autre. Une éthique de la discussion et de la négociation au cas par cas, plus affinée, plus soucieuse de l’inter-subjectivité, caractériserait la tendance féminine, à l’encontre d’une éthique des principes et des valeurs, plus surplombante, qui caractériserait l’approche masculine. Il n’y aurait pas entre les deux une différence de degré, mais une différence de nature. L’ouvrage s’intitule In a Different Voice et sort en 1982. Il sera traduit quatre ans plus tard sous le titre Une voix différente. Il met en évidence le care comme cette exigence morale d’une voix différente, attentive au souci de l’autre, qui caractériserait le féminin.

C’est onze ans plus tard, en 1993, qu’une autre chercheure américaine, Joan Tronto, politologue, reprendra le terme dans une intention polémique à l’égard de Gilligan. Et la polémique portera précisément sur la question du féminin. Tronto fait valoir que le care ne saurait être considéré comme l’attribut originel d’un genre, mais au contraire comme une nécessité humaine, universellement présente en tous, que les traditions philosophiques majoritaires, celles du rationalisme triomphant, auraient occultée. Il faudrait donc rendre son espace d’expression à un concept qui d’une part relève d’un fondement anthropologique, et d’autre part a pleinement sa place dans l’espace public qu’il doit investir, après avoir été indûment dévalorisé comme assignable au seul espace privé. Non seulement le prendre soin n’est pas une tendance spécifiquement féminine, mais les activités qu’il génère doivent être pleinement reconnues et assumées dans une économie générale qui jusqu’ici n’a valorisé dans l’activité de travail que la part rigoureusement productive, au détriment de celle des services. En montrant que la prétention à attribuer le care au féminin (que ce soit dans la réalité du soin ou dans la théorie d’un mode de rapport au monde spécifiquement genré) est elle-même discriminante, Tronto fait basculer le care du domaine de la psychologie à celui de la sociopolitique. Le livre sera traduit en français en 2009, sous le titre Un monde vulnérable.

Le care apparaît donc en France comme un concept des années deux mille, issu du monde protestant anglo-saxon de la fin du XXème siècle, de ses préoccupations sur l’empirisme et les valeurs morales, et de ses polémiques sur la question du genre. Le livre de la philosophe américaine Judith Butler, Trouble dans le genre, paru en 1990, interfère manifestement avec la critique élaborée par Tronto du livre de Gilligan, puisque ce dernier vise d’abord à dénaturaliser le care comme féminin pour en dénoncer précisément caractère genré des professions qui lui sont liées, du travail domestique du ménage et de la garde des enfants au travail hospitalier des soins aux malades. Les chercheurs qui le convoquent aux USA, au Canada ou au Royaume-Uni comme en France sont très majoritairement des femmes, ce qui donne à penser sur le caractère genré non seulement de ses pratiques, mais de la théorisation critique même de ces pratiques.

2. Un outil conceptuel faible

Ainsi l’éthique du care, devenue politique du care, tente-t-elle de tenir la triple injonction d’une revendication féministe à l’égard du pouvoir masculin, d’une dénonciation post-coloniale à l’ encontre des rapports de domination politique liés aux processus migratoires, et d’une revendication économique à l’encontre de la dévalorisation des professions de soin.
Mais les outils conceptuels qu’elle forge pour tenir sur tous ces fronts semblent bien faibles, parce que sa position, quelque légitimes que soient ses revendications, engage toujours un rapport victimaire au monde, un appel au bon sens moral ou à ce que Sandra Laugier appelle « les politiques de l’ordinaire », dont l’imprécision et le manque d’ancrage précisément politique constituent le handicap principal. Qu’est-ce que l’ « ordinaire » en tant que tel, pour des sujets dont la quotidien qui doit le constituer est sans commune mesure possible ? Qu’est-ce que l’ordinaire d’une professeure de sociologie américaine en regard de celui de la semi-esclave philippine dont il transcrit la parole ? Et en quoi un terme aussi vague peut-il permettre d’entendre la violence des conflits et de pointer clairement les niveaux de responsabilité de cette violence ?
Et s’il s’agit de « prendre soin », comment ne pas voir que la violence faite aux uns sera toujours accomplie en vue de prendre soin des autres ? Marx avait déjà pointé chez Rousseau le caractère indéterminé, et par là même occultant, du concept de « contrat social », qui supposait une unanimité possible de la « volonté générale », c'est-à-dire des intérêts d’une société toute entière. Et il mettait en évidence ce fait que tout concept unanimisant du corps social n’a pas d’effet performatif dans la réalité des sociétés, mais en a en revanche un très puissant pour euphémiser la violence réelle et en occulter la pregnance.
Ainsi les politiques du care relèvent-elles aussi d’un double langage dans lequel le « nous » ne parvient pas à trouver son assise. Tronto écrit :

Ce à quoi servent les immigrants et les personnes d’autres origine,s c’est à prendre soin de « nous ». (…)
Les démocraties peuvent-elles survivre, si elles ne font de certains citoyens rien d’autre que des serviteurs ?

Mais elle affirme dans le même temps :

Comme le care devient de plus en plus le travail de « populations multiculturelles », il sera plus facile de les exclure de la citoyenneté. L’exclusion dérivant de la distinction entre le orivé et le public qui a confiné le care en-dehors de la vie publique pourrait désormais se retrouver sous la forme d’une exclusion fondée sur la distinction entre care et « activités de service ». Le « care véritable » sera uniquement réalisé par les personnes « de souche », sans signe distinctif, alors que les « activités de service » seront marquées par des statuts raciaux, linguistiques, religieux et migratoires.

Du care à l’« activité de service », la distinction demeure dans le texte parfaitement indéterminée. Mais il est clair que le « nous » de l’auteure est déjà excluant, puisqu’il n’inclut ni l’un ni l’autre. Les serviteurs exclus du « nous » de la chercheure sont donc bel et bien essentialisés dans leur position domestique, dans le temps même où demeure une ambivalence sur leur statut de citoyenneté : affirmé dans la première citation, nié dans la seconde.

Mais en outre, cette indétermination de l’éthique du care porte aussi sur les confusions possibles entre l’attitude du care et les métiers du care. Par définition, les professions de santé font partie de ces derniers. Or ces dernières sont le lieu d’une différenciation majeure entre ceux qui s’occupent de traiter la pathologie et ceux qui s’occupent de soigner les patients. Et cette hiérarchie conduit précisément à faire des seconds les exécutants des premiers. Dans la formation des médecins, la question du soin, de l’attention au patients, est, comme s’en plaignent les étudiants qui ont choisi cette profession dans une intention soignante, totalement secondarisée : les questions d’internat ne la mentionnent pas, et toute la sélection repose exclusivement sur un savoir mathématico-biologique qui évacue la relation au patient. Celle-ci, mise au rancart comme une perte de temps dans l’acquisition des savoirs qui permettent d’entrer en compétition, est de ce fait même dévaluée. Le sociologue Aaron Cicourel mentionnait déjà il y a vingt ans la manière dont la conduite des entretiens auxquels il avait assisté entre médecins et patients mettait en évidence une surdité de l’ensemble des médecins concernés non seulement à la demande des patients, mais de ce fait même aux informations que ceux-ci pouvaient leur fournir, et qui auraient pourtant été utiles dans l’élaboration du diagnostic et dans le choix du traitement.
Et dans le monde hospitalier contemporain, le primat de la décision administrative sur la décision médicale et thérapeutique, dans le management de la gestion des lits et du temps de travail des personnels conduit à un supplément de pression et de hiérarchisation qui, sous couleur d’une ambition d’efficacité économique, aboutit à une redoutable inefficacité thérapeutique, voire à une véritable contre-productivité. L’industrialisation du système hospitalier, l’émergence des grandes structures de soin, accroissent encore considérablement cette contre-productivité thérapeutique, comme le montre l’exemple caricatural de l’hôpital Georges Pompidou, où les cas massifs d’infections nosocomiales du côté des patients s’ajoutent aux cas de suicide des personnels médicaux ou paramédicaux.

3. Affronter l’omerta sur la violence hospitalière

Enfin, très clairement, ce qu’une volonté de « prendre soin » doit affronter, c’est la problématique structurelle d’une omerta hospitalière dont les services psychiatriques en particulier peuvent être le lieu.
En février 2011, je menais un entretien avec cinq personnes qui s’occupaient d’un ami atteint d’un déficit neurologique partiel, consécutif à une encéphalopathie. À la suite d’une tentative de suicide liée à la conscience qu’il avait de son état, ce dernier, parfaitement conscient, physiquement valide et totalement apte à la relation et à l’échange, avait été enfermé, mis à l’isolement et attaché pour des raisons qu’on peut sans peine qualifier de simplement punitives puisqu’elles n’avaient strictement aucune vocation thérapeutique, nul entretien n’étant mené avec le patient. Ses amis, qui constituaient sa seule famille, avaient alors été systématiquement mis à l’écart et privés d’information. C’est ce groupe d’amis solidaires et désemparés que j’ai rencontrés :

F : Mépris, violence, déshumanisation, hostilité, toute-puissance. A l'égard de Philippe et de nous. Il y a eu tellement d' "échanges" qui ont été pour moi vraiment violents. Ce sont des choses qui t'atteignent. J’essaie de ne jamais montrer de faiblesse, de ne pas craquer. Mais il y a des comportements hospitaliers qui sont pour moi violents. Tu rentres chez toi après, et tu t'effondres, parce que ce sont des choses très difficiles à mettre à distance. Un sentiment d'incompréhension totale, des médicaux comme des paramédicaux. Je ne comprends pas ce manque total d'empathie, de prise en compte de la souffrance de l'entourage. Alors qu'on aurait tout intérêt à collaborer ensemble pour le bien-être de Philippe, c'est un parcours du combattant.

En mars 2016, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, Adeline Hazan, dérogeant aux règles de préséance ordinaires, rend publiques les recommandations d’un rapport qu’elle n’a pas encore adressé au gouvernement. Il concerne le Centre psychothérapique de l’Ain à Bourg-en-Bresse, où la constance de pratiques indignes à l’égard des patients est pour la première fois dénoncée.
Mais, quelles que soient les horreurs qu’elle signale, elle est moins choquée par ce qu’elle a vu que par le total silence des institutions de contrôle qui l’ont précédée :

Je suis sidérée que l’Agence régionale de santé, que la Haute Autorité de santé, que les différentes commissions départementales, toutes ces structures qui sont venues ces dernières années, voire pour certaines ces dernières semaines, n’aient pas observé ce que notre mission a vu. Et qu’elles n’aient en tout cas pas réagi. Cela me laisse sans voix.

Ce dispositif de black-out recouvre bel et bien ce que le philosophe René Girard, mort en novembre 2015, qualifiait de « violence mimétique ». La relégation ne constitue jamais seulement un isolement. Elle produit au contraire du commun : celui qui place le relégué à la merci des membres d’une institution, et l’inscrit donc dans une nouvelle communauté où son statut l’expose à la soumission. Et, à l’omerta qui soude de façon circulaire les pratiques de cette communauté, vient se surajouter un cercle concentrique plus large : celui des responsables administratifs et politiques qui l’autorisent. La double épaisseur de ce silence est comme une double muraille, rendue quasi-infranchissable pour celui qui se trouve plongé au centre de cette concentricité.

L’éthique du care pose une affirmation de la vulnérabilité et de la dépendance comme principes fondateurs de l’humanité. Une telle affirmation recouvre bien une réalité anthropologique : celle que Hume mettait en évidence au XVIIIème siècle dans le Traité de la nature humaine, en affirmant l’interdépendance entre les hommes comme spécifique au sein de la nature. Et celle qu’affirmait Rousseau dans une morale de la « pitié », considérant celle-ci comme ce qui unit les hommes au travers de la souffrance.
Mais la violence est tout aussi caractéristique, et tout aussi spécifique, de l’humanité. Et, comme le montrait déjà la pensée kantienne de l’histoire, les hommes ne peuvent progresser qu’à partir du conflit et de la rivalité : c’est ce qu’il mettait en œuvre à travers le concept d’ « insociable sociabilité » : c’est la tension liée à l’insociabilité qui pousse les hommes à se surpasser, à inventer, à créer.

Ce que semble méconnaître l’idéologie du care, c’est précisément ce paradoxe anthropologique d’une tension constitutive. Et ce faisant, elle reproduit pour une large part un discours religieux de l’universel et de la compassion qui pose un déni non pas seulement sur la réalité de la violence, mais sur l’effectivité du désir de violence comme dynamique vitale. Or ce déni, dans l’histoire même des systèmes religieux, a été le vecteur des plus grandes violences. Les théoriciens de l’Inquisition, comme ses acteurs, portaient une parole de l’amour et de la charité et n’ont cessé de pleurer devant le martyre du Christ et de célébrer les souffrances de tous les saints. Et de même, les idéologies victimaires contemporaines produisent les plus redoutables arguments sécuritaires justifiant les violences policières.
Plutôt que la sollicitude, on pourra alors choisir la sollicitation : celle qui pousse à susciter en l’autre sa force plutôt que sa faiblesse. Pour notre part, c’est le sens que nous donnons à l’attention portée à l’autre dans le travail d’une philosophie de terrain.

4. Qu’est-ce que la rationalité médicale ?

Dans un texte de 1983 intitulé Structuralisme et post-structuralisme, le philosophe Michel Foucault écrit :

Je n'admets absolument pas l'identification de la raison avec l'ensemble des formes de rationalité qui ont pu, à un moment donné, à notre époque et tout récemment encore, être dominantes dans les types de savoir, les formes de technique et les modalités de gouvernement ou de domination, domaines où se font les applications majeures de la rationalité. (…) Pour moi, aucune forme donnée de rationalité n'est la raison .

Ce texte nous dit qu’il n’y a ni une seule forme de raison, ni une seule forme de science, ni donc une seule forme de rationalité ou de scientificité. Il y a une histoire des formes de rationalité, comme il y a une histoire des sciences. Et de cette histoire des sciences, la médecine ne fait pas partie, puisque la médecine est non pas une science, mais une technique destinée à mettre en application un certain nombre de savoirs scientifiques en vue de soigner.
La médecine, si l’on veut donc la considérer comme un tout (ce qu’elle n’est pas, puisque ses domaines et ses référents épistémologiques sont extrêmement divers), n’existe que dans la mesure où elle met en œuvre un certain nombre de logiques, dont plusieurs se sont constituées les unes à l’encontre des autres.
Pour en retracer un bref historique, qu’y a-t-il de commun entre le corpus de savoirs constitué par Hippocrate de Chios au Vème siècle av. JC dans l’Antiquité grecque, pour réfléchir en particulier la question des épidémies en relation avec le climat ; le travail de Paracelse au XVIème siècle, travaillant la question du rapport à l’ordre cosmique à partir de l’usage des plantes ; celui de Descartes posant les premiers fondements de la neurologie à partir de la dissection ; celui de Claude Bernard découvrant l’origine du diabète par la pratique de la vivisection ; ou de Louis Pasteur, biologiste, mettant en évidence l’étiologie des germes infectieux ? Et quelle commune mesure entre la pratique rigoureuse de l’examen clinique tel que le pratiquait Laënnec pour débusquer l’origine des pathologies respiratoires, le bacille de la tuberculose tel qu’il sera découvert par Koch et les paramètres biologiques chiffrés tels qu’ils se donnent aujourd’hui indépendamment de tout examen clinique, mettant en œuvre de tout autres paradigmes dans l’interprétation du réel ?

Le corpus de savoirs scientifiques utilisés dans le domaine technique de la médecine s’avère ainsi non seulement divers, mais contradictoire. Et les logiques qu’il met en œuvre peuvent elles-mêmes contredire l’intention thérapeutique qu’elles prétendent réaliser. Hospitaliser une personne âgée peut ainsi conduire à la tuer plutôt qu’à la soigner, tant la perte des repères interagit contre l’énergie vitale elle-même. Et le philosophe Georges Canguilhem montre comment la volonté du corps médical de « combat contre la maladie » a bien souvent pour effet de combattre le patient lui-même, objectivé, assigné à la passivité et au silence.

Ainsi, si l’on définit la rationalité par l’adaptation des moyens aux fins, on peut poser la question de savoir si un certain nombre de logiques des politiques de santé, prétendant réaliser l’exigence rationnelle de la médecine, n’entrent pas en contradiction avec cette exigence elle-même. La question pourrait se formuler en particulier dans quatre directions :

- La logique de réduction du patient à ses données chiffrées biologiques est-elle rationnelle ? Permet-elle d’adapter les moyens du savoir aux fins thérapeutiques ?
Les travaux de Françoise Proust, d’Aaron Cicourel, de Grégoire Chamayou, offrent des éléments de réponse.

- La logique de la soumission hiérarchique est-elle rationnelle ? Permet-elle d’adapter les moyens de l’organisation du travail aux fins de la responsabilisation des sujets ?
Les travaux d’Antonio Gramsci ou de la philosophe Simone Weil offrent des éléments de réponse.

- La logique de la surveillance sécuritaire est-elle rationnelle ? Permet-elle d’adapter les moyens du contrôle aux fins de la protection ?
Les travaux de Michel Foucault ou d’Ivan Illich offrent des éléments de réponse.

- La logique de réduction des coûts financiers est-elle rationnelle ? Permet-elle d’adapter les moyens matériels et humains aux fins de l’amélioration de la santé publique ?
Les travaux d’Amartya Sen ou de Frédéric Lordon offrent des éléments de réponse.

Au final, bien des éléments de la logique gestionnaire apparaissent en contradiction avec les impératifs soignants. Cela ne signifie évidemment pas qu’il ne faudrait pas gérer, mais que la gestion est seulement un moyen au service de fins qui doivent lui être prioritaires et lui servir de guides et d’orientation. La gestion n’est en aucun cas une fin. Et lorsqu’il s’agit de médecine, si des politiques gestionnaires ont pour effet premier de dégrader la santé publique, il est clair qu’elles ne peuvent pas prétendre réaliser leurs objectifs, quelle que soit la précision mathématique de leurs calculs. C’est ce que mettent en évidence, partout dans le monde, les effets des politiques d’austérité, dont la Grèce actuelle offre un tableau tragiquement emblématique depuis l’intervention des Banques européennes : augmentation de la prévalence d’un certain nombre de pathologies, des taux de létalité et de morbidité, diminution de l’espérance de vie, augmentation de la mortalité infantile et des taux de suicide.

Ces questions doivent être posées, pour que l’usage légitime des technologies médicales n’aboutisse pas à des logiques tout simplement technocratiques. Et l’éthique des cadres de santé est bel et bien au cœur de ce débat, qui se pose en termes de pouvoir autant que de savoir. Car la prétention au rationnel n’est souvent rien de moins que le moyen de couvrir la profonde irrationalité de certaines formes de pouvoir, qu’elles soient médicales ou administratives, ou plus largement technocratiques.
Ce sont ces questions que Michel Foucault désignait sous l’appellation de « biopolitique », et qui aboutissent bien souvent, à la période contemporain, à ce que j’ai choisi d’appeler « affectation de scientificité ». C’est de cette affectation même qu’il ne faut en aucun cas se laisser duper, si l’on veut promouvoir des politiques de santé publique dignes de ce nom.

Une telle ambition suppose la possibilité d’un regard critique. Hannah Arendt, assistant au procès Eichmann à Jérusalem en 1961, élaborait le concept de « banalité du mal ». Et ce dernier était repris par Paul Ricoeur préfaçant l’ouvrage Médecins tortionnaires, médecins résistants, publié par la Commission médicale d’Amnesty International en 1989. Il écrivait :

Le principal est que la participation de certains médecins à la torture n’est pas une aberration sans lien aucun avec la pratique médicale honnête, mais qu’elle constitue le pôle extrême d’une gamme continue de compromissions, dont l’autre pôle se confond précisément avec la pratique médicale « normale » : tout commence en effet, sur ce plan, dès l’instant où cette pratique se réduit à une technique, certes scientifiquement instruite, mais dissociée d’une éthique de la sollicitude, attentive à la souffrance d’autrui et respectueuse du droit à la vie et aux soins du malade en tant que personne .

5. Les questions liées à la médicalisation de la vie

Ivan Illich, né en 1926 et mort en 2002, est l’un des auteurs les plus percutants de la deuxième moitié du XXème siècle, inclassable par son parcours intellectuel, qui le mène à interroger sans cesse les fondements et les effets des institutions qui régissent la vie sociale des sujets. Ses deux œuvres majeures (Une société sans école, paru en 1971 et Nemesis médicale, paru en 1975), posent un regard d’une rare virulence critique, l’un sur l’institution scolaire, l’autre sur l’institution médicale. C’est sur l’introduction de la seconde qu’on va se pencher ici. Et pour cela, il est nécessaire de l’inscrire dans son contexte.
Entre 1961 et 1976, Illich, d’origine autrichienne, mais ayant fui l’Autriche sous domination nazie et participé aux mouvements de libération en Italie, a fondé et animé au Mexique le Centre Interculturel de Documentation (CIDOC), vivier international de recherche et d’éducation populaire et alternative. Il le ferme en 1976 pour éviter une institutionnalisation qu’il refuse, et revient en Europe. C’est un an avant qu’il a publié Némésis médicale.

Némésis est la déesse grecque de la vengeance, dont la référence sert de « source onirique ». Illich l’interprète comme une sorte de retour de bâton des abus de l’industrialisation contre les hommes eux-mêmes : à la fin du texte proposé ici, il emploie le terme d’ « auto-déréglage de l’institution médicale ». Mais pour lui, cet auto-déréglage concerne la totalité du fonctionnement des société industrielles et des institutions dont elles sont le produit : une sorte de suicide social de l’institution, qu’il montre à l’œuvre à travers le paradigme de l’institution médicale, dans la mesure où celle-ci lie étroitement le devenir du corps à celui de la mécanique sociale.
L’intérêt de ce texte, et de l’ouvrage dont il est issu, est le regard étendu qu’il porte sur la question médicale en l’incluant dans la problématique plus large de la santé, et des modes de rapport au pouvoir qu’elle véhicule, par le moyen de la technique.

La « médicalisation de la vie », telle qu’Ivan Illich la présente ici, a été définie par Michel Foucault deux ans auparavant, dans une série de conférences données à Rio de Janeiro en 1974 :

La médicalisation, c'est-à-dire le fait que l’existence, la conduite, le comportement, le corps humain, s’intègrent à partir du XVIIIème siècle dans un réseau de médicalisation de plus en plus dense et important, qui laisse échapper de moins en moins de choses.

Une forme de dialogue et d’interaction s’est donc instaurée, dans ce milieu des années soixante-dix, entre la pensée de Michel Foucault et celle d’Ivan Illich : le chapitre VII de la Némésis, « la maladie hétéronome », est du reste référé explicitement à La Naissance de la clinique, que Foucault a publiée en 1963. Le caractère « incontrôlé » du pouvoir médical dénoncé par Foucault donne ainsi son sens aux trois raisons données par Illich à sa critique de la médicalisation de la vie.
La première raison est technique : si l’on définit la santé comme un processus vital d’auto-équilibrage du sujet (ce que montrait déjà le philosophe Georges Canguilhem, en 1943, en publiant sa thèse Le Normal et le pathologique), alors l’intervention technique vient briser cette dynamique vitale : elle rend hétéronome (soumis une régulation extérieure à lui-même) un sujet que sa condition de vivant définit comme autonome (capable d’une autorégulation organique).
Il ne s’agit pas pour Illich de dire qu’il ne doit pas y avoir d’intervention technique, puisque c’est la fonction positive de la médecine d’intervenir quand l’équilibre organique est menacé. Mais il dénonce ce qui se passe « au-delà d’un certain niveau » d’intervention technique, quand celle-ci finit par envahir le champ de l’existence humaine. Et il le désignera en particulier dans le système de prévention, qui devient invasif en anticipant l’apparition même de la maladie, soumettant le sujet à un contrôle constant pour le faire s’éprouver lui-même non comme une personne dotée de vitalité, mais comme un malade en puissance.

La seconde raison est organisationnelle, c'est-à-dire sociale et politique : l’intervention technique n’est pas aléatoire, elle est instituée, et c’est la médecine en tant qu’institution qui l’impose collectivement. La perte d’autonomie du sujet devient ainsi institutionnelle. C’est pourquoi elle est le « masque sanitaire », c'est-à-dire l’apparence soignante d’une société qui est au contraire devenue pathogène et s’est instituée comme telle. L’institution est le véhicule qui diffuse le virus de la perte d’autonomie à l’ensemble du corps social. Et elle le diffuse sous la forme mensongère d’une exigence de santé publique.

La troisième raison relève de la psychologique collective : l’institutionnalisation de l’intervention technique a pour conséquence une dévitalisation des sujets qui conduit à une forme de castration symbolique : le corps technicisé est réduit à l’état de machine qu’il faut entretenir et réparer. Et c’est précisément cette réduction qui est pathogène, parce qu’elle affecte la représentation qu’il a de lui-même : se percevoir soi-même comme un ensemble de mécanismes soumis au pouvoir d’un médecin-mécanicien, c’est se défaire de la possibilité d’agir sur son propre devenir, en tant que personne aussi bien qu’en tant que membre d’un collectif social.
C’est l’écueil auquel aboutit la conception proposée par Descartes du « corps-machine » : la médecine technicienne considère le corps comme un simple objet que la médecine a pour fonction de manipuler, indépendamment de la subjectivité qui l’anime. On est ici à l’opposé de ce que Nietzsche, dans Le Gai Savoir, appelle « la grande santé », comme puissance vitale d’affirmation de soi.
L’« appareil biomédical » va donc se confondre avec un système de désubjectivation, qui anihile la puissance mentale de la personne pour la réduire au statut de « patient », c'est-à-dire d’individu passif exposé à l’action continue de l’intervention médicale sur l’ensemble de ses éléments organiques. Et de ce fait, cet ensemble ne sera pas considéré en tant qu’ensemble, mais en tant que parties dissociées les unes des autres, et offertes chacune à l’expertise d’un spécialiste.

La métaphore de l’« atelier de réparation et d’entretien » est ici particulièrement éclairante, puisqu’elle inclut le corps de l’homme comme force de travail dans la mécanique de production industrielle qui génère le système de santé. L’usure du corps est produite par ce système lui-même comme un effet de son exploitation, et c’est ce système qui institue la médecine comme « atelier de réparation » des dommages qu’il a lui-même causés. L’assujettissement va alors se redoubler du fait que le sujet exploité et usé par le travail se trouve en position de « réclamer » l’aide médicale, c'est-à-dire de quémander l’intervention qui augmente son assujettissement.

Il s’agit au final pour Illich de dénoncer non pas dans la médecine en soi, mais dans l’institution médicale telle qu’elle s’impose par l’industrialisation de la société, un processus d’aliénation : ce qu’il appelle, dans le titre même de l’ouvrage, « expropriation de la santé », par laquelle les sujets se laissent déposséder de leur propre pouvoir sur eux-mêmes.
La médecine conçue sur ce mode participe d’un pouvoir technocratique dévitalisant, et elle devient pour cette raison pathogène : c’est ce qu’Illich appelle « iatrogénèse », et qu’il va envisager sous les trois formes que cette introduction annonce, et qui sont intrinsèquement liées l’une à l’autre : « iatrogénèse clinique » pour les abus de l’intervention technique, « iatrogénèse sociale » pour l’institutionnalisation de cette intervention, « iatrogénèse structurelle » pour les effets de cette intervention sur la structure subjective elle-même : l’intervention médicale ainsi comprise engage un mécanisme de contreproductivité, puisqu’elle obtient un résultat pathogène qui est à l’encontre de son intention soignante.
Et l’un de ses effets est de fragiliser le sujet, de le rendre moins endurant à la normalité de la douleur, plus anxieux parce que plus dépendant, plus effaré par l’inéluctabilité de la mort.
Illich en donnera l’exemple dans le vécu de la douleur physique autant que de la souffrance psychique, qui sont au cœur d’une injonction paradoxale :

L’individu a appris à se percevoir comme « consommateur d’anesthésiants » et se lance à le recherche de traitements qui lui procurent une insensibilité, une inconscience, une aboulie ou une apathie artificiellement provoquées.
En même temps l’inévitabilité de la douleur se transforme, dans la doctrine de la politique chrétienne, en devoir de souffrir et en instrument sans précédent de répression. On ne peut pas comprendre le phénomène occidental de lutte institutionnelle médicale contre la douleur sans voir en elle une réaction à l’utilisation politique d’un prétendu devoir de souffrir dans l’Occident chrétien.

La demande permanente du sujet face à la douleur, sa soumission provoquée à la prescription médicale d’antalgiques et de psychotropes, ne le rendent pas seulement dépendant du médecin par l’abaissement de son propre seuil de tolérance à la souffrance, mais elles le mettent en position quasi-masochiste face à une institution qui s’est construite sur le modèle de l’injonction judéo-chrétienne à souffrir. C’est ce qu’on observera dans la réticence fréquente des services hospitaliers à prescrire des antalgiques là où ils sont nécessaires, dans le temps même où la prescription des psychotropes en cabinet devient exponentielle.

Lire ce texte quarante ans plus tard, à la lumière des réalités contemporaines, c’est prendre conscience de la lucidité dont il était porteur, et de la façon dont elle doit éclairer le regard critique que nous pouvons porter sur l’institution médicale. Le travail d’Illich n’est pas défaitiste mais offensif : il était destiné d’abord à aiguiser la vigilance. En ce sens, sa réflexion sur la question de l’industrialisation inspirera largement les revendications contemporaines non seulement sur une critique de l’institution médicale, mais sur les relations de la santé à l’environnement, naturel aussi bien que social. Une large part de la pensée écologiste lui est redevable ; mais aussi une part de la pensée « écosophique » de Félix Guattari qui réfléchit la relation entre les trois écologies : celle qui concerne l’équilibre de l’environnement physique, celle de l’environnement social et celle de l’environnement mental. Enfin, toute la pensée contemporaine de la relation entre santé et travail, telle qu’elle est portée par la sociologie et par l’anthropologie, autant que par les revendications sociales, s’appuie sur la richesse et la profondeur des analyses d’Illich. C’est en ce sens qu’il nous permet de porter un regard éclairé sur la question du « care » et les usages de la rationalité.