ETRE UN


Pratiques n°29, avril 2005

A quoi vise la réforme actuelle de l'Assurance maladie ? A prévenir et contrer les abus du système de soins précédent ? A égaliser l'accès aux soins ? A mettre fin à la médecine à deux vitesses ? Aux faufilements du secteur privé ? Au scandale du dépassement d'honoraires ? Aux insuffisances du contrôle sur le pouvoir des firmes pharmaceutiques ? A la précarité du secteur des urgences ? A l'inhumanité des centres de long séjour ou des hôpitaux psychiatriques ?
Il ne manque, en effet, pas de dérives, d'abus et d'insuffisances qui auraient dû, depuis longtemps, faire l'objet d'une réforme parce que précisément, ils ne répondaient pas à ce qui définit l'efficacité d'un système de soins : non pas seulement sa capacité de mettre en œuvre des pratiques innovantes ou techniquement performantes, mais aussi, et plus encore, son aptitude à élever le niveau sanitaire de la globalité d'une population.
Ce n'est donc certainement pas d'une crispation sur les acquis, ou d'une volonté de statu quo, que relève notre opposition à la réforme qui nous est imposée. C'est au contraire d'une pleine conscience de sa dimension non pas progressiste, mais parfaitement réactionnaire.

Que peut-on entendre en effet par réactionnaire ? Ce qui produit un retour en arrière, et qui, à la dynamique positive de l'action, oppose la dynamique négative du recul. C'est précisément cette dynamique de recul qui caractérise la réforme actuelle, s'inscrivant dans une stratégie beaucoup plus globale qu'on pourrait qualifier, à la manière des politiques post-révolutionnaires et anti-républicaines du XIXe siècle, de restauration. Restauration paradoxale, puisque c'est au nom d'une prise en compte des exigences de la modernité qu'elle se met en place. En quoi y a-t-il restauration ? En ce que deux concepts de la modernité s'y affrontent : l'un, celui d'une modernité prétendument rationaliste et gestionnaire, vient tenter de mettre à bas les fondements d'une modernité sociale construite sur une revendication égalitariste. Or saper cette dimension égalitariste, c'est inévitablement restaurer les hiérarchies sociales et les conditions de la domination.
C'est à tous les niveaux que la réforme sape les possibilités d'une égalisation : en favorisant la privatisation des institutions de soin comme du système assurantiel, en complexifiant les procédures d'accès aux soins, en déremboursant les médicaments. Une telle politique combine de façon très perverse le contrôle social à la déréglementation : dans le même temps où elle prône une surveillance accrue des arrêts de travail, elle empêche un véritable contrôle sur les conditions de travail. Dans le même temps où elle dénonce les « abus » des salariés, elle tend à occulter ceux de leurs employeurs. Enfin, partant du vieux constat d'un « déficit de la Sécurité sociale », elle prétend le combler en mettant fin à toute politique sociale, considérant le patient économiquement démuni ou médiocrement pourvu comme nécessairement générateur au pire de fraude, au mieux de déficit. Autrement dit, comme coupable. Au XVIIe, La Fontaine désignait déjà, dans la fable des « Animaux malades de la peste », ce système du bouc émissaire qui consiste à désigner le faible comme coupable des abus du fort.

C'est précisément ici qu'il faudra définir ce qu'on entend par faible, et en quoi consiste la force. A cette question s'attelle, en 1937, la philosophe Simone Weil, dans un court texte intitulé Oppression et liberté (1) . Elle y affirme :
« Il n'est pas vrai que le nombre soit la force. (…) Sans doute, en toute occasion, ceux qui ordonnent sont moins nombreux que ceux qui obéissent. Mais, précisément parce qu'ils sont peu nombreux, ils forment un ensemble. »
La force est dans la petitesse du nombre, garante de cohésion et d'unité, qui ne cesse de caractériser les minorités dominantes. Et, face à elles, la faiblesse est celle des masses atomisées, impuissantes à s'unir :
« On ne peut établir de cohésion qu'entre une petite quantité d'hommes. Au-delà, il n'y a plus que juxtaposition d'individus, c'est-à-dire faiblesse. »
Etrange affirmation, si on la rapporte par exemple à la réalité des effets d'une manifestation, et à la nécessité d'y faire nombre pour peser d'un poids politique. Mais une manifestation n'est une démonstration de force qu'en ce qu'elle met au jour un effet de résistance, c'est-à-dire une puissance commune d'opposition du droit au fait. Dans la manifestation se présente l'entité peuple comme unité, non comme masse. Simone Weil évoque du reste à ce propos la période du Front Populaire, qui a eu lieu l'année précédente, et elle ajoute :
« Les puissants n'ont pas d'intérêt plus vital que d'empêcher cette cristallisation des foules soumises. »

Mais elle montre en même temps que cette « cristallisation » est toujours momentanée, soumise à une puissance ultérieure de désagrégation, qui rend difficile à un peuple la réalisation de l'unité ou le sentiment de faire un. Or cette pulsion d'unité est au cœur même du désir politique. C'est parce que nous nous sentons multiples que nous avons besoin de faire un, et parce que nous avons besoin de faire un que nous éprouvons cet appel à l'unité comme une véritable émotion. C'est elle qui génère les phénomènes de solidarité, et elle qui fait que nous ne pouvons nous définir qu'à partir d'une appartenance, d'un sentiment communautaire, d'une conviction de filiation. La force de l'un n'est donc pas seulement une puissance de domination, c'est aussi une puissance d'émotion, un moteur de notre volonté d'agir.
Comment se fait-il alors que cette volonté puisse se trouver prise en défaut par un déficit de mobilisation populaire ? Comment se fait-il qu'une population puisse résister si faiblement, et accepter de voir l'intérêt général dénié par les intérêts privés d'une minorité économique défendue par un système de gouvernement ? Simone Weil, dans cette période trouble qui sépare en France les espoirs suscités par le Front Populaire, du choc militaire de 39 et de la déferlante nazie, répond clairement : la pluralité du grand nombre tend à la désagrégation, la concentration du système de pouvoir tend à l'unité. La minorité dirigeante a donc prioritairement de son côté la force de l'un.

C'est ainsi qu'elle interprète, pour lui donner sens dans la réalité politique de l'entre-deux guerres, le texte fondateur que constitue le Discours de la Servitude volontaire de La Boétie qui, en 1548, posait déjà la question :
« Que vous pourrait-il faire, si vous n'étiez recéleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ? » (2)
Il tentait par là d'analyser le rapport paradoxal de la domination d'une minorité à la soumission du grand nombre, et d'interroger l'origine d'une telle contradiction. Là non plus, il n'est pas indifférent de mentionner le contexte d'élaboration d'un ouvrage si précoce : en 1548, La Boétie a dix-huit ans, et il vient d'être témoin direct, dans sa propre région du Sud-Ouest, de la répression féroce, ordonnée par François II, qui a suivi la grande révolte de la gabelle en Guyenne. Intérêt du grand nombre réprimé par une minorité, mais aussi division du grand nombre face au pouvoir de la minorité, désolidarisation devant l'unité de la puissance gouvernante, qui potentialise le système répressif des complicités diffuses dans la population réprimée.
Il s'agit là d'événements sanglants, et La Boétie dénonce un système de pouvoir qu'il qualifie lui-même de « tyrannique ». En quoi peut-il donc nous servir de paradigme pour analyser les effets de complicité et les difficultés de mobilisation face à une réforme de l'Assurance maladie dans un pays républicain en 2005 ?

Un élément de réponse nous est fourni par l'analyse qu'Alain Garoux, disciple du philosophe Claude Lefort cofondateur de la revue Socialisme ou barbarie, propose de l'ouvrage dans un article de 1986 :
« Telle est la servitude volontaire : non pas tant le désir d'être dominé que d'être nommé, d'acquérir une imaginaire identité en se précipitant dans un corps indécomposable où chacun se fond avec chacun. L'amour du peuple pour le tyran n'est autre que son propre amour de soi.» (3)
L'analyse diffère ici de celle de Simone Weil, mais se concentre sur la même problématique : celle de l'unité. Là où Simone Weil mettait en évidence la puissance de l'un, Alain Garoux produit l'évidence de son attrait : ce n'est pas que la multiplicité désolidarise le peuple, c'est que l'unité du pouvoir le fascine comme idéal d'identification. L'unité n'est plus perçue comme à constituer dans la résistance d'un peuple, mais comme déjà constituée dans l'existence d'un gouvernement. Et c'est précisément là que se situe la contradiction majeure à laquelle s'affronte tout système républicain : celle de la coexistence de deux concepts antagonistes du pouvoir. L'un qui le considère comme système de représentation, l'autre comme système d'identification.

La première option laisse ouverte une distance critique à l'égard du pouvoir, et fait de l'unité qu'il doit représenter un objet à construire à partir d'une réalité plurielle reconnue dans ses différences et ses antagonismes. C'est de cette option que procède le concept même de manifestation : manifester, c'est mettre en évidence les solidarités, les liens et le potentiel d'unité qui caractérisent une population face à un système de représentation qui s'est séparé d'elle en s'étant fait le représentant d'intérêts minoritaires. Et si, comme le montre Simone Weil, la manifestation ne peut être que transitoire, elle n'en cristallise pas moins un effet d'unité qui nourrit la continuité des efforts de résistance.
La seconde option ferme toute distance critique à l'égard du pouvoir. Elle transforme la passion de l'un en une passion autodestructrice qui transfère le désir d'unité à une puissance en quelque sorte étrangère, puisqu'elle est précisément antagoniste aux intérêts du plus grand nombre. C'est cette option qui requiert, pour l'exercice du pouvoir, la complicité même de ses victimes. Mais de ce fait aussi, c'est cette fascination de l'un qui conduit paradoxalement à la division sociale. Là où l'identification se fait avec un pouvoir surplombant, elle ne peut se faire avec les pairs, et, comme le montre La Boétie, il n'y a pas de compagnonnage possible dans un rapport de soumission.

Qu'en est-il alors précisément, dans cette perspective, de la question de la santé ? Elle est au cœur même du clivage entre l'option entre l'option représentative et l'option identifiante. Si la réforme actuelle se présente bien comme défense d'un cartel de pouvoirs économiques contre un système de santé publique, alors, selon la formule de La Boétie, « il est malaisé de croire qu'il y ait rien de public en ce gouvernement » (4). Et il apparaît que l'intérêt public ne peut être défendu que par les moyens de la résistance. Mais il est clair aussi que l'effet d'une loi promulguée conforte toujours les positions identifiantes, du simple fait que, même allant à l'encontre de l'intérêt public, elle apparaît malgré tout, dans son origine législative, comme effet d'un système républicain, en même temps que comme effet d'autorité de la chose jugée.
Dès lors, la position du praticien est aussi nécessaire que difficile à tenir, puisqu'il devra à la fois respecter la lettre de la loi et en subvertir l'intention ; se faire auprès du patient à la fois intermédiaire et critique ; perçu comme représentant de l'autorité et défenseur d'un intérêt du patient qui la contredit. En définitive, c'est lui qui, dans la réalité concrète et quotidienne du face-à-face, devra se faire, en dépit d'une loi discriminante, l'authentique représentant d'une population livrée aux intérêts particuliers. C'est d'une telle stratégie que ce numéro voudrait lui donner les moyens.

Notes:
1. Gallimard, 1955, p.186-193
2. La Boétie, Discours de la Servitude volontaire, Payot, 1993, p.115
3. in Dictionnaire des œuvres politiques, PUF, 1986
4. La Boétie, op. cit., p.104

© Christiane Vollaire