NÉGATION DE L’ESPACE PUBLIC : LIBÉRALISME ET TOTALITARISME


Pratiques n° 22, « La santé, un enjeu public », juillet 2003

Résumé : Entre le double risque du totalitarisme, qui prétend faire disparaître l’espace privé pour le réduire au collectif, et du libéralisme, qui prétend faire disparaître l’espace public pour le réduire au jeu des intérêts privés, il n’y a pas antagonisme mais similitude. En ce sens, des intérêts privés discriminateurs ne peuvent que devenir destructeurs de ce qui fonde la vie privée dans un espace commun.

Dans les années cinquante est apparu un nouveau concept forgé par Hannah Arendt : celui de totalitarisme. Directement issu du traumatisme des années nazies, il mettait en évidence ce cauchemar de la disparition de l’espace privé, l’effectivité d’un système politique qui fait perdre toute légalité aux notions mêmes de différence (sexuelle ou “ethnique”, culturelle ou politique), et dénie de ce fait toute possibilité d’existence à ce qui fonde un espace collectif : sa pluralité.
Or ce pouvoir despotique de l’Etat ne définit justement pas l’Etat, mais sa perversion : ce qu’on appelle “Etat totalitaire” n’est plus un Etat, si l’on définit par là l’entité administrative supposée garantir la sécurité des citoyens, définition minimale donnée au XVIIème par Hobbes, et présupposant une relation contractuelle entre les citoyens et leur gouvernement. Le totalitaire définit un système, mais le terme d’Etat y a perdu son sens.

En revanche, dans les réalités politiques post-totalitaires, en Afrique autant qu’en Asie ou en Europe de l’Est, ce qui trouve pleinement sa réalisation est l’absence d’Etat, c’est-à-dire corrélativement l’absence des garanties minimales de sécurité des citoyens, et la disparition de l’intérêt général dans la confusion des intérêts particuliers. Cette absence d’Etat soumet les sujets à de nouvelles formes de domination qui, pour être cette fois strictement économiques, n’en ont pas moins de redoutables conséquences politiques, si l’on définit la politique par la manière dont les rapports de pouvoir déterminent la vie des individus. Si le totalitarisme, en faisant disparaître l’espace privé, supprimait par là même la réalité d’un espace public, l’ultra-libéralisme, en faisant disparaître l’espace public, supprime par là-même la réalité de l’espace privé.
C’est donc sur cette question de la réalité de l’espace, qu’il faudra focaliser notre attention. Ce qu’on veut montrer ici, c’est que le principe de déréalisation, qui définit le totalitarisme, caractérise aussi le libéralisme, au sens où tous deux opèrent précisément une déréalisation de l’espace. Arendt écrit dans Le Système totalitaire (ed. du Seuil, p.212) :
“En écrasant les hommes les uns contre les autres, la terreur totale détruit l’espace entre eux. (...) Le régime totalitaire détruit la seule condition préalable essentielle à toute liberté : tout simplement la faculté de se mouvoir, qui ne peut exister sans espace”.

Or l’espace ne constitue pas originellement un concept intellectuel, mais une réalité physique : celle du territoire. L’espace physique est le territoire réel, géographique, sur lequel se construit une entité communautaire. Et toute entité politique ne peut se définir qu’à partir de son lieu géographique : être, c’est être quelque part. L’espace entre les hommes est donc en même temps l’espace qui distingue des individualités, et l’espace qui constitue leur territoire commun. C’est donc parce que le totalitarisme, par sa volonté abusivement unifiante, détruit l’espace entre les hommes, espace de la respiration et de la liberté, qu’il détruit par là-même leur espace commun : là où personne n’a plus rien en propre, il n’a, non plus, plus rien à partager.
Mais ce qu’opère la privatisation de l’espace public n’est rien d’autre que le reflet inversé de ce processus. Car l’espace, parce qu’il est un territoire géographique, est aussi un lieu de ressources économique : le lieu de subsistance du corps, et non pas seulement son lieu d’existence. Ainsi le libéralisme opère-t-il une autre forme de déréalisation de l’espace : en dissociant radicalement le pouvoir économique du pouvoir politique, il réduit l’espace politique à un pur lieu d’existence vidé de ses moyens de subsistance, puisque ceux-ci sont “privatisés”, c’est-à-dire transférés au pouvoir économique.
C’est devant cette contradiction que se trouvait déjà, au début du XIXème, Benjamin Constant, théoricien de l’individualisme libéral. Il renvoie la sphère économique au domaine des intérêts privés, en montrant que c’est là la seule garantie possible de la liberté. Cette identification revient à une séparation radicale entre un public chargé du maintien de l’ordre, et un privé détenteur des moyens d’échange économique. Or Constant semble ignorer que le maintien de l’ordre et de l’intégrité territoriale n’a de sens que sur la constitution d’un intérêt économique commun, c’est-à-dire collectif, et que la défense des intérêts particuliers, si elle veut être représentée par un Etat, doit être subordonnée à celle d’un intérêt public.

L’ampleur prise à la période contemporaine par les phénomènes de privatisation apparaît alors pour ce qu’elle est : une vaste entreprise non pas de reconnaissance de la vie privée et de la liberté, mais au contraire de négation des possibilités de survie privée au nom de la défense d’intérêts privatisés, c’est-à-dire soustraits au droit de regard de la communauté et confisqués à l’espace commun. La privatisation est devenue la négation même de ce qui fonde la reconnaissance de la vie privée sur la possibilité d’une existence commune, à partir de ressources communes, sur un territoire commun.
Ainsi Arendt affirme-t-elle que, paradoxalement, le totalitarisme n’a pu faire fond que sur la complicité des théories libérales, qui avaient produit ce que Tocqueville appelait déjà, à la génération qui a suivi celle de Constant, une “atomisation des individus”. Elle n’a aucune peine à montrer que l’atomisation des intérêts privés, en détruisant la notion de bien commun, détruit tous les fondements d’une morale privée, puisque toute morale authentique repose sur une reconnaissance individuelle de la valeur du collectif. Or cette destruction de la subjectivité morale est la condition de possibilité du totalitarisme :
“Rien ne s’avéra plus facile à détruire que l’intimité et la moralité privée de gens qui ne pensaient qu’à sauvegarder leur vie privée”.

La corruption est ainsi une démoralisation de l’espace public : ce qui rompt à la fois sa continuité physique, sa continuité symbolique et sa continuité temporelle. A l’encontre de cette corruption, le souci écologiste met en évidence une responsabilité politique à l’égard du devenir de l’espace. Mais ce souci de l’espace est corrélatif d’un souci du corps, puisque le corps n’est rien d’autre que la mesure humaine de l’espace, ce qui lui donne son sens et sa raison d’être. La privatisation ne prive en effet pas seulement les corps de leurs ressources physiques, elle prive l’espace public de sa dimension symbolique, et discrédite ainsi l’idée-même de solidarité. C’est pourquoi la mutilation de l’espace public revient à une amputation des corps individuels qui le constituent, par la discrimination sanitaire et sociale. La notion-même de santé publique est donc liée à cet enjeu : assigner sa responsabilité collective, c’est-à-dire ses limites politiques, au jeu économique des intérêts privés. Montrer que la santé des corps, c’est-à-dire aussi leur liberté, passe par le refus de l’impunité économique.

© Christiane Vollaire