PEUT-ON ÊTRE ANORMAL ?


Pratiques n°37-38, « Des normes pour quoi faire ? », juin-juillet-août 2007

La norme est présentée ici dans sa dualité constitutive : à la fois humanisante et déshumanisante. La norme authentique, comme règle qui mesure l'écart entre le fait et le droit, est par définition critique : elle doit conduire, en médecine comme ailleurs, à réfuter aussi bien les positions corporatistes que les conformismes sociaux. Elle est à cet égard responsabilisante.

Les récits de science-fiction nous présentent bien souvent la norme, dans son impitoyable rationalité, comme déshumanisante. Et cette déshumanisation fictive serait comme l'aboutissement d'un processus réel en cours : celui d'une normalisation sociale de plus en plus pregnante. Les deux matrices originelles de la science-fiction contemporaine, que sont Le Meilleur des mondes de Huxley et Mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatre d'Orwell, mettent en scène cette rationalisation de l'ordre social, qui produit aussi bien la volonté d'eugénisme que le formatage mental de masse.
En même temps, les travaux des linguistes contemporains nous disent exactement le contraire : la norme est humanisante, et c'est même elle qui nous donne accès à l'humanité. La norme originelle, qui est celle du langage, est la condition de toute possibilité de penser. Et ce qu'on appelle "arbitraire du signe", dans sa dimension contre-nature, fonde tout notre rapport symbolique à l'existence en nous arrachant à la naturalité animale. On ne sort du biologique que pour entrer dans le régime communautaire de la norme, qui permet toute notre vie de relation, affective aussi bien qu'intellectuelle et pratique.
C'est cette tension de la norme, non seulement entre humanisation et déshumanisation, mais de ce fait même entre construction et destruction, qu'on peut tenter d'interroger.

Assistant au procès d'Eichmann, à Jérusalem en 1961, Hannah Arendt se retrouve sidérée par la trivialité du personnage : l'organisateur et grand logisticien de la solution finale est un bureaucrate moyen. La réalisation de l'extermination de masse ne s'incarne pas dans un sujet monstrueux, mais au contraire dans ce qu'Arendt désignera comme "la banalité du mal". Ce n'est pas seulement qu'Eichmann est normal, c'est qu'il est quasiment l'incarnation de la norme, et c'est par là qu'il pousse à en questionner l'essence. Car ce qui est au cœur de l'argumentaire d'Eichmann, lors de son procès tel que le relate Arendt, est précisément son rapport à la norme. Arendt, philosophe et allemande, entend Eichmann affirmer qu'il a agi dans le plein respect de la morale kantienne, qui fixe précisément la norme de l'action morale comme respect du devoir. Il s'est montré loyal à l'égard de sa hiérarchie, en participant avec compétence au vaste projet nazi d'amélioration de l'espèce humaine. Il a tenu ses engagements et les a pleinement respectés. Du point de vue de la tâche qui lui incombait dans ce projet (la logistique de l'extermination), il est irréprochable. La norme du bien a changé depuis, parce qu'un autre concept de l'espèce humaine a remplacé le précédent, mais lui n'avait aucune responsabilité dans l'élaboration de la norme antérieure, il en était seulement l'exécutant. Et l'on voit du reste fort bien, au zèle qu'il déploie devant ses juges, qu'il est parfaitement prêt à s'adapter aux nouvelles normes en vigueur.
C'est précisément cette normalité de l'exterminateur qui conduit Arendt à interroger les fondements très ordinaires de la violence, dans cet "essai sur la banalité du mal". Car cette banalité ne concerne pas seulement l'accusé, elle concerne aussi d'autres acteurs de ce procès : les représentants des "Conseils juifs", qui, eux, ne figurent pas sur le banc des accusés, mais à la barre des témoins. Ils ont pourtant apporté leur complicité objective à l'extermination en fournissant aux dirigeants nazis les listes des personnes, issues de la même communauté qu'eux, à envoyer dans les camps. Dans le film d'archives du procès, intitulé Un Spécialiste, monté par Eyal Sivan et Rony Braumann en 1999, on les voit, parfaitement à l'aise et élégamment vêtus, argumenter le motif invoqué : cela nous permettait de sauver notre famille. Norme évidente de la préférence familiale, de la protection des siens, de la loyauté des liens du sang , dont personne ne semble s'étonner, parmi les juges, que ses effets coïncident exactement ici avec les intérêts du parti nazi.
Dans les deux cas, la décision n'est pas spontanée, elle est réfléchie. Mais dans les deux cas, la norme qui sous-tend la décision n'est à aucun moment remise en cause : il est aussi normal d'être loyal envers son parti qu'envers sa famille. Dans les deux cas, l'institution comme collectif suscite l'obéissance individuelle à partir d'une adéquation à la norme. Même quand un conflit de normativité met le sujet au pied d'une injonction paradoxale : préserver l'intégrité communautaire ou sauver ses proches. Dans les deux cas, c'est l'argument normatif qui fait référence pour invoquer la non-responsabilité. Je ne peux être condamné ni comme auteur ni comme complice de l'extermination, parce que je n'ai fait que remplir un devoir conforme à une norme parfaitement établie, relativement à une décision originelle qui n'était pas la mienne.
Doit-on en déduire qu'un excès normatif puisse être, au sens propre, "pousse-au-crime" ? Que la norme soit, dans son essence, aveuglante et déresponsabilisante ? Il nous semble au contraire ici que c'est non pas l'excès, mais le défaut de norme, qui génère l'obéissance aveugle au pouvoir, et que c'est faute d'avoir multiplié et hiérarchisé les référents normatifs, qu'on peut se rendre complice des abus institutionnels, qu'ils se traduisent ou non en termes de crime. La norme en effet n'est ni la loi ni l'ordre, mais le référent qui les sous-tend et leur confère leur légitimité. C'est ce qu'affirmait avec force Léo Strauss, en 1953, en écrivant Droit naturel et Histoire : le droit n'est pas à lui-même sa propre norme, mais la norme est ce qu'il appelle l' "étalon" qui doit servir de référent à tout système juridique. Ce référent est au-delà de la loi, et doit être supposé pour la fonder. C'est lui qui peut permettre à tout sujet un regard critique sur le système juridique dont il dépend. Et c'est cette exigence d'un référent ultime, nécessaire à l'élaboration de tout système normatif, que Léo Strauss appelle "droit naturel", parce qu'il se fonde sur une reconnaissance ultime de la nature humaine comme ouvrant droit, de manière indiscriminée, au respect.
La norme du droit sera donc l'idée même de justice dans son sens le plus universel, et faute de cette idée, aucun système prescriptif ne doit pouvoir être légitimé. Ce que Léo Strauss met ainsi en évidence, c'est la différence entre le légal et le légitime. Entre la multiplicité des normes culturelles qui affirment les différences et sont par là susceptibles de justifier les inégalités au sein des différentes formes de droit positif existantes, et le caractère universel des normes du "droit naturel", qui doit être la norme ultime de toute exigence juridique.
Dans n'importe quelle situation politique, sociale ou professionnelle, c'est cette hiérarchisation des normes qui peut permettre de fonder un comportement éthique. La norme n'est que la règle ("norma" en latin signifie la règle comme instrument de mesure) qui donne la mesure de l'écart entre l'être et le devoir-être, entre le descriptif et le prescriptif. Elle n'est là ni pour justifier l'état de fait que peut constituer un droit injuste, ni pour déresponsabiliser les sujets, au nom de l'obéissance, de leur devoir à l'égard de l'humanité. Tout corporatisme est à cet égard a-normatif, dans la mesure même où, ne se fixant aucune norme au-delà de ses intérêts, il ne peut pas mesurer cet écart. C'est ce qui nous paraît être le paradoxe constant d'une institution comme l'ordre des médecins : une normativité non pas excessive, mais au contraire insuffisante, dans la mesure où ses injonctions privilégient l'étroitesse d'une défense corporatiste, à l'encontre de la norme ultime et universalisante que doit constituer la perspective d'une égalité devant les soins. Une institution médicale qui condamne ses membres lorsqu'ils critiquent les aberrations du système de santé, et se tait lorsqu'ils se rendent coupables de refus de soin, est radicalement a-normative : incapable de donner la règle qui mesure l'écart entre le fait et le droit.
C'est bien aussi pourquoi la multiplication et l'étroitesse des "normes" purement formelles imposées à la pratique médicale, en particulier dans son usage informatique, ont pour premier résultat de bloquer toute exigence éthique : elles ne sont ni remises en perspective, ni finalisées, et aboutissent de ce fait à une véritable myopie professionnelle. Combien de médecins rivés à leur ordinateur en tournant le dos au patient ? Combien ne se donnant pas la peine du moindre examen clinique ? Combien réduisant leur consultation à la prescription mécanique de bilans sanguins et de listes de médicaments ? Combien soumis, dans leur prescription même, aux exigences des laboratoires pharmaceutiques ? Et ce au nom du respect d'une réglementation normalisée (codifiée par des exigences gestionnaires) sans avoir été préalablement normée (pensée dans son rapport à une norme éthique).

C'est précisément parce que n'existe aucune normativité naturelle, que la norme s'affirme comme exigence culturelle : le "droit naturel" n'est pas un droit de nature, mais est au contraire issu de la nécessité de penser une nature humaine commune, pour dénoncer l'illégitimité des rapports de domination. C'est parce que rien ne va de soi dans la volonté d'égalité, que celle-ci doit être affirmée comme norme, à l'encontre de tous les particularismes normalisateurs qui la contredisent : la référence à une norme de l'universel, permet de critiquer et d'affronter les volontés de normalisation abusives. Ce que produit alors paradoxalement l'exigence authentique de la norme, c'est la possibilité vivante d'une pensée autonome, responsable et véritablement critique à l'égard des conformismes sociaux. C'est, de ce fait, la possibilité même de la désobéissance.

© Christiane Vollaire